Kim Jee-woon est un sacré malin. Presque autant que les deux protagonistes de son nouveau film, en fait. Après un trio de films qui osaient revisiter les genres les plus riches des années d’antan pour les redynamiser aux yeux des nouvelles générations, qu’il s’agisse du film d’épouvante (2 soeurs), du polar melvillien (A bittersweet life) ou du western sushi-spaghetti (Le bon, la brute et le cinglé), c’est un magistral coup de boule qu’il choisit d’administrer au spectateur, comme à ses détracteurs ne voyant en lui qu’un sous-Tarantino à la sauce kimshi. Et comme à son habitude, la prise en compte d’un script minimaliste comme point de départ de l’intrigue n’en est que plus jouissive, lui laissant à loisir le soin de jouer avec nos attentes comme avec nos nerfs. Déjà encensé dans tous les sens lors de ses passages dans différents festivals (dont celui de Gérardmer), J’ai rencontré le diable suit la vengeance d’un flic exemplaire et intègre, déterminé à faire subir le pire des calvaires au cinglé responsable du viol et du meurtre de sa femme enceinte. Une intrigue qui ne perd pas de temps, qui va droit à l’essentiel, quitte à bousculer les conventions du genre et à claquer une par une toutes les attentes. A titre d’exemple, comme avec l’excellent The chaser sorti il y a trois ans, le tueur est identifié dès la scène d’ouverture. Message reçu : ici, le diable est un être humain. Et gare aux âmes sensibles, la suite est encore plus extrême que tout ce que l’on pourrait l’imaginer. Avec ce nouveau film, sans doute le plus abouti de sa carrière, Kim Jee-woon élabore un programme simple : un meurtre, une vengeance. Le scénario ? Aussi linéaire que la trajectoire d’une balle. Le traitement ? Aussi brut et tranchant que la lame d’un poignard. Les effets ? Aussi dévastateurs qu’un uppercut en pleine gueule.

Un plan génial résume à lui tout seul le projet de Kim Jee-woon : au cours de sa vendetta personnelle qui le poussera à arrêter tous les criminels en activité, espérant ainsi coincer le tueur de sa femme, le flic (génial Lee Byung-hun) se retrouve chez lui, et la caméra, posée dans une pièce, le filme dans une chambre voisine à travers le cadre d’une porte, lequel isole le protagoniste en le plongeant dans une obscurité quasi totale, à peine contrariée par quelques allumages de lampe. Réduit à une silhouette opaque, aussi désincarnée dans son humanité que perdue dans un univers glacial et sombre, le héros n’est plus cette figure du policier intègre en quête d’auto-justice, ni même celle du type meurtri ne trouvant d’exutoire que dans la vengeance. Non, il est désormais pire que ça. Un être abstrait aux réactions imprévisibles. Une bulle de violence qui ne demande qu’à éclater. Un monstre potentiel dominé par des pulsions incontrôlables. Il est le diable. Et toute l’astuce de Kim Jee-woon sera alors de confronter deux êtres finalement similaires en tous points et de brouiller les cartes à jouer. Car, dans le fond, qui est le diable ? Celui qui commet des crimes ? Celui qui punit le fautif ? Celui qui se venge ? Difficile alors de juger l’affrontement démesuré qui se joue durant 2h24 (une durée longue, mais justifiée) autrement qu’en y contemplant un duel nihiliste et pétrifiant autour de deux animaux sauvages qui déchaînent leur folie. Derrière sa caméra, Kim Jee-woon se contente de capter cette folie, de la cristalliser sans la juger d’un point de vue moral, de retranscrire toute sa démesure sans rien dissimuler. Ses deux acteurs, monstrueux dans tous les sens du terme, en sont les pierres angulaires.

Tout comme la plupart des films coréens récents, ce que le cinéaste donne à voir du monde contemporain n’est clairement pas reluisant. Le monde est lugubre, peuplé d’êtres ambigus et de chiens affamés. La société semble de plus en plus déliquescente : outre une ville filmée comme une jungle totale, chaque rencontre est gorgée de terreur, chaque personne peut cacher un tueur en série potentiel, les pires déviances imaginables se cristallisent au détour de chaque scène (entre le viol d’écolière et le cannibalisme, le film épuise le catalogue des horreurs) et même les flics, gardiens de la paix déroutés et horrifiés par ce qu’ils découvrent chaque jour, en arrivent à ne plus savoir quoi faire dans ce monde de fous. Avec le même regard nihiliste que dans Seven, Kim Jee-woon s’est visiblement donné pour objectif de ne pas plonger dans la noirceur, mais de s’y noyer complètement, la rage et la brutalité qui émaillent des scènes les plus fortes étant corollaires à une vision aussi dark de la société moderne. Juxtaposant des scènes de torture démentielles à des moments de calme surchargés de tension, Kim Jee-woon donne à son récit des allures de grand huit imprévisible, bouleversant toutes nos attentes au détour de chaque scène, étirant son scénario minimaliste comme un élastique pour le lâcher toujours au bon moment, et renforçant la puissance de chaque instant par des qualités de filmage qui touchent au faramineux. A ce titre, on n’est pas prêt d’oublier l’hallucinante séquence du taxi, toute en gros plans terrorisants et en caméra circulaire, démarrant dans un calme diffus et inquiétant pour dériver vers la sauvagerie la plus inouïe.

Reste le sujet de la vengeance : où se place le réalisateur ? Que les fanatiques de la loi du Talion (et leurs opposants) démontent leur bûcher et calment leurs ardeurs : si la morale n’a jamais lieu d’être dans un affrontement aussi brutal et direct, c’est parce que le cinéaste ose placer le spectateur au cœur du cyclone qu’il aura contribué à créer, questionnant la vengeance aussi bien comme réflexe de défense tragiquement humain que comme allégorie maladive de nos sociétés « civilisées ». Le plus fort aura été de créer des scènes d’ultraviolence oscillant entre le jouissif et le malsain, mais sans l’esthétique crade d’un torture-porn ni le voyeurisme morbide d’un long-métrage hollywoodien. Le tout avec une montée en crescendo jouissive qui donne au spectateur la jouissance du vengeur tout en créant chez lui, par des ruptures de ton joliment amenées et des surprises toujours plus désagréables, une vraie hésitation sur le terrible spectacle qui se déroule devant ses yeux exorbités. En terme de cruauté et de crudité, certains ne manqueront pas de dire que Kim Jee-woon est allé peut-être trop loin, que sa démarche jusqu’au-boutiste le pousse à tourner un peu en rond, ou, tout simplement, que son film ne révolutionne pas grand-chose sur un thème déjà galvaudé au fil des années. Sur le dernier point, ce n’est pourtant pas le cas : jamais un revenge-movie, en plus d’être aussi jouissif et intègre, n’avait déployé une telle puissance dérangeante au point de susciter des réactions tranchées. D’autant qu’au final, on en sort clairement avec un sale goût au fond de la gorge, conscient d’avoir été manipulé par un génial démiurge qui s’est éclaté comme un malade à jouer avec nos nerfs. Au bout du compte, le flic ne mentait pas : « Ça va être de pire en pire ». Sur 2h24 de projection, le film emmène le spectateur dans les tréfonds de l’âme humaine, et lui fait vivre l’enfer sans aucune assurance pour ramener sa dépouille intacte. Vous voilà prévenus.

Réalisation : Kim Jee-woon
Scénario : Park Young-hoon
Production : Kim Hyun-woo et Jo Seong-weon
Photographie : Lee Mogae
Montage : Nam Na-young
Origine : Corée du Sud
Titre original : Akmareul boatda
Date de sortie : 6 juillet 2011
NOTE : 5/6

Ce film a fait partie de la sélection officielle du festival Hallucinations Collectives 2011. Découvrez-en ici le compte-rendu.


Guillaume Gas

Cinéphage hardcore depuis mes six printemps (le jour où une VHS pourrave de Tron trouva sa place dans mon magnétoscope), DVDvore compulsif, consommateur aguerri de films singuliers et/ou zarbis, défenseur absolu de Terrence Malick et de Nicolas Winding Refn, et surtout, enclin à chercher jour après jour dans le cinéma un puits infini de sensations, qu'elles soient fortes, émouvantes, agressives ou uniques en leur genre. Toujours prêt à dégainer ma plume pour causer cinéma et donner envie à chacun de se rendre dans cette délicieuse Matrice que l'on appelle une "salle obscure"...

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