Je suis un cyborg

REALISATION : Park Chan-wook
PRODUCTION : Moho Film, Wild Side
AVEC : Lim Soo-Jung, Rain, Choi Hee-jin, Joo Hee, Oh Dal-soo, Lee Young-mi, Chun Sung-hoon, Kim Choon-gi, Park Jun-myun, Park Byung-eun
SCENARIO : Chung Seo-kyung, Park Chan-wook
PHOTOGRAPHIE : Chung Chung-hoon
MONTAGE : Kim Sang-bum, Kim Jae-bum
BANDE ORIGINALE : Cho Young-wuk
ORIGINE : Corée du Sud
TITRE ORIGINAL : I’m a cyborg but that’s ok
GENRE : Comédie, Drame, Romance
DATE DE SORTIE : 12 décembre 2007
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Internée, Young-goon est persuadée d’être un cyborg. Elle refuse de s’alimenter préférant sucer des piles et parler aux distributeurs automatiques. Il-Soon, lui, pense que tout va bien ! Grâce à son pouvoir qui lui permet de voler les qualités des gens qu’il observe, il est le seul à la comprendre. En tombant fou amoureux d’elle, il va tenter de la ramener à la réalité…

En 2007, Park Chan-wook s’offrait une pause kawaii après une trilogie vengeresse qui aura fait couler le sang. Bulletin météo : beaucoup d’averses de romantisme zinzin et plein de soleil dans votre cœur…

En général, quand on prononce le nom de Park Chan-wook, les premières images qui viennent à l’esprit sont l’ingurgitation d’un poulpe vivant, des coups de marteau en travelling latéral, une langue tranchée aux ciseaux et toutes sortes de travellings tarabiscotés dans des intrigues riches en obsessions (très) noires. Faut dire que depuis l’année 2004, l’uppercut Old Boy s’est inscrit au feutre indélébile dans notre mémoire cinéphile, au point de servir de phare référentiel et de placer un peu en retrait les derniers chefs-d’œuvre de Park (on pense surtout à Thirst et à Mademoiselle). Pour autant, la violence graphique et les variations – tant narratives que formelles – sur le thème de la vengeance n’ont heureusement pas réussi à enfermer Park dans une case précise, à l’image de certains cinéastes n’ayant à cœur que de recycler le même thème et les mêmes figures de style d’un film à l’autre. Il suffit de revoir sa trilogie vengeresse pour en prendre le pouls : pas un film qui ne ressemblait aux deux autres, des audaces formelles qui ne se répétaient jamais, des tonalités et des genres soumis à un yo-yo tout sauf intempestif. Et quand le bonhomme s’autorise une parenthèse dans un genre a priori aux antipodes de sa sensibilité, rien ne se passe comme prévu. Parler de « parenthèse » n’a d’ailleurs ici rien de péjoratif : il n’est en aucun cas question d’un opus mineur casé à la suite d’une trilogie ultra-violente, de même que le sentiment d’une comédie inoffensive à haute teneur en calories gnangnan a tôt fait de prendre la poudre d’escampette en à peine trois plans et deux décadrages. Faux petit film, Je suis un cyborg entérine l’infinie malice de Park sur son traitement d’une idée ou d’un thème. Avec, là encore, une densité totalement folle qui s’invite dans chaque recoin d’une histoire de fou(s), cette fois-ci douce et déglinguée, que Park avait originellement conçue pour sa fille. Le seul risque à prendre se limite à une envie de revoir cet ovni en boucle, moins pour égaler le degré de folie de ses personnages que pour investir une fantaisie baroque et enfantine dont un 7ème Art trop terre-à-terre tend souvent à verrouiller la porte d’entrée.

Les règles du jeu sont ici très simples. Pas de velléité humaniste censée remettre notre faculté d’émerveillement au centre de tous les enjeux – on n’est pas chez Steven Spielberg. Pas d’étude clinique de la folie ordinaire visant à clamer que les fous ne sont pas forcément ceux que l’on croit – on n’est pas chez Milos Forman. Pas même de gourou à catogan martelant ses théories vaseuses sur l’amour universel capable de transcender la folie apparente des individus les plus marginaux, le tout à grands renforts de tartines confiturées et de Patrick Fiori en fond sonore – on n’est clairement pas chez Patrick Sébastien. Selon la charte psy élaborée par Park, le distinguo normalité/folie ne prend jamais racine et le récit s’autorise mille audaces pour approcher une certaine forme de psyché collective. Avec tant de zinzins aux schémas divergents qui agitent leurs névroses respectives dans le même shaker, le cinéaste peut ainsi cimenter un univers magique et irrésistible, capable en outre de réécrire ses propres règles au détour d’un raccord de plan. Barré et schizo à souhait, le film l’est totalement, et la scène d’ouverture en donne d’entrée le ton, inscrivant ainsi les noms de toute l’équipe technique du film sur le matériel qu’utilise une jeune ouvrière à la chaîne pour s’électrocuter les veines… Hein ?!? Ah mince, on avait oublié de vous prévenir : la miss en question, nommée Young-goon, est tellement convaincue d’être un cyborg qu’elle refuse de s’alimenter comme les autres humains (elle craint de faire planter son système) et recharge sa « batterie » – définie par les couleurs arc-en-ciel de ses orteils – en se shootant aux volts de son transistor radio. Envoyée fissa en institution psychiatrique, la jeune femme enfonce le clou en suçant des piles alcalines et en tapant la causette avec tout et n’importe quoi (un néon, une horloge, un distributeur automatique…). Autour d’elle s’ouvre alors une smala bien gratinée : une mythomane qui invente des histoires pour repeupler une mémoire déconfite, une obèse accro à l’électrostatique qui manipule autrui pour voler sa bouffe, un maboul qui marche à reculons, un autre persuadé d’être attaché à un élastique, une chanteuse de J-pop qui fantasme des clips tyroliens tournés en Suisse, et surtout un certain Il-soon (joué par le chanteur Rain, futur second couteau des Wachowski sur Speed Racer et Ninja Assassin), guignol masqué qui se croit capable de voler les âmes des autres… Voilà, voilà… Et sinon, vous, ça va ?

Ne pas croire que Park aurait pété une durite en fonçant tête baissée dans la surenchère, et encore moins qu’il aurait surtout utilisé ces sous-intrigues annexes en tant que cache-misère bourratif. Dans Je suis un cyborg, l’intrigue existe bel et bien (à ceci près qu’elle ne dévoile sa nature que par l’addition progressive de celles qui la composent), l’enjeu est extrêmement clair (une relation d’amour et de compassion entre deux fous qui s’aident mutuellement), et ce léger sentiment d’éparpillement que le film entretient sert avant tout la mise en place d’une atmosphère barrée, incongrue, propice au plus kitsch des dérapages. Park ne vise pas tant à ramasser les pièces d’un puzzle de destins lézardés de la cafetière qu’à épouser ici et là le vertige existentiel d’une multitude de personnages isolés dans un même espace, avec cet espoir de les laisser s’équilibrer et s’épanouir dans leur psyché diffractée. En gros, ici, pas de diagnostic médical à bâtir, juste un nuage de déglingués sur lequel on essaie de trouver sa place. Et c’est ce concept à la fois très pur et très modeste qui offre enfin à cette mise en scène si particulière une justification rêvée. En effet, les idées visuelles de Park, que d’aucuns auront souvent interprété comme des effets de style superfétatoires, peaufinent tout un champ lexical de l’apparat, dispersant ses idées-images l’air de rien dans une narration chaotique pour que soient peu à peu dévoilés les stigmates de tout un chacun, en particulier la maladie qui le ronge et le passé tourmenté qui contient la clé de l’énigme. Park va même jusqu’à réutiliser le système narratif qu’il avait su mettre en place dans Lady Vengeance, équilibrant les flashbacks et les témoignages en voix off pour éclairer la nature souterraine d’untel ou d’untel. De ce fait, cette étrange love-story entre Young-goon et Il-soon qui sert d’épicentre au récit choral a tôt fait de gagner en taurine à mesure que le récit tout entier s’écarte des sentiers balisés, déployant même un art de la rupture de ton supra-kamikaze qui raccorde deux idées (ou émotions) contradictoires en guise d’écho.

A mesure que l’intrigue avance, on pense parfois à un cadavre exquis qui aurait été reformaté à la hussarde par un génie du plan qui tue. Fausse impression. Loin de se mordre la queue en contredisant sa propre logique, le film se joue d’abord des effets de miroir par le biais de la narration, faisant ainsi se rapprocher les « fous » par des gestes communs (se regarder les dents dans un miroir, par exemple) et les opposant aux « sains » par des plans distincts (le diagnostic d’une infirmière se voit ici contredit par des raccords sur le patient qui prouvent exactement l’inverse). Et surtout, question « plan qui tue », ce cher Park – dont l’aptitude à vomir le bon goût n’est clairement plus à prouver – impose ici une savante torsion à l’imagerie rassurante des contes enfantins. Prenons un exemple précis : le film utilise les pages d’un livre d’images pour nourrissons afin de chapitrer les actions de Young-goon, à ceci près que les pages en question se caractérisent par des dessins de psychopathe qui en tordent joyeusement la morale. Parler d’une provocation de sale gosse relève du hors sujet, tant ce jeu subversif sur les normes favorise au contraire la mise en perspective d’une psyché ayant régressé vers une forme de folie dégénérée liée à la petite enfance, à cette phase planante et incertaine de l’existence où la gravité ne se mesure qu’a posteriori. Les adultes du film redeviennent ainsi des gamins-jouets disjonctés avec les piles à l’envers, et la logique du récit s’en retrouve guidée par l’illogique et le dérèglement tous azimuts, Park ne ratant jamais l’occasion d’injecter de l’outrance dans chaque micro-détail de ses cadres. Les audaces se bousculent, entre un chat sujet de moquerie, un fou qui se met soudain à rétrécir, le vol du dentier d’une grand-mère, des jeux interdits à base d’antennes et de foudre, et surtout ce gros massacre fantasmatique où Young-goon, transformée pour le coup en véritable cyborg, se la joue Terminator en crachant des balles perforantes par chacun de ses doigts, créant alors une hécatombe totalement délirante dans tout l’asile. Dans cette scène, la perspective astrale sur le jardin attaqué de toutes parts a d’ailleurs tôt fait d’évoquer l’image d’un plateau de jeu de société qu’un bébé incontrôlable se mettrait soudain à saccager. Ce n’est pas un hasard.

En l’état, Je suis un cyborg s’avère assez gourmand de soubresauts fictionnels et surréalistes pour justifier des visions répétées. Dans cet asile bariolé et bombardé de couleurs kawaii (un mot nippon qui sonne ici très coréen), Park s’amuse lui aussi comme un enfant, usant du ralenti ou de l’accéléré (la vitesse au milieu, c’est moins rigolo) pour dynamiser telle ou telle scène, jouant du split-screen comme de la snorry-cam à des fins de stimulation visuelle constante, alternant le gros plan et le plan large pour rendre sa scénographie toujours plus biscornue. Mais jamais il ne perd de vue le caractère graduel de la dramaturgie de son récit, ni l’évolution du rapport amoureux entre les deux zigotos qui se partagent l’affiche. L’épilogue fait d’ailleurs monter l’émotion très haut : alors même que le décryptage (très) aléatoire d’un vieux message les aura motivés à se laisser frapper par la foudre pour faire s’effondrer le monde (?!?), l’orage laisse soudain la place à un ciel vanille coloré par un bel arc-en-ciel, sous lequel deux corps nus s’enlacent tendrement, enfin transcendés par l’entraide et le désir commun d’être « autre ». Sorte de sucette cyberpunk au goût vanille-fraise, ce film viscéralement romantique ne tendait que vers ce miracle-là : jouer avec sa part d’innocence et d’imagination (y compris celle de son prochain) afin de transformer sa folie en force insoupçonnée et ainsi accepter sa propre humanité. Pas une leçon de morale délivrée par Park Chan-wook, ça non. Juste un simple principe de vie qui ne réclame de soi qu’un esprit suffisamment barré et effervescent pour fuir la gravité au sens large. De par cette mélancolie tenace qui impose à la fantaisie la plus délirante une sorte de grand huit ascensionnel, ce vol au-dessus d’un nid de toc-toc nous ferait presque atteindre le ciel. Le septième, bien sûr.

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Keeping Faith (saison 1 et 2)

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