Le Cuisinier, Le Voleur, Sa Femme Et Son Amant

Certains cinéastes semblent être nés avec une caméra dans l’œil, d’autres donnent juste l’impression d’avoir choisi cette vocation par engagement ou par passion. Ça tombe bien : Peter Greenaway ne rentre dans aucune de ces catégories. Artiste protéiforme, à la fois peintre, plasticien, écrivain, cinéaste et créateur d’opéras, le bonhomme est de ceux pour qui le 7ème Art est un outil d’expression artistique, mais en aucun cas le seul moyen de s’exprimer. Une façon audacieuse de concevoir l’art dans sa globalité, sans qu’une de ses formes prenne le dessus sur les autres. D’un point de vue thématique, Greenaway est aussi et surtout un artiste fasciné par le lien entre beauté et laideur : outre un goût très prononcé pour l’humour noir et la noirceur, ses films sont marqués par une audace aussi bien stylistique qu’esthétique, où la pureté de l’image contraste avec le malaise des rapports humains, où les sensations dégagées par les ambiances se mêlent à une mise en scène virtuose, où les limites du langage filmique sont souvent questionnées et remises en question (il a souvent reconnu l’influence de l’OuLiPo sur son propre travail). Avec, de façon très récurrente, un mariage très équilibré entre différentes formes d’art (théâtre, peinture, sculpture) qui prenaient place dans un même plan de cinéma. Autant de raisons que poussent à s’intéresser en profondeur à ce qui demeure encore aujourd’hui son film le plus osé : Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, farce cruelle et déviante comme le cinéma britannique n’avait jamais eu le culot d’en réaliser. Un film pour lequel les mots et les adjectifs manquent cruellement, tant il semble englober un amas entier d’obsessions personnelles, de références culturelles, de sensibilités artistiques, et surtout, d’émotions variées. Film-somme, sans doute, mais plus encore : un manifeste de la narration et du spectacle esthétique, où la beauté se conjugue à l’obscénité dans un même mouvement de caméra. Le dîner est servi…

Comme l’indique très clairement le titre, quatre personnages prennent place dans cette histoire, et comme il semble l’indiquer, le lien implicite entre ces personnages va se traduire à travers l’éternel schéma narratif du triangle amoureux, l’un des quatre n’étant en définitive que l’observateur. Bonne pioche : Greenaway respecte les conventions du genre, mais s’attache surtout à les dynamiter scène après scène par une réalisation sur laquelle nous reviendrons un peu plus tard… Quatre personnages, donc. Le « cuisinier », c’est Richard Borst (Richard Bohringer), propriétaire du restaurant français Le Hollandais, situé au beau milieu d’une zone industrielle sombre et polluée. Le « voleur », c’est Albert Spica (Michael Gambon), chef de gang sans pitié, véritable brute, aussi vulgaire et abjecte que cupide et répugnante, qui, en plus d’être le copropriétaire du restaurant, vient tous les soirs dîner avec sa femme et sa bande de truands qu’il incite aux pires violences et perversités. Sa « femme », c’est Georgina (Helen Mirren), belle et élégante, qui subit avec indifférence les agressions verbales et physiques de son époux. Et son « amant », c’est Michael (Alan Howard), élégant vendeur de livres qui vient manger au restaurant chaque soir pour y lire tranquillement quelques livres, et qui, petit à petit, va entreprendre une relation adultère avec la femme de Spica.

Les enjeux sont tous clairement posés, l’unité de lieu également (à peine quatre ou cinq décors), ne reste alors que l’étincelle qui va tout faire exploser : la découverte par Spica de la relation amoureuse entre Georgina et Michael. C’est alors que Peter Greenaway élève la violence du propos vers un stade plus avancé, faisant de ce huis clos feutré une parabole hallucinante d’une société absurde et pourrissante, à l’image de cette cargaison de nourriture avariée, rongée par les vers et les mouches. Et pour ce faire, le cinéaste élabore dans un premier temps un récit métronomique et une réalisation destinée à créer le dégoût comme la fascination.

A la manière d’une pièce de théâtre, le scénario est structuré sous la forme d’une construction en dix actes : dix soirs, dix repas, dix menus, une narration progressive allant d’un état de cruauté vers un autre plus prononcé, le tout jusqu’à une conclusion stupéfiante. Une verticalité du récit à laquelle répond une horizontalité de la mise en scène. En effet, d’un bout à l’autre du récit, la caméra va élaborer plusieurs dynamiques de plans : succession de plans fixes mêlés à de très nombreux travellings latéraux (on a l’impression de traverser plusieurs espace-temps), travelling circulaire pour saisir l’effervescence des conversations autour d’une table de restaurant, usage minimal des zooms et des gros plans expressifs (hormis lors du final) afin de suivre l’imprégnation des acteurs dans le décor, jeu malin sur les différentes échelles de plan. Du coup, même les champs/contrechamps semblent absents, sauf dans le cas où, au sein de cette suite de tableaux baroques où tout semble joué d’avance pour les personnages, une transgression semble intervenir.

Il est ici logique que l’utilisation de cette syntaxe prenne place dès le moment où l’attirance de la femme pour l’amant s’établit : la caméra élabore un plan subjectif de Georgina en direction de Michael, lequel répond à son regard, ce qui amène ensuite deux gros plans de visages qui assimilent et intègrent la transgression. Une transgression qui se cristallise aussi bien dans les actes (voir les scènes de sexe entre la femme et son amant, au beau milieu des pains farineux ou des quartiers de viande) que dans les déplacements, puisque, par définition, Spica et ses hommes transgressent les règles. Par exemple, ces derniers accèdent au restaurant non pas par l’entrée, mais par la cuisine, violant ainsi l’intimité et le secret de fabrication du cuisinier, et laissant une trace sur ce lieu où la création et la discrétion doivent primer sur le reste. Sans oublier l’essentiel : des dialogues d’une crudité inouïe, où les fonctions du corps humain (manger, boire, déféquer, roter, vomir, saigner, copuler, etc…) prennent place au milieu d’échanges humains autour d’une table de restaurant. Et comme la parole laisse parfois place à l’acte, Greenaway va parfois très loin dans la mise en scène de l’obscénité, comme en témoigne la terrible scène d’ouverture où l’humiliation d’un homme s’effectue par la violence physique (on croirait presque à un viol) et l’ingurgitation d’urine et d’excréments.

Concrètement, avec ce film, Greenaway semble opérer le lien parfait entre théâtre et cinéma, du moins dans la scénographie et l’utilisation des mouvements de caméra. Sur les bases d’une représentation à la fois théâtrale (le film débute et s’achève avec un lever et une tombée de rideau) et cinématographique (la virtuosité du filmage est un pied-de-nez audacieux au statisme d’une pièce de théâtre), le film s’impose à la croisée de différentes sensibilités artistiques comme à la croisée de plusieurs genres : la comédie sociale à l’italienne (des personnages odieux et répugnants créent aussi bien le rire que le malaise), le drame sentimental (un amour interdit voué à la pire tragédie), le film d’horreur (coprophagie, défécation et cannibalisme prennent place dans ce récit), la fable fantastique (la cuisine filmée comme le réceptacle d’une multitude d’ambiances, féériques ou horrifiques) ou le manifeste esthétique (sur ce point précis, le film est d’une splendeur baroque assez étourdissante). En outre, les nombreux travellings latéraux ont également une fonction précise dans ce brouillage entre théâtre et cinéma : opérer, en un seul mouvement de caméra, une véritable progression d’une scène « de théâtre » à une autre, le tout dans une même scène « de cinéma », montée et découpée à la manière d’un métronome. A première vue, chaque décor s’avère si pointilleux dans ces détails, si expressif dans sa colorimétrie, que tout semble faire penser à une pièce de théâtre filmée. Or, en cassant la règle du changement de plateau par une suite de travellings d’un décor vers un autre, Greenaway donne presque une alternative malicieuse au « plateau tournant », très fréquent au théâtre. Tout n’est qu’affaire de mouvement d’un décor vers un autre, et pour passer du monde extérieur au restaurant, aucune alternative possible : entre les deux, il y a la cuisine, véritable espace-temps qui sert de lien diffus entre la fonction principale de l’homme (en gros, se nourrir) et sa concrétisation dans un lieu (le restaurant) s’accordant à ses désirs. Et à chaque nouveau mouvement de caméra, on pénètre dans cette cuisine, laquelle ressemble de plus en plus à un dépotoir au fil des scènes.

La colorimétrie des décors, rendue très expressive sur la magnifique affiche du film, n’est également pas à mettre de côté, tant chaque couleur réussit à incarner une idée ou une force. Le vert, couleur rassurante évoquant l’éveil à la vie, donne à la cuisine la dimension d’un havre de paix où tous les éléments prennent place, où de simples aliments donnent naissance à de sublimes créations culinaires, où l’amour interdit des deux amants peut s’épanouir en toute logique. Le rouge, couleur démoniaque évoquant aussi bien la passion que l’excès, est le cadre idéal pour le décor du restaurant où Spica, dégustant son repas sur une table qu’il semble assimiler à un trône, déchaîne son désir de pouvoir sur les autres avec un plaisir malsain et se livre à toutes les débauches en compagnie de ses hommes. Le blanc, somme de toutes les couleurs évoquant aussi bien la pureté que le paradis, confère aux toilettes du restaurant le statut d’un lieu originel, quasi idyllique, qui inonde les deux amants et les invite à un nouveau départ dès leur première rencontre, jusqu’à ce que le mari, dans un accès de colère, se livre à un saccage colérique de ce cocon de pureté. Quant au bleu, couleur évoquant l’évasion comme le savoir, il est immédiatement rattaché au monde extérieur, surtout dans le sens où tout ce qui n’est pas rattaché aux fonctions premières du corps humain est considéré comme dénué de contrôle, comme un territoire à investir ou à explorer (la connaissance, que l’amant tente de posséder par la lecture des livres, en est un exemple frappant). Dès l’instant où la transgression s’établit, les forces se bousculent, et provoque l’éparpillement des quatre couleurs dans l’une des dernières scènes du film, où Georgina vient supplier le cuisinier d’accomplir l’ultime acte de vengeance : la cuisine, qui servait de lien équilibré et qui n’est plus qu’une poubelle délabrée suite aux excès colériques de Spica, devient le théâtre de toutes les forces éclatées. Des forces qui se rassembleront pourtant en une seule (le rouge), lequel viendra inonder le dernier acte du film, parachevant du même coup la vision esthétique et sociale de Peter Greenaway : une société absurde où dévorer littéralement son congénère semble être désormais la suite logique des rapports humains, à travers lesquels ne filtreraient que l’égoïsme et la cruauté.

Dans ce décor baroque et élégant, le cinéaste aura conçu un véritable opéra de la perversité où beauté et laideur copulent dans la même scène, et où la moindre parcelle d’espoir, symbolisée par le champ récurrent d’un jeune enfant cuisinier, finit éternellement aux orties. Et en intégrant à ce récit déviant et provocateur toutes ses obsessions, il invite le spectateur à pénétrer un univers quasi mental, reflet sans concessions de la condition humaine tel que beaucoup refusent encore de le voir, même si le film reste assez éloigné de l’orgie de mauvais goût que l’on aurait pu redouter. Son film est celui d’un esthète visionnaire autant que d’un artiste obsédé par la question de la représentation, et près de vingt ans après sa sortie, la puissance du film continue toujours de fasciner. Il y a quelques années, suite à la sortie de La ronde de nuit en 2007, Peter Greenaway avait pourtant annoncé à de nombreuses reprises que le cinéma, pour lui, c’était désormais de l’histoire ancienne. On ne peut que le regretter.

Réalisation : Peter Greenaway
Scénario : Peter Greenaway
Production : Pascale Dauman, Kees Kasander, Daniel Toscan du Plantier, Denis Wigman
Bande originale : Michael Nyman
Photographie : Sacha Vierny
Montage : John Wilson
Origine : France/Royaume-Uni
Année de sortie : 1989

1 Comment

  • dasola Says

    Bonjour, j’avais adoré ce film vu à sa sortie (je l’ai vu au moins trois ou quatre fois à l’époque). Visuellement, c’est sublime et quels acteurs! Je regrette que Greenaway ait arrêté de faire des films. Et puis il y avait la musique de Michael Nyman… J’avais découvert Greenaway avec Meurtre dans un jardin anglais. Bonne soirée.

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