Inherent Vice

REALISATION : Paul Thomas Anderson
PRODUCTION : Warner Bros, IAC Films
AVEC : Joaquin Phoenix, Joanna Newson, Josh Brolin, Katherine Waterston, Owen Wilson, Reese Witherspoon, Benicio Del Toro, Jena Malone, Martin Short, Eric Roberts
SCENARIO : Paul Thomas Anderson
PHOTOGRAPHIE : Robert Elswit
MONTAGE : Leslie Jones
BANDE ORIGINALE : Jonny Greenwood
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comédie, Drame, Policier
DATE DE SORTIE : 4 mars 2015
DUREE : 2h29
BANDE-ANNONCE

Synopsis : L’ex-petite amie du détective privé Doc Sportello surgit un beau jour, en lui racontant qu’elle est tombée amoureuse d’un promoteur immobilier milliardaire : elle craint que l’épouse de ce dernier et son amant ne conspirent tous les deux pour faire interner le milliardaire… Mais ce n’est pas si simple… C’est la toute fin des psychédéliques années 60, et la paranoïa règne en maître. Doc sait bien que, tout comme « trip » ou « démentiel », « amour » est l’un de ces mots galvaudés à force d’être utilisés – sauf que celui-là n’attire que les ennuis.

En général, trouver ce qui fait la richesse d’un cinéaste par le biais de sa filmographie n’est pas si difficile que ça. Mais dans le cas de Paul Thomas Anderson, c’est une autre paire de manches. Génie néo-classique, control freak absolu, nouveau successeur de Scorsese, blablabla : on aura entendu tout et n’importe quoi sur lui depuis la sortie de Boogie Nights en 1997, et il y a sans doute une part de vérité dans tout ça. Qu’on l’encense ou qu’on le critique, PTA reste surtout une sacrée énigme dont la carrière aura su emprunter des voies très diverses, au risque de nous pousser à la réflexion. Doit-on vraiment le considérer comme un surdoué alors qu’il semble parfois s’attacher à faire ses films « à la manière de… » ? Doit-on louer son imprévisibilité alors que l’on peine à déceler un style ou une continuité d’un film à l’autre ? Doit-on admirer son perfectionnisme kubrickien lorsque celui-ci tend à étouffer chaque composante de certains de ses films, ne serait-ce que The Master et Punch-drunk love ? Pas facile à dire. Surtout qu’en fin de compte, une hypothétique carrière à la John Huston, autre cinéaste classique à la filmo très hétéroclite, semblait d’ores et déjà lui tendre la main. Le fait qu’il ait relevé le défi insensé d’adapter le livre culte de Thomas Pynchon nous permet enfin d’avoir l’esprit un peu plus clair. Enfin, façon de parler…

Thomas Pynchon, c’est un peu le pendant littéraire de Terrence Malick, soit un auteur à la fois célébré pour son style inimitable et mystifié par sa persistance à vouloir rester à l’écart de la sphère médiatique – le fait qu’il n’existe quasiment aucune photo de lui depuis les années 50 aura poussé certains esprits à remettre en cause sa propre existence. En outre, on s’imagine que passer une petite heure dans la tête de cet « écrivain anonyme » doit faire un effet bœuf. Parce qu’il vaut mieux être averti : se lancer pour la première fois dans la lecture d’un roman de Thomas Pynchon, c’est un peu comme avaler une substance hallucinogène qui n’aurait même pas été répertoriée, comme se retrouver sans crier gare dans une curieuse apesanteur cérébrale. Le stylo de Pynchon est du genre à court-circuiter toute forme de logique narrative, à électrocuter l’esprit pour qu’il devienne parallèle aux actions du corps, à bannir le soleil qui éclaire au profit du brouillard qui égare. Visiblement considéré comme la porte d’entrée idéale vers la galaxie Pynchon, le roman Vice caché ne déméritait pas pour nous retourner le cerveau au bout d’à peine trois pages. Ici, l’intrigue policière est un point de départ, en aucun cas une fin en soi, et dans le film comme dans le livre, elle s’achève dans le brouillard – et ce n’est pas juste une métaphore.

Donner un synopsis relativement limpide est en soi une vraie tannée. Essayons quand même. Voilà donc le détective privé Doc Sportello, amateur de déguisements et de coupes de cheveux improbables, joué par un Joaquin Phoenix qui n’a décidément pas besoin de se forcer pour être crédible dans la peau d’un fumeur de joints invétéré. Un soir, son ex Shasta (Katherine Waterston, qui semble sortir de Zabriskie Point) frappe à sa porte pour lui demander un service : retrouver le richissime magnat de l’immobilier Mickey Wolfmann (Eric Roberts), son nouvel amant, sur lequel un complot orchestré par sa femme et l’amant de celle-ci semble avoir été lancé. Et puis voilà qu’un mystérieux homme demande à Doc de retrouver un certain Glen, le garde du corps de Wolfmann. Et puis voilà que Glen se fait éliminer alors que l’enquête vient à peine de débuter, et que Doc se réveille sur la scène de crime, ce qui fait de lui un suspect aux yeux du flic « hippiephobe » Bigfoot Bjornsen (Josh Brolin). Et puis voilà que débarquent à la queue leu leu un émule des Black Panthers, une milice de bikers néonazis, une cougar botoxée en bikini noir affriolant, un centre de désintox pour fils à papa, un saxophoniste laissé pour mort qui joue les infiltrés dans un groupe de surf rock, ou encore un mystérieux syndicat de dentistes potentiellement relié à un cartel indochinois, et puis voilà qu’il y a encore plein d’autres péripéties qui interviennent sans crier gare, et puis voilà qu’un téléphone vert n’arrête pas de sonner, et puis voilà qu’on a l’impression de voir Bugs Bunny partout à force d’entendre « What’s up Doc ? », et puis voilà que les doses de marijuana ne cessent d’augmenter… et puis, au fait, c’était quoi déjà le point de départ de l’intrigue ?

Vous l’aurez donc compris : Inherent Vice, c’est du Raymond Chandler béni par la Vierge Marie-Jeanne, le trait d’union idéal entre The Big Lebowski et Le grand sommeil, avec une galaxie de freaks dézingués à la sauce Coen et une intrigue à peu près aussi tarabiscotée que celle du chef-d’œuvre de Howard Hawks, prompte à provoquer des surchauffes cérébrales chez les cinéphiles. Bref, du culte à la puissance mille, guidé par un fourmillement perpétuel, qui subdivise son intrigue en fausses pistes gavées à ras-bord de clins d’œil cinéphiles et de détails encyclopédiques (la liste des références culturelles convoquées par le cinéaste est, une fois de plus, longue comme le bras), telle une vieille bagnole requinquée des 70’s qui foncerait pied au plancher avec la digression en guise de moteur V12. En somme, on est souvent paumé, mais sans avoir paradoxalement l’impression de subir le verbiage d’un scénariste trop intelligent. Certes, dans son optique d’élever au cube le délire psyché sans se la jouer trop sophistiqué niveau mise en scène, la petite faute de goût de Paul Thomas Anderson aura été de s’être montré un peu trop fidèle au style littéraire de Pynchon : en effet, malgré le choix d’une narratrice nommée Sortilege (Joanna Newsom) qui prend donc le relais de la diction pynchonienne, le cinéaste n’a pas cherché midi à quatorze heures, visiblement heureux de décalquer les dialogues du livre et d’en conserver la structure narrative.

Il en va de même pour les choix esthétiques : pas de plans-séquences étourdissants, pas de distorsions psychédéliques, mais au contraire une réalisation sobre, élégante, signe d’un attachement absolu au format pellicule et aux reconstitutions d’époque qui ont fait la gloire du vieil Hollywood. C’est justement cet entre-deux entre une intrigue qui part en vrille et une mise en scène collée au plancher des vaches qui crée d’emblée une fascination. Parce qu’ainsi, PTA se focalise sur ce qu’il a toujours su maîtriser à la perfection, soit la mise en valeur d’une mosaïque de personnages hauts en couleur. Ces derniers apparaissent et disparaissent sans prévenir, changent d’attitude comme de chemise hawaïenne, et ordonnent parfois les rails du récit vers des voies surnaturelles et/ou surréalistes (voir la première apparition d’Owen Wilson dans le brouillard des docks), à tel point que les dichotomies vrai/faux et ami/ennemi en ressortent définitivement brouillées. Pour trouver une analogie plus récente et plus familière, le principe est le même que dans les polars décalés de Guillaume Nicloux, type Le Poulpe ou Une affaire privée : peu importe le flacon de l’intrigue policière pourvu qu’on ait l’ivresse de la mixture décalée qu’il renferme. Et que l’on puisse ainsi en savourer les effets secondaires avec le sourire.

Le simple fait que le personnage de Doc soit un gros fumeur de marijuana n’est pas non plus étranger au vertige suscité par l’intrigue, pour le simple fait qu’on peine souvent à savoir s’il arrive à distinguer le vrai du faux, encore plus à déterminer si la consommation de drogue alimente sa paranoïa. Est-il réellement en train de délirer ? Le personnage de Sortilege est la première clé du dispositif voulu par PTA : elle ouvre le film face caméra pour poursuivre en voix off, mais surtout, tout au long du film, on la verra apparaître et disparaître au gré de raccords imprévus, telle une manifestation de l’esprit fumette de Sportello. Assumons donc cette idée : c’est le cerveau de ce dernier qui va littéralement faire zigzaguer la narration au lieu de réellement l’orienter. Du coup, a-t-on affaire, comme l’ont suggéré les critiques outre-Atlantique, à un prototype de stoner movie ? A première vue, ce serait plutôt vrai, si l’on en juge par la bizarrerie de certaines scènes (à titre d’exemple, on verra Bigfoot manger un esquimau comme une actrice de films X en pleine action !) et une narration qui installe de brutales inégalités de rythme. Mais ce sont les dialogues quasi-cryptiques de Thomas Pynchon, parfois difficiles à suivre ou à assimiler, qui rendent le film littéralement défoncé, jusqu’à faire subir une délicieuse distorsion à la notion même de temps.

En cela, PTA rejoint cette facilité assez surprenante qu’avait Steven Soderbergh d’installer une logique cachée dans les dialogues à triple sens de la trilogie Ocean’s, surtout lorsque l’on écoutait George Clooney et Brad Pitt se donner la réplique par une sorte de langage codé, laissant parfois l’un finir la phrase de l’autre comme s’ils se comprenaient de façon intuitive. C’est une logique de narration qui stimule de par l’incapacité à savoir ce qui anime les personnages ou à assimiler clairement les enjeux d’une situation – alors que l’on perçoit une logique derrière tout cela. Et dès qu’une discussion semble amener une progression dans l’enquête, elle est vite smashée par l’arrivée d’un élément perturbateur (un accessoire, une bagnole, un type à l’arrière-plan, une référence cinéphile, etc…) qui brouille le sens et installe un autre régime de narration, propice à l’errance la plus déjantée. Ce qui fait le sel du livre comme du film est un amas de tics de langage et d’états plus ou moins seconds qui génèrent le fou rire autant que la perte de repères. L’objectif n’est pas ici d’épaissir le mystère, mais d’aller jusqu’à faire douter de son existence par le biais de la désorientation. Comme analogie intrinsèque avec un trip sous LSD, on ne pouvait sans doute pas espérer mieux.

Si l’on fait une recherche sémantique, la traduction du titre (« vice caché ») désigne un défaut ou une imperfection relevée dans un article, que l’acheteur aurait repéré après en avoir fait l’usage de façon spécifique. On n’aura donc aucun mal à repérer là une analogie avec ce qui, au fond, forme la moelle épinière du récit : des personnages qui, à un moment donné, voient leurs obsessions et leurs vices prendre le dessus sur leur propre schéma interne, toujours a posteriori, parfois au péril de leur vie. A titre d’exemple, il suffit de voir ce que Doc se prend dans la gueule, les rêves de célébrité auxquels aspirent ce grand cinglé de Bigfoot, ou même les déviances sexuelles de ce dentiste obsédé incarné par Martin Short. Et si l’Amérique, ce n’était que ça, après tout ? Juste un territoire de freaks qui dirigent leur vie comme sur des montagnes russes ? Il faut quand même voir ce à quoi ressemble le Los Angeles des 70’s selon PTA et Pynchon : les restes psychédéliques des années 60 pullulent encore tels des clochards, le Vietnam et le Watergate mettent déjà en branle les idéaux américains, les crimes sordides de Charles Manson secouent l’opinion publique, le rêve new age s’est évaporé dans un brouillard de désillusions, le reaganisme commence à déverser tout son conservatisme, et seul le vertige des substances, de la beuh la plus pure à la fameuse « téquila zombie » (!), a de quoi calmer les nerfs de toute cette faune d’agités. Inherent Vice prend donc racine dans un décor enfoui sous les volutes de la fumette et le son des Beach Boys, et s’incarne ainsi en portrait au vitriol d’une Amérique de plus en plus assimilable à un kaléidoscope de vices cachés.

Ce qui aide le personnage de Doc à s’en sortir malgré tout, c’est son adhésion à une certaine forme de morale perdue parce qu’idéaliste et intransigeante – il enquête même lorsqu’on ne le paie pas et/ou sans qu’on vienne le solliciter. Ce choix dramaturgique, en lien direct avec la matière et la naïveté conceptuelle du film choral hollywoodien, permet au final de mettre en évidence une constante du cinéma de Paul Thomas Anderson : l’attachement à des personnages qui, même dans une situation chaotique et inquiétante (une guerre pétrolière, un microcosme porno voué au désenchantement, une investigation blindée de chausse-trappes, ou encore une pluie de grenouilles !), jouent la carte d’une sincérité hors pair, aussi bien dans leurs actes que dans leurs sentiments. Avec l’intuition en guise de sonar. Comme pour mieux se (nous ?) persuader que la persistance peut laisser filtrer l’espoir. Qu’importe le sens, seules comptent l’action (continuer à avancer même si l’on tend à s’égarer) et la mélancolie (rester fidèle à ses sentiments même si l’on risque de se manger le mur). Chez PTA, ceux qui ne cherchent que le sens se muent souvent en arnaqueurs ou en fanatiques – voir le gourou sexuel de Magnolia ou le faux prophète religieux de There will be blood. Message reçu : chercher du sens ne fait que brouiller les sens au lieu de les faire travailler, et PTA, en digne maître de son art, nous invite ainsi à suivre tout sauf des règles. Savourer Inherent Vice ne sera donc possible qu’au travers du « lâcher prise », que ce soit à jeun ou sous substance. PTA/Pynchon, même combat : oser la fumette, partir en sucette… Yeah, that’s fucking cool, man…

1 Comment

  • cath44 Says

    Superbe article ! En français effectivement  » Inherent Vice » cela veut dire Vice caché, c’est-à-dire un défaut ou une imperfection dans un article que l’on achète et que l’on découvre dans l’après coup, c’est à dire une faille que l’on n’aurait pas pu découvrir par un examen superficiel. En VO la définition est un peu différente, il s’agit de vices qui finiront par arriver, dû à la nature même de l’objet concerné. Dans ce film, qu’est- ce ce vice caché , celui qui sous tend tous ces actes, ces crimes ,est ce l’argent ? Est-ce la corruption par l’argent ? J’ai trouvé plutôt intéressante cette parodie de polar noir, qui m’a fait dériver dans l’incohérence d’un scénario tortueux, mais où l’on retrouve tout de même un fil conducteur autour de cet amour perdu , et/ ou rêvé, en tout cas idéalisé…L’enquête et certes bien complexe et le scénario fourmille de personnages improbables ( un dentiste escroc addict au sexe, un flic violent et capricieux , des bikers nazis, et un détective- médecin toxico à rouflaquettes , mélancolique et toujours éperdument amoureux d’une femme qui l’a quitté). C’est une histoire qui annonce la fin d’un monde, celui de la période hippie et de ses idéaux de liberté et de pacifisme, pour une Amérique Reaganienne, bien conservatrice…je trouve que c’est le déclin d’une époque , qui donne un fond mélancolique …. Peut être même qu’il annonce la récupération des idéaux libertaires de celui-ci par cette Amérique à la fois néo-libérale et conservatrice des 80s.

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