Enquête sur le monde invisible

REALISATION : Jean-Michel Roux
PRODUCTION : Noé Productions, Mars Films
SCENARIO : Jean-Michel Roux
PHOTOGRAPHIE : Jean-Louis Vialard
MONTAGE : Joseph Licidé
BANDE ORIGINALE : Biosphere, Hector Zazou
ORIGINE : France
GENRE : Documentaire
DATE DE SORTIE : 30 octobre 2002
DUREE : 1h26
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Vivant au milieu d’une nature primitive et toujours en formation, l’Islande entretient des rapports secrets avec une communauté d’êtres invisibles : les elfes. De nombreux Islandais affirment également avoir vu des fantômes, certains observent des monstres aquatiques, d’autres communiquent avec des anges ou des extraterrestres. Reposant sur des confessions troublantes, cette enquête à suspense nous confronte à une question fondamentale : sommes-nous seuls dans l’univers ?

L’Islande est-elle le refuge des elfes, des trolls, des extraterrestres et des mabouls en puissance ? Voilà un docu zarbi qui suscite autant de fous rires nerveux que d’effets secondaires pas négligeables.

On a beau savoir que le documentaire offre un angle on ne peut plus optimal pour refléter les apparences du réel, on a de plus en plus de mal à se retenir de contredire la règle. Parce que le cinéma est par définition l’art du mensonge, ou tout du moins celui de la vérité par le mensonge. Parce que le principe même du montage tend à sélectionner et à cadrer ce qui ne l’est pas dans la réalité. Parce que la définition du genre selon Jean Vigo (« Un point de vue documenté ») n’a pas attendu les tracts satiriques de Michael Moore pour révéler à quel point le documentaire n’a au fond rien de réellement objectif. Désolé de démarrer d’entrée par de la lapalissade pur jus, mais c’est bien parce que l’objet filmique dont il va être ici question nous place pile poil dans l’œil du cyclone, là où ce qui est dit et « montré » (on insiste vraiment très fort sur les guillemets) devient une garantie de claquage interprétatif. Entre un réel tangible qui fait mine d’avoir fumé la moquette et un onirisme bidouillé qui paraît moins fake que le facteur humain, on ne sait plus où donner de la tête et on craint même de finir par la perdre. Tout ça pour dire que le documentaire de Jean-Michel Roux – à qui l’on devait déjà le très bizarroïde Les Mille merveilles de l’univers avec Tcheky Karyo et Julie Delpy – finit par incarner à son corps défendant le point d’interrogation qu’il laisse en bout de course dans la tête de son audience. Bienvenue dans une étrange expérience de cinéma qui va mettre votre suspension d’incrédulité dans l’embarras le plus total.

D’abord, un petit rappel des faits s’impose. En mai 1990, alors qu’il entame en Islande une série de repérages photographiques pour un projet de film de science-fiction qui n’aboutira pas, Jean-Michel Roux se confronte de plein fouet à l’aspect « pile ou face » du pays : d’un côté, la découverte de l’extraordinaire beauté minérale de cette île aux abords du Cercle Polaire ; de l’autre, une population qui témoigne ouvertement de sa relation avec des « êtres invisibles » (elfes, trolls, extraterrestres, fantômes, anges, monstres sous-marins…). Sept ans plus tard, toujours aussi obsédé par ce premier contact, il réalise Elfland, un court reportage sur les elfes en Islande, dans le cadre de l’émission L’œil du cyclone sur Canal+. C’est le début d’une longue enquête, effectuée avec le soutien d’une artiste islandaise francophone (Mireya Samper), et destinée à recueillir un maximum de faits et de témoignages. A tel point que l’idée d’un long-métrage, basé sur le même système d’interview et invitant parfois les mêmes témoins, finira par être mise sur le tapis. Pour quel résultat ? Un ovni total qui vise la contemplation sans recul ni distance vis-à-vis de ce(ux) qu’il filme. Bon, certes, au vu des cartons balancés en introduction sur l’Histoire de l’ancienne colonie viking (ancienneté de la langue, progressisme politique local, références à Jules Verne), on veut bien admettre que les traditions occultes ait finit par infuser la vie communale et insulaire de la population, au point de leur faire croire à l’existence de l’irrationnel et à l’interprétation de signes divers. On veut bien aussi admettre que ce genre de croyance puisse rester du domaine de l’intime et du cercle familial pour ses quelques initiés – ce point est d’ailleurs souligné par l’un des interviewés. Mais entre la foi et l’affabulation, il y a un fossé que le système d’interview mis en place par Roux ne cesse d’élargir à chaque nouvel intervenant.

Faire la liste des témoignages compilés dans ce documentaire divisé en sections très précises (chacune cible une catégorie d’êtres invisibles) aurait largement de quoi faire passer la patrie de Björk pour une terre d’asile… de fous. La smala de lézardés de la cafetière qui passent à tour de rôle devant la caméra fait en tout cas tout ce qu’il faut pour, armés d’un détachement borné qui les rend plus évasifs et grotesques qu’autre chose (et surtout pas émouvants pour un sou). Pour les témoignages sur les elfes et les trolls, la liste est déjà bien gratinée. En vrac : le fermier qui prétend pouvoir communiquer avec les elfes, la gamine de neuf printemps qui dit recevoir des objets de leur part, la masseuse qui raconte des histoires de femmes devenues enceintes après avoir été aspirées dans des rochers (?!?), le maire du village qui exhibe une carte d’Islande recensant l’emplacement des « mondes invisibles », le flic qui parle de son ami d’enfance « invisible », l’écrivain qui médite devant un rocher qualifié de « bibliothèque des elfes », le pêcheur de crevettes qui invite carrément Tolkien dans l’équation, sans parler d’un chercheur en cosmologie fractale au look de gourou flippant qui en rajoute des caisses dans le délire ésotérique (ça cause tectonique des plaques pour justifier l’existence de l’irrationnel !). La suite monte encore de plusieurs étages dans le portnawak, tant et si bien qu’en livrer un petit best-of exhaustif passe pour la seule chose à faire. Accrochez-vous bien…

Ici, un Panoramix à la noix fait le lien entre les divinités islandaises et hindouistes tout en pratiquant des rituels paganistes à la Midsommar, tandis qu’une institutrice confie à ses élèves avoir aperçu une créature dans le lac voisin (mais une fois à la fenêtre, le « ça » a visiblement disparu, oh zut, c’est pas de bol !). Là, un thérapeute évoque ses interventions (sur place ou par voie spirituelle) dans des affaires de fantômes tandis qu’une femme raconte avoir été agressée chez elle par un poltergeist. Ailleurs, une médium décrit en live ses visions durant sa visite d’un hôtel soi-disant hanté (rires), parle de son contact télépathique avec des aliens qui veulent construire un aéroport (re-rires) et confie avoir vu un ange s’enrouler autour du réacteur de l’avion qui l’emmenait à Miami (hilarité générale). A côté de ça, une photographe dit voir des êtres invisibles lors des naissances et des décès à l’hôpital de Reykjavik, une grabataire parle de la revenante qui la guidait à travers la lumière des bougies le jour de l’enterrement de son frère, et un guérisseur dévoile son propre système vidéo sensé capturer l’énergie qui entoure le corps et les êtres invisibles (mais on voit juste de vagues couleurs sur un écran ultra-pixellisé). Vous en voulez encore ? Sachez que le 7ème Art est lui aussi convié pour justifier ce qui ne peut pas l’être, entre le cinéaste qui confie avoir aperçu le monolithe de 2001 dans le ciel un soir de cuite, l’écrivain qui parle de la saga Indiana Jones et des livres de Carlos Castaneda pour démontrer sa théorie sur le passage d’une dimension à l’autre, ou encore l’autre qui cite Sixième sens ou l’ouverture de Contact pour décrire ses propres expériences métaphysiques. Et enfin, last but not least, la palme revient à une femme présentée à la fois comme voyante et professeur de piano, qui dit visualiser une ville de gnomes sur un banal flanc rocheux, qui pratique des séances de méditation à base d’objets géométriques chelous, qui « justifie » l’absence d’extraterrestres censés atterrir tel jour à tel endroit (ils auraient eu peur des journalistes et seraient donc restés sur une autre « fréquence », c’est pas de chance, non ?), qui évoque le contact entre des humains ayant quitté leur corps et des êtres invisibles sensés les alerter sur les infiltrations extraterrestres au sein des sphères financières et politiques (?!?!?), et qui dit être capable de quitter son propre corps pour pouvoir traverser l’univers !

Devant une Islande à ce point peuplée de Sylvain Durif en puissance et suffisamment perchée pour faire revivre l’esprit fumeux des Mystères de Jacques Pradel, le doute s’impose quand au réflexe à adopter : rire comme une otarie bourrée devant ce qui frise le délire absolu ou rester de marbre face à une brèche ouverte moins dans la réalité que dans le domaine de la raison. Le film ne nous facilite pas la tâche au vu de ses partis pris narratifs et visuels. Aborder des pratiques communautaires via le regard d’un ethnologue honore certes l’essence même du documentaire, mais installe aussi une mise à distance de par le choix des cadrages (en général la tête en bas et le hors-champ laissé invisible) et titille même l’ésotérisme dans le sens où ce qui est dit et décrit n’est ni filmé ni démontré. Se dispenser de tout commentaire en laissant la parole à autrui et ce sans recul donne certes accès à un propos livré dans sa plus parfaite nudité (et sincérité), mais le fait de remplir le cadre avec rien d’autre que ces gens parlant de l’« immontrable » montre qu’il n’y a au fond rien d’autre à filmer que leurs visages (les gros plans sont ici légion). Rester objectif quant à la véracité des propos tenus ne nous dispense pas du crédit à leur accorder et n’excuse en rien le manque de profondeur dont fait preuve le réalisateur. D’où le fait que ce dernier, condamné lors des entretiens à survoler son sujet au lieu de le creuser, en soit réduit à tenter l’esquive par des percées esthétiques, tantôt oniriques tantôt contemplatives, alimentée par l’extraordinaire puissance minérale des paysages islandais dont on ne sait que trop bien la mutation constante. C’est là que le film gagne quelques points : son atmosphère irréelle, parfaitement soutenue par la photo ultra-granuleuse de Jean-Louis Vialard et la BO planante du groupe Biosphere, nous soumet parfois à des effets de scotomisation pas si divergents de ceux évoqués par les interviewés. En guise d’exemples, on se surprend ainsi à déceler des visages humains dans de simples reliefs rocailleux, ou à percevoir divers symboles au travers d’un montage de panoramas aériens. Pour une invitation au voyage doublée de la découverte de nouveaux champs de perception, c’est bien dans tout ce qui ne relève pas du verbe qu’il faudra ici chercher la bonne porte de sortie.

Il suffit d’une comparaison avec un autre film pour mettre un point final à cette « enquête ». Lorsqu’il utilisa son adaptation de Blueberry comme prolongement de ses expériences mystiques chez les chamans d’Amazonie, Jan Kounen avait su relier sa description graphique des visions chamaniques à un propos métaphysique d’une grande profondeur qui avait l’intelligence de n’être jamais expliqué – le spectateur se devait d’en passer par la pure sensation physique pour ouvrir la porte d’un véritable « monde invisible » et trouver ses propres réponses. Jean-Michel Roux a fait l’inverse : laisser à la parole le soin de livrer clés en main l’entièreté du propos (aussi lourdingue et imbitable soit-il), rendre ainsi incontestable ce qui ne l’est fatalement pas, ramasser les miettes de ce loupé au travers d’une esthétique certes plus efficiente mais malgré tout insuffisante en soi, et révéler in fine son incapacité à filmer la « foi ». Pour la création d’images et d’ambiances, son travail se fait davantage le relais de cette théorie farfelue d’un peintre ici interviewé, selon lequel peindre quelque chose qui n’existe pas revient à faire du tableau une preuve indiscutable de son existence. Ce n’est pas au travers de ce postulat discutable que le film peut justifier son statut d’enquête, surtout quand le poids de sa narration repose tout entier sur des effets peu subtils (individus nimbés d’une blancheur aveuglante, transitions via la flamme d’une bougie, surimpression à gogo, etc…). Et pour ce qui est d’éclairer quoi que ce soit d’inédit, la quatrième dimension que l’on visite n’en est hélas pas une. Seul un dialogue en off, accompagnant une courte scène où le réalisateur islandais Baltasar Kormákur (Everest, Beast) joue un « acteur dans une maison vide », a autant valeur d’effet de signature que d’aveu d’échec pour cette inénarrable Enquête sur le monde invisible :

Vivre, c’est être comme un acteur qui joue dans un film sans connaître le scénario. Il entre dans une maison, ignorant ce qu’il y a à l’intérieur : du bon, du mauvais, de l’amour, de la violence ou autre chose. Mais il peut improviser l’histoire, car c’est nous qui décidons ce qui nous arrive dans la vie.

Photos : © Mars Distribution. Tous droits réservés

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