Métisse

REALISATION : Mathieu Kassovitz
PRODUCTION : Lazennec Productions, Nomad Films, Société Française de Production, StudioCanal
AVEC : Julie Mauduech, Hubert Koundé, Mathieu Kassovitz, Vincent Cassel, Jean-Pierre Cassel, Tadek Lokcinski, Jany Holt, Héloïse Rauth, Marc Berman, Peter Kassovitz, Félicité Wouassi, Camille Japy
SCENARIO : Mathieu Kassovitz
PHOTOGRAPHIE : Pierre Aïm
MONTAGE : Colette Farrugia, Jean-Pierre Segal
BANDE ORIGINALE : Jean-Louis Daulne, Marie Daulne
ORIGINE : Belgique, France
GENRE : Comédie, Romance
DATE DE SORTIE : 18 août 1993
DUREE : 1h31
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Lola, superbe métisse antillaise de 18 ans, a deux amants, Félix et Jamal, qui ne se connaissent pas. Hormis leur amour pour elle, les deux hommes n’ont rien en commun. Félix, le juif blanc, est fou de vélo et de rap. Jamal, le musulman noir, étudie le droit pour faire plaisir à ses parents et porte des costumes griffés. Insouciante, Lola les butine sans modération. Le jour où elle apprend qu’elle est enceinte, la jeune femme invite ses soupirants à dîner et leur annonce la bonne nouvelle en même temps qu’elle leur apprend qu’ils sont rivaux…

Avant la haine, il y a eu l’amour. Avant que Mathieu Kassovitz ne radicalise sa vision de la société, tout commença par ce premier film, comédie sociale punchy doublée d’une très subtile ode au métissage…

Quelle est la meilleure manière d’apprendre à faire des films ? Faire des films, voilà tout. Et en avoir vu pas mal, aussi, quand même. On disait déjà cela il y a quelque temps à propos de Claude Lelouch (pour qui réaliser un nouveau film a toujours consisté à dessiner le brouillon du suivant), mais nul doute que Mathieu Kassovitz en savait sûrement quelque chose à ses débuts de cinéaste : vu que la théorie incite à patienter et que la pratique invite à concrétiser, le choix n’a pas dû être très long à faire. Le stage, l’assistanat, le court-métrage : cette idée du plateau de tournage comme seul lieu où peut se révéler un talent et une personnalité colle à merveille au parcours du futur réalisateur de La Haine. Il suffit de rejeter un coup d’œil à ses trois premiers courts-métrages (Fierrot le Pou, Cauchemar blanc et la version courte du futur Assassin(s)), où se révélait déjà toute l’âme de son cinéma : une cinéphilie plus bouillante tu meurs (de Martin Scorsese à Bertrand Blier en passant par Spike Lee), une maîtrise technique constamment accordée au sujet, et surtout un point de vue franc et punchy sur (le rapport à) la société, consistant à laisser le vécu renvoyer la balle au ressenti, et vice versa. Certes, tout cela sentait encore un peu la peinture fraîche, et la dynamique du format court ne donnait pas la pleine mesure du brio dont il allait faire preuve par la suite, mais toutes les bases étaient déjà posées. Le passage au long allait changer la donne. Non pas avec La Haine, que d’aucuns continuent encore de juger comme étant la vraie naissance artistique de Kassovitz, mais bel et bien avec ce premier essai incroyablement attachant que fut Métisse. Toutes les caractéristiques du film tourné à l’énergie et à l’instinct répondaient à l’appel : budget de cochon-tirelire, tournage en 16mm offrant une texture d’image proche du style documentaire, petite équipe issue du court-métrage, casting blindé d’amis proches (Vincent Cassel trouvait ici l’un de ses tous premiers rôles), le tout avec des choix de mise en scène découlant uniquement des décors disponibles. A revoir le film aujourd’hui, la peinture n’était pas encore sèche mais le mur avait de belles couleurs. Qu’importe les défauts que Kassovitz aura lui-même assumé, seuls comptaient alors l’énergie du filmage et la générosité du propos.

Une comédie selon Kasso, ça donne quoi ? Pas de l’ordre et de la morale à gogo, c’est certain, mais en tout cas une énergie comique qui carbure au mélange – vous savez, ce truc qui fait avancer la société bien plus qu’on ne le croit. Dès l’entrée en matière du film, où un rap du groupe Assassin scande les peurs et les bonheurs du métissage à grands renforts de rimes percutantes, deux hommes se rendent sans le savoir à la même adresse, celle d’une jeune femme qui constitue leur trait d’union insoupçonné. Elle, c’est Lola (Julie Mauduech), jeune et jolie Antillaise catholique de dix-huit ans. Eux, c’est Félix (Mathieu Kassovitz), juif à la peau blanche, fils de famille nombreuse, coursier-cycliste à la fois paumé et teigneux, et Jamal (Hubert Koundé), musulman à la peau noire, fils de bonne famille, futur diplomate à la fois riche et cultivé. Ils sont ses deux amants, elle leur apprend qu’elle est enceinte. Qui est le père ? Aucune importance, car Lola n’en fait qu’à sa tête : elle veut le môme et les deux hommes à ses côtés. La réaction des cocus de service ne se fait pas attendre : l’un se fiche de cette naissance et s’en va bouder entre sa banlieue et les boîtes de nuit, tandis que l’autre assume sa future responsabilité de père en stoppant ses études et en trouvant un job dans un fast-food. Quoi qu’il en soit, le match a démarré via des pendentifs bien mis en évidence : l’étoile de David contre la main de Fatma, avec une croix catholique entre les deux pour calmer le jeu (au mieux) ou sortir la pommade (au pire). Jusqu’à ce que du conflit et des préjugés en tous genres finisse par naître la compréhension et la cohabitation entre les êtres, les styles, les cultures et les religions, sur fond d’un petit air d’amour afro-hip-hop de Zap Mama.

La grande intelligence de Kassovitz sur ce premier film n’a pas consisté à évoquer schématiquement le métissage en tant que force sociale capable d’abolir les clivages les plus haineux et les plus absurdes, mais à l’imposer au contraire comme épicentre constitutif de toute société. Son film est à l’image de ce microcosme sociétal qu’il capture au quotidien : un métissage fait film, nourri à diverses influences, cultures et sensibilités que le cinéma, en tant qu’art populaire et collectif, permet de malaxer et de mixer jusqu’à aboutir à la couleur la plus chaleureuse et nuancée qui soit. Le scénario se plait donc à entretenir dans un premier temps un tennis d’oppositions impulsives, lesquelles ne font en réalité que se renvoyer la balle en matière de préjugés sur la couleur de peau (le blanc accuse le noir de se prendre pour un blanc, et vice versa), avec un filet hélas trop petit et trop fragile pour mettre fin à un échange aussi violent (Lola est très vite dépassée par la situation). Sauf que Kassovitz ne cherche jamais à atténuer ni même à fustiger ces situations tendues, où les uns et les autres se balancent des vannes racistes à la gueule et à tout bout de champ. Loin de toute critique facile et de toute morale préfabriquée qu’un panel d’intellos absorberaient pour mieux se flatter l’ego, son antiracisme vise plus large et plus décapant. Tout tient sur un éloge de la différence au sens large : d’abord celle qui oppose, ensuite celle qui rapproche. Parce que l’une est vouée à devenir l’autre, via des stades successifs : d’abord hurlante et exclusive face à l’Autre, la différence finit fatalement par piétiner et ainsi par faciliter son virage vers l’inclusivité. La belle idée du film, la voilà : un racisme qui s’efface fissa tel un virus passager, laissant le clivage glacial se retourner de lui-même en chaude confusion. C’est cette matière drolatique, couplée à une peinture attachante de la « Bof génération » (les galères, l’excès, les combines, les carences, la débrouille, la désillusion, etc…), qui fait de Métisse un mélange harmonieux de tons et de tempéraments, capable d’offrir à la comédie sociale sa couleur « douce-amère » – en général pas la plus simple à trouver.

Si la très forte cinéphilie de Kassovitz n’a jamais été un obstacle à l’audace et à la radicalité qui caractérisent sa filmo, on sentait toutefois ici l’envie – consciente ou non – de régler son pas sur le pas de ses pères. Là-dessus, on ne met pas plus d’une demi-seconde à prononcer le nom de Spike Lee, et pour cause : il nous faudrait un paragraphe entier pour énumérer les points de concordance entre Métisse et Nora Darling n’en fait qu’à sa tête (contentons-nous de dire que les deux films ont des synopsis similaires), sans parler du fait que Kassovitz glisse une allusion à Spike Lee au cours d’une scène de bagarre et que son personnage de coursier binoclard ressemble au livreur de pizza qu’incarnait déjà le suprême SJW de la cause afro-américaine dans son génial Do the Right Thing. Que ce dernier ait été jusqu’à accuser Kassovitz de plagiat peut même se défendre au vu de certains partis pris de mise en scène. Reste que la rythmique vitaminée du film suffit à mettre fin au jeu des ressemblances. Comme mû par l’urgence, le cinéaste s’amuse surtout des possibilités du médium filmique dès que l’enjeu de la scène l’exige. Son générique de début symbolise déjà son parti pris narratif (une caméra collée au dérailleur arrière d’un vélo qui traverse Paris sans tenir compte des règles de conduite), son usage de la caméra portée et du travelling vertical dynamise de simples discussions, sa maîtrise du plan-séquence dans un night-club surchauffé lui permet de capter chez Félix une tension toujours plus difficile à contenir, et même une effarante pastille onirique sur fond de la Chevauchée des Walkyries vient trouer un récit très terre-à-terre par un violent fou rire. Kassovitz fait ainsi confiance au pouvoir du cinéma pour donner du relief à son exploration d’un contexte et d’un sujet, ce que la suite de sa carrière allait encore amplifier. Reste que Métisse, film lucide sans être trop candide, ouvrait une parenthèse joyeuse que le cinéaste aura refermé vite fait, ne loupant ensuite jamais l’occasion de noircir sa vision de la société. Preuve en est que l’image placée aux extrémités du film – un poster de la planète Terre – fut aussi celle qui lança La Haine. D’un film à l’autre, tout avait changé : la vision macro de cette faune métissée sur laquelle zoomait la caméra de Kassovitz se retrouvait soudain figée dans le noir et blanc, tandis qu’un cocktail molotov chutait vers elle au ralenti. Jusqu’ici tout allait bien. L’atterrissage allait être rude. Mais rien n’interdit d’éprouver de la nostalgie pour tout ce qui précédait la chute.

Photos : © Mars Films / Nord-Ouest. Tous droits réservés

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