[MIND GAME] Uncharted 4 – Jouer, c’est croire

REALISATION : Bruce Straley
DÉVELOPPEMENT : Naughty Dog
AVEC : Nolan North, Troy Baker, Warren Kole, Emily Rose, Richard McGonagle
SCENARIO : Neil Druckmann, Josh Scherr
BANDE ORIGINALE : Henry Jackman
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Aventure
DATE DE SORTIE : 10 mai 2016
DUREE DE VIE : Approximativement 14 heures pour le premier run
BANDE-ANNONCE

Synopsis : L’histoire se déroule quelques années après les évènements d’Uncharted 3. On y retrouve un Nathan coulant des jours paisibles avec Elena et dont le repos est troublé par l’apparition de Sam. Drake, qui pensait son frère aîné de 5 ans mort et qui, pour une raison obscure, se sent redevable envers lui, n’hésite pas à le rejoindre dans une chasse au trésor visant à dénicher un artefact du pirate Henry Avery. Nate doit donc suivre son frère accompagné par Sully et Elena dans une nouvelle aventure sur l’ile de Madagascar et l’un de ses archipels l’île Sainte-Marie. Mais cette aventure n’est pas de tout repos car ils ont à faire à un nouvel ennemi redoutable.

NB : Ce qui suit est la retranscription de la critique visible par ailleurs en vidéo, dans le deuxième épisode de Mind Game situé en bas de page.

Partons d’un principe établi et largement répandu depuis des mois sur les Internets : oui, Uncharted 4 est une claque visuelle. Pas celle que les tests nous vendent une fois tous les trois mois. Pas les The Order : 1886 dont les évidentes prouesses technologiques ne parviennent jamais à dissimuler l’archaïsme de ses mécaniques de jeu. Non, Uncharted 4 est une claque visuelle totale, complète. Une vraie, du genre à vous émerveiller sur la durée tout en faisant de cet émerveillement l’une des fondations de son système de jeu. Il n’aura ainsi échappé à personne que ce quatrième opus est aussi le dernier de la saga. Et en tant que tel, il émane de lui une mélancolie latente, reflet des derniers instants vécus en compagnie de personnages qui n’auront jamais été aussi attachants. Une mélancolie bercée par la splendeur de décors photo-réalistes, dissimulée à chaque recoin des nombreux panoramas qu’il nous sera donné de contempler. Comme pour favoriser le ressenti d’enjeux existentiels qui, cela tombe bien, constituent le cœur du récit. Nathan Drake en a en effet fini avec l’exploration du monde et la recherche de ses cités perdues. Il est désormais marié, mène une vie ordinaire que l’on devine très vite ne pas être faite pour lui.

Et c’est là que la beauté du jeu prend tout son sens. Car aussi sublime soit-il visuellement, Uncharted 4 impressionne moins par une direction artistique somme toute familière, que par des personnages que l’on aura rarement vu aussi vivants, forts de l’emploi d’une performance capture qui fascine d’un bout à l’autre de l’aventure.
Au-delà de cette nouvelle épopée de Drake, impliquant une énième fois gunfights haletants et exploration dépaysante, se jouent donc de vrais dilemmes intimes faisant de cet épisode le jeu le plus humain de la saga. Donc le plus émouvant. Et donc le plus surprenant.

Lorsqu’elle évoque la séquence du train dans Uncharted 2, la creative director et scénariste Amy Hennig rappelle que celle-ci est née de la volonté d’obtenir une scène excitante en matière de gameplay, et non d’une idée narrative. Mais elle pointe surtout le fait d’avoir voulu impliquer le joueur émotionnellement, à travers la motivation du héros lors de cette phase de jeu. Et c’est là que se joue toute la différence entre joueur et spectateur. Car si ce dernier peut potentiellement se sentir excité par les enjeux narratifs en cours, le fait est que le premier pensera uniquement à se frayer un chemin à travers les soldats et hélicoptères qui ne cherchent qu’à lui démolir la gueule, pas au personnage qu’il est censé sauver. La séquence est longue, nerveuse, spectaculaire, et de ces seuls aspects va naître le flow tenant le joueur en haleine jusqu’à sa conclusion. Si implication émotionnelle il y a, elle tient principalement au gameplay qui régit la scène. Pas vraiment à son enjeu final.

En soi, les intentions d’Amy Hennig sont tout à fait louables, et la scène en question une réussite d’un point de vue purement ludique, mais elles rendent malgré tout compte d’un malentendu qui nourrit le jeu vidéo depuis des lustres, cette fameuse dissonance ludo-narrative dont Uncharted s’est progressivement fait le chantre. Aussi développés soient les scénarios des trois premiers épisodes, rarement ont-ils été accompagnés de mécaniques de jeu aptes à les compléter, capables d’élever le joueur, de lui faire ressentir par le gameplay des enjeux strictement narratifs. Et quand Uncharted 3, pour ne citer que lui, tentait de mettre ça en place, il le faisait au mépris du rythme et en sacrifiant toute complexité ludique, rendant de fait ces séquences interminables et dénuées d’intérêt, donc d’émotion.
Vous savez, c’est un peu comme comparer un plan fixe et un travelling dans le cinéma. À durée égale, c’est le travelling qui donnera l’impression d’être le plus long. On peut penser que dans le jeu vidéo, deux minutes uniquement passées à orienter le stick analogique paraîtront plus lentes que d’exploiter plusieurs combinaisons de boutons sur la même durée. Assez clairement, tout le sel de la trilogie PS3 se situait donc bien plus dans des phases de jeu ostensiblement funs et emphatiques que dans ses quelques tentatives expérimentales.

8 mois après le début du développement d’Uncharted 4, Amy Hennig est débarquée de chez Naughty Dog. Forts du succès de The Last of Us, Neil Druckmann reprend le flambeau à l’écriture, accompagné de Bruce Straley à la réalisation. En résulte un titre dont l’ambition parvient enfin à allier l’histoire et le jeu/le play à un niveau quasi symbiotique, à traduire par des mécaniques ludiques les enjeux humains qui parcourent l’aventure. Et ce, dès le tutoriel.

Mais oui, vous savez, ces phases insupportables au début de neuf jeux sur dix, durant lesquelles vous apprenez des commandes extrêmement simples dans des séquences à peine justifiées narrativement, et qui ne disent rien de l’univers dans lequel vous êtes ni du personnage que vous contrôlez. Ces écueils, Uncharted 4 les évite tous.
Parce que le premier chapitre nous fait incarner Drake enfant, l’apprentissage du joueur est donc aussi celui du personnage, lequel doit se cacher des adultes et escalader divers murs pour rejoindre son frère et s’éloigner de l’orphelinat. C’est aussi l’occasion d’en dire long sur la relation entre Sam et Nathan à travers le gameplay : Sam devance Nathan du début à la fin, le guide, nous apprend le maniement du grappin. Ses mouvements sont fluides, pleins d’assurance, tandis que notre avatar se montre plus hésitant, plus maladroit. Sam est donc le mentor de Nathan, probablement celui par lequel son goût de l’exploration a pris forme. Une donnée essentielle dans la relation entretenue par le duo au fil du récit et que l’on aura acquise par le jeu, à la manière de ces enfants prenant leurs actes à la légère. Le tutoriel n’en paraît donc pas un et tend à favoriser l’immersion, déjà dans l’optique de placer l’humain au premier plan.

Les premiers chapitres sont à l’avenant, jouant de la dialectique complexe entre scénario et ludisme : les phases de jeu à proprement parler sont minimalistes – on nage, marche, escalade – mais servent en permanence l’atmosphère nostalgique du jeu, qui trouve son climax dans cet exceptionnel chapitre 4 narrant le quotidien banal de Nathan. Une lente exploration sous-marine noie le joueur dans un ennui consenti, le faisant ensuite littéralement remonter à la surface, celle de la réalité d’une vie – et donc d’un jeu – éloigné de toute chasse au trésor qu’il n’a toujours pas entamée après plus d’une heure de jeu. L’égalité vie/jeu est donc établie : si Nathan est nostalgique de sa vie passée, le joueur devra l’être de son passé de joueur, ce que traduira parfaitement Naughty Dog à travers cette séance de tirs avec un pistolet en plastique ; et surtout la possibilité qui nous sera donnée de replonger, le temps d’un niveau, dans l’éternel Crash Bandicoot.

Principalement grâce à des mécaniques de jeu, Uncharted 4 pousse l’empathie envers ses personnages à un niveau qu’aucun des trois précédents volets n’a jamais pu espérer atteindre. À ce titre, le duo Elena/Nathan est l’un des couples de jeux vidéo les plus touchants jamais vus manette en main. Chaque interaction, chaque dialogue fait montre d’un naturel absolu, force l’attachement pour mieux immerger le joueur dans l’univers qui les met en scène.
C’est d’ailleurs l’une des meilleures idées du jeu : Nathan Drake ne sera seul qu’à de rares occasions. Ponctuée de dialogues entre les personnages, la progression dans un Uncharted n’a jamais parue aussi vivante, d’autant que le level-design nécessite régulièrement leur collaboration. Chaque séquence du jeu donne lieu à des échanges savoureux, témoignant parfois de la complexité des rapports entre les protagonistes sans que cela ne soit nécessairement utile à l’intrigue.

Et si le jeu est une claque graphique, c’est aussi parce qu’il étoffe l’environnement de détails pas forcément identifiables de prime abord mais qui rendent l’univers réellement organique. Le développement des personnages parvient donc à se mêler à un aspect contemplatif évident, si évident même qu’il fait du mode photo une mécanique de jeu à part entière, soutenant la mélancolie le temps de trouver le bon axe, le bon angle de prise de vue. Certaines zones ne semblent d’ailleurs dédiées qu’à leur utilisation et mine de rien, c’est bien la première fois que l’envie me prend de faire des captures d’écran une fois toutes les dix minutes.
Le monde à explorer est plus vaste, donc propice à s’y égarer quelques minutes, comme pour refléter la perte de repères du personnage. Uncharted 4 joue donc moins sur la construction progressive et hasardeuse du level-design que ses aînés, où la progression était avant tout permise par la destruction des décors. Ici, le plaisir de parcourir les zones est réel, celui de se laisser porter également, d’errer, tout en connaissant intuitivement le chemin à suivre pour continuer l’aventure. Peut-être moins spectaculaire à ce niveau, le jeu se veut plus immersif car plus vraisemblant : il est rare qu’une situation nous sorte de notre état de joueur, ce qui arrivait régulièrement avant quand le sol s’écroulait sous nos pieds une fois sur deux.

Malgré ses multiples morceaux de bravoure et autres envolées spectaculaires, Uncharted 4 est donc aussi l’opus le plus subtil de la saga, le plus mesuré et le mieux structuré. Les phases de tirs sont aussi nombreuses que dans les précédents jeux mais celui-ci étant deux fois plus long, il peut se passer très longtemps sans entendre le moindre coup de feu. Certaines d’entre elles ont également le mérite d’être très courtes, équilibrant la donne avec des séquences de combats bien plus ardues. Une bonne idée, sur des phases de jeu qui n’en manquent pas : plus stratégiques du fait de la diversité des approches possibles, plus intenses du fait d’une récupération plus rapide de notre énergie et de la mobilité des adversaires, moins répétitives grâce à des checkpoints bien placés, ces séquences sont les plus abouties de la saga. À peine pourra-t-on pinailler sur une IA à la ramasse lorsque l’on s’essaie à l’infiltration.

Car bien sûr, le jeu n’est pas parfait. Défaut principal inhérent à la franchise, les phases d’exploration jouent encore et toujours sur les mêmes mécaniques, répétées à l’envi et n’impliquant pas la moindre difficulté. Du coup, si la progression se montre particulièrement efficace dans les émotions qu’elle cherche à transmettre au joueur, elle se révèle aussi plus routinière, plus tranquille que par le passé. Une impression qui se fait prégnante au fil des heures, particulièrement dans un dernier tiers qui tend à s’éterniser. Peu aidé par des facilités d’écriture un peu vaines, Uncharted 4 souffre parfois d’un trop peu d’inventivité, manque d’un renouvellement de ses mécaniques qui aurait appuyé sa dimension de jeu d’aventure terminal.

Mais voilà, le jeu fascine. S’il tente peut-être moins de choses que le troisième opus, il réussit quasiment tout ce qu’il entreprend, achevant de faire de Nathan Drake non pas l’héritier d’Indiana Jones et de Lara Croft, mais bien de Tintin, ce personnage invulnérable vivant par et pour l’aventure, thématique imprégnant chaque recoin de cet ultime épisode et ressentie à chaque seconde. À la manière d’Hergé, Naughty Dog orchestre sa propre ligne claire, expression ne désignant par uniquement la manière de dessiner propre à l’auteur belge, mais aussi sa façon de raconter une histoire faite d’ellipses, de péripéties courtes et nombreuses. Ici, les séquences mémorables ne manquent pas et impressionnent par leur diversité. Le seul chapitre 11 se permet ainsi d’enchaîner successivement un gunfight dans un marché de Madagascar, une course-poursuite, un slalom aérien accroché à un grappin, une nouvelle course-poursuite jonglant de véhicule en véhicule, l’évasion d’un véhicule en feu et un affrontement intense évoquant une relecture énervée du Duel de Steven Spielberg. Un enchaînement de mésaventures dont Tintin a toujours été coutumier et qui trouve ici son héritier vidéoludique le plus évident.
Cette ligne claire narrative, Naughty Dog l’étoffe ici des acquis de The Last of Us, de cette narration par le gameplay de laquelle émergent ces histoires qui ne nous sont jamais contées oralement. Des petits récits qui contribuent grandement au charme du jeu. Et puis il y a ces quelques instants de grâce, dans lesquels la superbe bande originale du jeu vient par exemple transformer une banale séquence de conduite en une introspection inattendue.

Lors d’une séquence du jeu – que je ne désignerai pas pour ne pas vous spoiler – Uncharted 4 nous fera ressentir que jouer, c’est croire. En faisant en sorte de lier intimement ses enjeux ludiques et narratifs, Naughty Dog nous rappelle la puissance du jeu, du play, comme vecteur d’émotions à part entière, loin des obsessions cinématographiques de la trilogie PS3.
Comme Nathan, la firme américaine a fait face aux doutes, a fait les choix nécessaires pour avancer sans jamais renier son identité, la grandeur de ses petits débuts. Uncharted 4 marque certes la fin d’une époque, mais il nous fait surtout croire en les capacités du média à se transcender. Bref : c’est ce que l’on appelle un putain de grand jeu.

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