La Tour infernale

REALISATION : John Guillermin, Irwin Allen
PRODUCTION : Twentieth Century Fox, Warner Bros
AVEC : Paul Newman, Steve McQueen, William Holden, Faye Dunaway, Fred Astaire, Richard Chamberlain, Susan Blakely, Jennifer Jones, O.J. Simpson, Robert Vaughn, Robert Wagner, Susan Flannery
SCENARIO : Stirling Silliphant
PHOTOGRAPHIE : Fred J. Koenekamp, Joseph F. Biroc, Jim Freeman
MONTAGE : Carl Kress, Harold F. Kress
BANDE ORIGINALE : John Williams
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Catastrophe, Drame
DATE DE SORTIE : 5 mars 1975
DUREE : 2h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : À San Francisco, le plus grand gratte-ciel du monde va être inauguré. Son architecte, Douglas Roberts, voit cette soirée tourner au drame lorsqu’un court-circuit provoque un incendie et bloque les convives au 135ème étage du bâtiment. C’est Michael O’Hallorhan, le capitaine des pompiers de la ville, qui est chargé de commander l’opération de sauvetage…

Le fleuron indétrônable du cinéma catastrophe. Souvent copié, jamais égalé, et enrichi avec autant de stars hollywoodiennes – Steve McQueen et Paul Newman en tête – que de niveaux de lectures.

Existe-t-il véritablement un genre cinématographique plus ingrat que les autres ? On laissera aux cyniques finis et aux aigris aveuglés par leurs préjugés le soin de répondre par l’affirmative. Tout genre, aussi mineur puisse-t-il être considéré, a connu ses moments de gloire qui lui ont permis d’imprimer l’inconscient collectif à défaut de faire l’unanimité critique. Et même si nous nous faisons un point d’honneur sur ce site à ne jamais laisser rien ni personne sur le bord de la route (y compris quand il s’agit de délivrer une argumentation négative sur un film en particulier), force est de constater que l’un des genres les plus sous-estimés, à savoir le film catastrophe, n’a pas souvent eu voix au chapitre. Quitte à réparer cette erreur, autant en profiter pour s’intéresser à son Everest, à son Burj Khalifa, à son sommet indétrônable – et on ne tient pas compte du Titanic de James Cameron dans la mesure où il relève plus de la romance dramatique que du film catastrophe. Souvent copié mais jamais surpassé ni même égalé, La Tour infernale n’a certes pas de quoi faire varier la recette-miracle du genre dont il n’a jamais cessé d’être le maître-étalon. Pour faire simple, disons que tout se résume là encore à observer l’instinct de survie et de sacrifice d’une poignée d’individus – en général joués par des stars – confrontés à un désastre qui cause des dégâts exponentiels. Une équation simple, voire simpliste pour certains. Une innovation narrative très limitée, voire inexistante pour certains. Sauf que voilà, un argument de scénario qui tient en une ligne n’est pas privé d’acquérir une ampleur démesurée. Et avec un budget pharaonique pour l’époque, un parterre de méga-stars à faire bander n’importe quel journaliste people, un tandem de solides réalisateurs aux commandes de la chose et deux très gros studios d’Hollywood pour superviser tout le bazar, un genre supposé mineur aura fini par accoucher d’un film confirmé majeur.

Tout le mérite de ce triomphe en revient au producteur Irwin Allen, intronisé roi du genre depuis L’Aventure du Poseïdon de Ronald Neame en 1972. C’est deux ans après ce premier gros succès – et surtout au moment même où le World Trade Center achève sa construction à New York – que le bonhomme se chope une folie des grandeurs carabinée. Son idée ? Acquérir les droits de deux romans intitulés The Tower et The Glass Inferno pour demander au scénariste Stirling Silliphant de les fusionner en un seul et même scénario, et réunir un budget colossal de 14 millions de dollars en engageant la crème de la crème – acteurs et techniciens – et en proposant à la Twentieth Century Fox de collaborer à part égale avec la Warner. Seul son désir de réaliser seul ce giga-spectacle rencontrera un mur, ce qui le poussera à se concentrer sur la réalisation des scènes pyrotechniques et à confier les scènes dialoguées à un solide artisan de la série B, John Guillermin, qui signa le puissant Rapture en 1965 et qui sombrera par la suite avec un minable remake de King Kong en 1976. Et pour ajouter encore au poids de la logistique, l’indécrottable Steve McQueen en profitera pour jouer les divas, exigeant de jouer le personnage le plus héroïque du film et d’avoir le même nombre de répliques que son partenaire starisé Paul Newman. C’est d’ailleurs là que l’on se permettra de relever le seul et unique grain de sable de cet engrenage maxi-friqué : malgré le charisme naturel et minéral de la star de Guet-Apens, le relief de ce pompier tenace égale celui d’une utilité narrative, donc à contre-courant de la logique émotionnelle qui irrigue tout le projet – c’est clairement Paul Newman qui domine tout le film là-dessus. Rien de bien gênant, ceci dit, puisque le triomphe critique et public sera au rendez-vous, inaugurant de ce fait une longue lignée de films du même style mais pas du même acabit.

Si l’on s’en tient à la seule maîtrise des codes du film catastrophe, la stratégie adoptée par John Guillermin et Irwin Allen s’avère on ne peut plus redoutable, cochant une à une toutes les cases de la narration limpide à souhait. Sur la base d’un script élémentaire qui transforme le plus haut gratte-ciel du monde en un incontrôlable piège de feu, Guillermin construit une œuvre avant tout topographique qui se concentre uniquement sur l’évolution de (et dans) son décor, qui en fait le moteur d’une progression narrative pare-feu et qui se déleste du moindre bout de gras. Pas d’humour décontracté ici, mais un événement traité au premier degré dans le but – revendiqué dès le générique – de rendre hommage au travail des sauveteurs et des pompiers. Pas d’invraisemblances grossières à relever, mais un désir de réalisme et de crédibilité à toute épreuve, tant sur les dégâts produits que sur les enjeux plus intimes. Pas de racolage starisé dans le seul et unique but de faire péter une affiche, mais un vrai casting d’acteurs talentueux et de pointures internationales, bénéficiant tous de rôles habités avec des arcs narratifs qui trouvent une résonance au cœur de la catastrophe. Pas de manichéisme dans le tracé psy de tel ou tel personnage, mais une volonté de puiser de l’empathie pour chaque caractère, y compris chez celui que l’on aura tôt fait de désigner comme le « salaud » de l’intrigue : en effet, ce personnage de gendre infidèle et arriviste joué par Richard Chamberlain finit par être autant pion du destin que les autres, réussissant même à exhaler un désir d’indépendance contrarié au travers de quelques scènes.

Tout cela suffit à dessiner les plans d’une construction scénaristique en béton armé, utilisant les isolants les mieux adaptés pour faire passer son insoutenable crescendo dramatique et enfiler une à une les scènes chocs. Asphyxie d’un couple adultère dans une chambre cachée, décrochage brutal d’un ascenseur, câble chahuté pour une évacuation entre deux immeubles, chutes en cascade du 121ème étage, etc… Bref, la totale. Infusé par une mise en scène qui ne commet aucun impair, le suspense ne souffre alors d’aucune inégalité de rythme en adoptant lui-même la progression d’un feu. Ça démarre en douceur par l’effet d’annonce le plus évident (un long générique de début héliporté qui ne cesse de retarder l’apparition tant attendue du building), ça ne perd pas de temps pour lancer les festivités (le feu démarre à la 12ème minute !) et ça ne s’arrête que lorsque le générique de fin surgit en guise de porte coupe-feu. D’aucuns n’hésiteront pas à juger la durée excessive (2h45, tout de même !) là où le récit prend au contraire le temps d’installer, d’imbriquer et d’équilibrer toutes ses sous-intrigues. Même ce qui aurait pu passer pour un trop-plein d’effusions sentimentales n’a rien d’une pièce ajoutée qui encombrerait la progression narrative. C’est au contraire la pièce maîtresse d’un genre qui, sans son facteur humain et intimiste, ne se résumerait qu’à un déluge pyrotechnique sans âme. Quant au casting lui-même, lequel réunit encore aujourd’hui LA distribution la plus prestigieuse jamais vue sur un écran (prenez les deux acteurs les mieux payés du monde et entourez-les d’une bonne douzaine de stars à gros cachet !), il devient lui aussi le sujet d’un suspense parallèle, sorte de body-count à la fois honteux et jouissif, qui consiste à passer tout le film à parier sur ceux et celles qui vont s’en sortir ou passer à trépas, et dans quel ordre.

On ne résiste pas non plus à reconnaître la connexion avec le mythique Piège de cristal. En effet, une décennie avant le classique de John McTiernan, tout était déjà à l’œuvre dans La Tour infernale : le building gigantesque, la fête tragiquement interrompue, les déambulations non-stop dans les dédales vertigineux de l’immeuble, la tentative avortée de fuite par le toit, le crash d’un hélicoptère, les chutes dans le vide, sans oublier la présence d’un individu qui tente d’empêcher à tout prix le feu de lui ravir son statut du maître des lieux. La différence, c’est que ce dernier – joué par un Paul Newman irréprochable – ne peut que choisir la défense comme seule attaque, réduit à une posture de sauveteur dépassé et impuissant face à la progression de son ennemi dans un labyrinthe de verre. Rescousses et stratagèmes forment donc la matrice du scénario, ici épaulée par de foudroyants effets spéciaux qui n’ont pas pris une seule ride – revoir le film en Blu-Ray permet d’en prendre toute la mesure – et qui font grimper jusqu’au bout la sensation d’urgence. Face à cela, les caractères piégés au sommet de cette « tour de verre » (c’est le nom de l’immeuble) n’ont donc qu’à s’agiter le plus possible pour épouser cette montée de tension, et c’est bel et bien le facteur sentimental qui permet cela. On recense ici un grand nombre de relations amoureuses, avec tout ce que cela suppose de pépins conjugaux (Newman/Dunaway, Chamberlain/Blakely), de piments extraconjugaux (Wagner/Flannery) ou de romances en gestation (Astaire/Jones). Mais c’est bien l’inimitié entre Richard Chamberlain et William Holden qui pèse lourd ici. En effet, le promoteur et son gendre électricien, tous deux désignés comme les seuls vrais responsables du désastre, ne se renvoient pas leur culpabilité de la même façon : le premier tente de se dédouaner par seul et unique souci de se libérer de l’influence du second, tandis que ce dernier reconnait ses erreurs et s’isole dans l’abattement le plus complet dès l’apparition du premier cadavre en feu. Coincé en plein centre de ce tennis de culpabilité, le personnage de Paul Newman se contente de faire l’arbitre et de compter les… cadavres.

Ne pas s’y tromper : aussi fun soit-il, La Tour infernale est avant tout un pur film d’effroi qui enfile les scènes suffocantes comme des perles. A ce titre, si vous pensiez ne plus être horrifié ou impressionné par un corps en feu, c’est le moment d’aller vérifier. Sans doute parce que la paire Guillermin/Allen a visé le réalisme le plus maximal, en particulier dans des cascades où Newman et McQueen mettent toutes leurs aptitudes physiques à contribution. Sans doute aussi parce que le film, à l’instar de bien d’autres conçus dans les années 70, se veut la traduction symbolique d’un malaise sociologique ancré dans son époque – voilà bien un point fort à mettre au crédit du film catastrophe. Celui d’une société capitaliste qui vise trop haut au détriment de la sécurité de ses membres ? Allons un peu plus loin. Histoire d’aller dans le sens de certaines exégèses qui ont pu être faites dans le passé, on reconnaîtra au film un sous-texte tordu – mais assez tangible – sur la frustration sexuelle américaine. Déjà facilement assimilable à une nouvelle tour de Babel qui défie égoïstement le ciel californien avant de récolter la colère des dieux, cette fragile tour de verre est aussi une création phallique à ciel ouvert, dont l’architecture quasi érectile se révèle à la fois trop forcée et pas assez « pointue ». Et le désastre est entièrement dû à un coureur de jupons, incapable de contrôler sa libido, et prêt à fermer les yeux sur la qualité pauvre d’un câblage électrique en échange d’un pot-de-vin conséquent. Vu que le film ne cesse de paralléliser les dégâts d’un incendie avec des histoires de cul plus ou moins difficiles, le tout contemplé de haut par un vieil Icare solitaire et incapable de panser tant de brûlures fatales, on vous laisse en tirer les conclusions. Et comme la lecture mythologico-sexuelle est de rigueur, il est donc logique qu’un violent déluge d’eau soit la seule force capable d’éteindre in fine cet incendie. Viser trop haut, trop long et trop vertical n’est que le préliminaire à une tragique débandade. Le film, lui, ne fait jamais cette erreur : horizontal dans sa narration et diagonal dans son suspense, il trace un plan carré. Et donc parfait. Du bas vers le haut.

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