Zabriskie Point

REALISATION : Michelangelo Antonioni
PRODUCTION : Metro Goldwyn Mayer, Trianon Productions, Théâtre du Temple
AVEC : Daria Halprin, Mark Frechette, Rod Taylor, Kathleen Cleaver, Bill Garaway
SCENARIO : Michelangelo Antonioni, Franco Rossetti, Sam Shepard, Tonino Guerra, Clare Peploe
PHOTOGRAPHIE : Alfio Contini
MONTAGE : Franco Arcalli
BANDE ORIGINALE : Pink Floyd, Jerry Garcia
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 14 avril 1970
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Los Angeles, 1969. La contestation grandit dans les milieux universitaires. Marc, un jeune homme solitaire, est prêt à mourir pour la révolution mais il se refuse à mourir d’ennui. Révolté par les arrestations arbitraires, il achète un pistolet pour se protéger. Témoin d’une fusillade au cours de laquelle un étudiant noir est abattu par un policier, il s’apprête à riposter quand, tout à coup, le policier est abattu. Craignant d’être poursuivi pour un crime qu’il n’a pas commis, il s’enfuit dans le désert à bord d’un avion volé. Il y rencontrera Daria, une secrétaire qui travaille dans une agence publicitaire et qui avait pour mission de rejoindre son patron à Phoenix. Cette rencontre fera basculer leur destin…

En règle générale, lorsqu’un cinéaste étranger – qui plus est européen et célébré dans le monde entier – débarque aux Etats-Unis pour y tourner un film produit par une major, c’est pour y perdre son âme. On en sait quelque chose au vu de nos cinéastes de genre hexagonaux qui ont tous – à quelques exceptions près – fondu comme neige au soleil en allant faire les poubelles des studios hollywoodiens. Mais parfois, quelques-uns arrivent à se couler dans le système au lieu de s’y confronter violemment, qui plus est en y ajoutant un point de vue très critique et personnel sur l’Amérique. Les exemples récents ne manquent pas, en particulier du côté des cinéastes français qui se sont attachés à explorer le désert américain, de Bruno Dumont sur le radical Twentynine Palms jusqu’à Alexandre Aja sur l’éblouissant remake de La colline a des yeux. Le fait de penser au survival minimal de Dumont n’est d’ailleurs pas anodin, puisque la vision de ce dernier faisait très facilement rejaillir le souvenir du chef-d’œuvre hollywoodien de Michelangelo Antonioni. Chez l’un comme chez l’autre, tout était là : un regard direct et inédit sur un contexte géographique bien réel, une vision sans concessions d’une humanité (ou d’une société) au bord de l’explosion, et une scène finale aux allures de choc visuel indélébile. Et surtout, à chaque fois, un cinéaste intègre, déterminé à ne pas laisser son regard d’artiste se pervertir et à jouer l’entrisme pour battre le système à son propre jeu.

Certes, voir un cinéaste comme Antonioni s’aventurer à Hollywood inspirait la curiosité, voire la crainte. Au final, Zabriskie Point aura été son unique film produit par un studio hollywoodien (en l’occurrence la MGM) et, il fallait s’y attendre, aura rencontré bien des soucis lors de son montage, durant lequel le studio impose au cinéaste de couper une fin jugée trop agressive (on y voyait un avion avec une banderole « Fuck America ! »). Une idée qui suffit en tant que telle à donner une idée du caractère contestataire de ce film. En 1969, Antonioni revenait à peine du succès international de Blow-up, son audacieuse réflexion sur l’image et la perception au cœur du Swinging London. Au même moment, Easy Rider sortait en salles, marquant le début du Nouvel Hollywood et l’immersion de la contre-culture dans le système hollywoodien. De grands cinéastes tels que Coppola, Scorsese, Cimino, Schlesinger, Bogdanovich ou Arthur Penn contribuaient alors à casser les règles du système et à prendre le pouvoir sur les studios. Logique, donc qu’Antonioni ait eu envie de se fondre dans ce mouvement en signant un film aussi engagé qu’allégorique, porteur d’une esthétique moderne qui posa un nouveau regard à la fois sur l’Ouest américain et son pendant urbanisé. En cela, Zabriskie Point est un peu comme un ours polaire dans la savane du lion qui rugit, à savoir une (magnifique) anomalie qui fuit le concret pour aller vers l’utopie.

Le brûlant contexte social entourant le tournage (très agité) du film aide déjà à y voir plus clair, marqué par une ambiance de guerre civile entre deux mouvements (hippie d’un côté, conservateurs de l’autre) et de contestation permanente (le pouvoir de la police, la guerre du Vietnam, etc…). Antonioni met cartes sur table dès sa scène d’ouverture, sorte d’assemblée générale de contestation étudiante filmée à la manière d’un docu-vérité. A priori, pas de quoi retrouver la mise en scène poétique et diffuse du maestro italien, pour qui l’intérêt d’un plan réside moins dans les choses qui le composent que dans la manière dont elles sont disposées de façon scénographique dans le plan. Mais la tension est là, efficace et perceptible, reflétant une lutte plus ou moins insidieuse entre le système et sa jeunesse, avec les armes qui entrent en jeu dès lors que les mots ne suffisent plus. Arrimé à une contre-culture qu’il souhaite suivre et dont il filme l’égarement dans un espace qui tend à la compresser, Antonioni prend note des éléments qui la composent (le rock, le sexe, les drogues, etc…) et construit peu à peu un sentiment de paranoïa à force de dresser un panorama topographique de chaque décor. En effet, plus sa caméra donne l’impression de tout englober (et ce jusqu’à l’artifice), moins notre regard arrive à décrypter ce qui s’y trame derrière.

C’est aussi sans doute parce que le cinéaste filme ici une Amérique avant tout vide de substance, engluée dans un consumérisme expansif, qui robotise la moindre action et oppresse l’individu. Omniprésence des forces policières, surveillance radio généralisée, technologie envahissante, buildings à la modernité aussi clinquante que flippante, vastes lotissements qui s’étendent jusqu’à la ligne d’horizon, publicités qui vendent du rêve sur un désert devenu terre à conquérir, etc… Le paradoxe révélé par Antonioni est le suivant : le décor est vaste (horizontalité encouragée), mais tout est fait pour que le regard de l’individu soit isolé et emprisonné (verticalité contrainte). Ou comment faire en sorte que tout désir de liberté et d’émancipation soit corrompu par l’encombrement sociopolitique de l’espace. Sauf qu’à l’inverse de Jacques Tati sur Playtime, Antonioni conserve son amertume et ne cherche en aucun cas à exploiter les failles du système sous la forme d’un mécanisme à fous rires. Son regard est donc celui d’un étranger égaré entre deux pôles : d’un côté, on le sent vraiment effrayé par cette montée du consumérisme, et de l’autre, on le devine fasciné par la puissance poétique de la mythologie américaine. Une mythologie qui, dans un second mouvement, épouse pour de bon la ligne de fuite utopique que l’on sentait alors venir.

La seconde partie du film quitte Los Angeles pour les décors désertiques de la Vallée de la Mort, chargés aujourd’hui d’un impact mythologique et méditatif hors du commun. La nouvelle frontière est ici menacée. La réalité laisse place à l’introspection sensitive et spatiale. Deux protagonistes, un étudiant en fuite (Mark) et une jeune employée (Daria) sont alors en quête d’une échappatoire et s’évadent en plein désert. Le décor leur permet de crédibiliser cette illusion : nous voilà dans un espace infini, où l’espace et le temps n’ont plus de sens, où la renaissance passe par un retour à l’état primitif. En guise d’apéritif à son système de déviation mythologique, Antonioni tente alors une idée astucieuse, consistant à détourner avec malice la célèbre séquence de La mort aux trousses : l’avion de Mark frôle plusieurs fois la voiture de Daria à toute vitesse. Une sorte de duel au soleil, dangereux et paradoxalement excitant, qui aboutira ainsi à leur rencontre. Une fois arrivés à Zabriskie Point, sorte de décor lunaire de la Vallée de la Mort, tous les deux se baladent, se parlent, se découvrent, se déshabillent et font l’amour, bientôt entourés par d’autres couples qui forment des corps nus en fusion sur une vaste étendue de sable. Vision hédoniste d’une communion totale avec la nature, loin des barrières sociales et du quotidien technologique. Ces jeux érotiques, combinés à une incroyable musique expérimentale (merci aux Pink Floyd), créent tout de suite un écho entre la beauté dénudée des personnages et celle, désertique, des paysages, comme un retour à l’origine du monde. Malheureusement, cette vision idyllique et libertaire n’est qu’un rêve. Juste une simple utopie. Retour à la réalité, donc…

La suite sera moins glorieuse : de retour en ville, Mark est abattu, et Daria, de son côté, s’effondre en apprenant la nouvelle. Elle qui pensait que rien n’est vraiment terrible dans le monde vient de se prendre un sacré revers. Face à la fin des illusions, il n’appartient plus qu’à elle de poursuivre le processus de révolte. Il en découlera le moment-clé du film : une halte de Daria dans une maison luxueuse égarée en plein milieu du désert, où se tient un séminaire d’entreprise. Là-dedans, tout n’est que beauté glacée, vitres perpétuelles et chemins géométriquement délimités. Aucune liberté. L’habitat isole, aliène, emprisonne. L’homme n’y est plus qu’une souris dans un labyrinthe qu’il a lui-même bâti. Dans un ultime désir de changement, Daria quitte la maison et fantasme une vengeance utopique en faisant exploser la maison par son simple regard. Encore une vision rêvée, répétée plusieurs fois (et sous un angle différent) comme pour en souligner l’impossibilité, qui s’achève dans un délire apocalyptique au ralenti, où éclatent en mille morceaux tous les symboles du consumérisme (appareils ménagers, livres, télévisions, etc…), le tout sur fond de musique rock. Cette étrange composition picturale d’une société qui explose sous la pression de la contestation globale est certes teintée d’une vraie tristesse, mais Antonioni la rend vivante par le meilleur biais possible : le rêve devient ici l’unique échappatoire à une réalité terrifiante. Que l’art ne puisse pas forcément changer le monde est une chose, mais qu’il puisse le sublimer pour devenir le seul lieu vecteur de changement en est une autre, infiniment plus universelle. C’est une vraie définition de l’utopie et, paradoxalement, du cinéma.

Pour une fois, alors que ses précédents films semblaient vouloir laisser le spectateur s’interroger sur ce qu’il voyait et/ou ce qu’il croyait, Antonioni réalise un film où son point de vue personnel éclate à la manière d’une grenade à fragmentation. Mais son regard n’est jamais celui d’un moraliste : en digne artiste attaché à la poésie des éléments sans tracer de route prédéfinie, il se contente de laisser le volant à son audience. Loin d’un vibrant contestataire qui défendrait une cause jusqu’à l’excès, il fait preuve de lucidité vis-à-vis d’un système bloqué dans une impasse fatale. Paradoxalement, c’est en étant plus enclin à assumer son pessimisme que sa mise en scène peut ici se perfectionner : son film, plastiquement magnifique et surchargé d’une modernité inédite à l’époque, n’a clairement pas volé son statut de « film sensoriel ». Sa science du cadrage s’en retrouve même décuplée : jeu sur les décors en trompe-l’œil et les échelles de plan, usage métronome du Scope pour accentuer la dichotomie humain/espace, contraste colorimétrique lorsque les éléments se rencontrent (exemple : un avion peint en oiseau vole au-dessus du désert). Chef-d’œuvre total, Zabriskie Point est de ces révolutions formelles qui suspendent le temps au lieu de l’accélérer. Lorsque le film s’arrête brutalement, on sait déjà qu’on ne l’oubliera pas. Et qu’on y reviendra souvent.

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