Cosmopolis

REALISATION : David Cronenberg
PRODUCTION : Stone Angels, Kinology, Prospero Pictures
AVEC : Robert Pattinson, Sarah Gadon, Paul Giamatti, Juliette Binoche, Samantha Morton
SCENARIO : David Cronenberg
PHOTOGRAPHIE : Peter Suschitsky
MONTAGE : Ronald Sanders
ORIGINE : France, Canada
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 25 mai 2012
DUREE : 1h48
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans un New York en ébullition, l’ère du capitalisme touche à sa fin. Eric Packer, golden boy de la haute finance, s’engouffre dans sa limousine blanche. Alors que la visite du président des États-Unis paralyse Manhattan, Eric Packer n’a qu’une seule obsession : une coupe de cheveux chez son coiffeur à l’autre bout de la ville. Au fur et à mesure de la journée, le chaos s’installe, et il assiste, impuissant, à l’effondrement de son empire. Il est aussi certain qu’on va l’assassiner. Quand ? Où ? Il s’apprête à vivre les 24 heures les plus importantes de sa vie…

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« Le besoin de détruire est un besoin créatif ». Détruire le passé, reconstruire le futur. Le fleuron des anarchistes ? Pas seulement, puisque la pensée capitaliste ne peut s’empêcher de se réapproprier l’idée dans le pire sens qui puisse exister : l’usage de la violence n’est alors plus vu comme l’amas de rage et de colère qui gangrène l’individu, mais comme un schéma interne bien plus froid et calculateur, n’anticipant la marche à suivre qu’en se basant sur un ensemble de données abstraites, à l’abri de tout contact impliquant les relations humaines puisque le monde entier n’est plus que la niche du virtuel. Il y a peu, deux films ont abordé ce thème avec plus ou moins de génie. D’un part, le récent Margin Call, où la terrible menace d’une crise économique poussait un puissant requin de la finance à multiplier les licenciements pour éviter le casse-pipe : une manipulation sournoise, puisque la remontée qui s’ensuivra ne manquera pas d’avoir un impact positif sur les marchés (tout reconstruire après un désastre plus ou moins maîtrisé). D’autre part, le fabuleux The social network, où David Fincher autopsiait la transformation irréversible des relations sociales vers un autre système online, cybernétique et indestructible, dominé par l’absence de contact direct et la réunion définitive des esprits au cœur d’un réseau virtuel. Avec, en filigrane de cela, une idée simple : comment devenir le maître du monde à partir d’un concept débile, tirant qui plus est son origine d’une banale vexation sentimentale. Le parcours de Mark Zuckerberg était édifiant pour décrire l’ascension d’un geek à la limite de l’autisme qui franchissait les frontières du possible une par une. Avec, en bout de parcours, un double constat terrible : l’incapacité pour lui de redescendre après être monté aussi haut dans la stratosphère du pouvoir, et un statut de Frankenstein moderne, condamné à suivre l’ascension éternelle de sa propre création sans jamais pouvoir en maîtriser les dommages collatéraux.

Chez Cronenberg, le processus est inversé : Eric Packer peut être d’emblée désigné comme le nouvel Esprit, une entité corporelle qui contrôle à elle seule le destin du Tout. Il est le nouveau spectre qui hante le monde : le capitalisme. Une métaphore qui, dans le court roman de Don DeLillo, était à voir avant tout comme le détournement ironique du début du Manifeste du Parti Communiste. Or, que ce soit chez DeLillo ou chez Cronenberg, l’idée s’éloigne de la simple métaphore verbale pour dériver vers un constat précis, à la fois physique et théorique, de ce que le capitalisme moderne est aujourd’hui devenu. Un monde à la dérive ? Un processus monstrueux ? Un organisme malade ? Nous y voilà : alors que les précédents films du cinépsy canadien abordaient le corps humain comme épicentre de la condition humaine, l’organisme que Cronenberg va explorer ici sous tous ses aspects est pour la première fois à double visage, l’un concret, l’autre abstrait. Le premier, entité organique sans cœur ni émotion (mais très bavarde), n’est plus que le prolongement du second, entité théorique bâtie sur des schémas d’anticipation et de destruction. Et l’interpénétrabilité des deux donne ainsi à Cosmopolis sa sidérante structure bicéphale : une narration lente et progressive, où le fascinant verbiage théorique de DeLillo effectue un ping-pong parfaitement calculé avec la froideur chirurgicale des cadres et de la mise en espace.

Un corps mort, donc. Voici comment Eric Packer (Robert Pattinson) pourrait facilement être décrit. Mais soyons plus précis : un jeune milliardaire à peine trentenaire, cloîtré la plupart du temps dans une limousine ultra-luxueuse où il reçoit la plupart de ses visites quotidiennes. Une voiture de luxe qui, outre un confort matériel hallucinant, a été customisée selon ses désirs les plus fous, au point de finir par évoquer autre chose qu’un simple moyen de transport : intérieur au design futuriste évoquant l’ultra-modernité du monde contemporain, espace insonorisé et blindé de tous les côtés où le bruit de l’extérieur n’a plus d’effet sur les passagers du véhicule, vaisseau spatial où les écrans virtuels côtoient du mobilier à la géométrie harmonieuse, cercueil de luxe qui bannit toute forme d’émotion issue du monde des humains, bulle protectrice où le jeune mégalomane d’aujourd’hui règne en silence, figé sur un vaste trône en cuir adapté à sa posture et lardé d’écrans incrustés. La limousine n’est donc ici que l’extension de son propre corps : une entité mécanique qui, si elle semble adaptée aux codes du monde extérieur (c’est fou, le nombre de limousines blanches qui roulent dans New York !), n’en reste pas moins imperméable à tout ce qui peut s’y provoquer, émeutes ou désagréments.

A deux reprises dans le récit, Packer en vient même à s’interroger sur ce que son véhicule est censé incarner : « Où vont-elles ses limousines blanches, lorsque leurs propriétaires rentrent chez eux ? ». Au-delà de l’idée d’interroger l’autonomie (quasi dickienne) d’une chose matérielle conçue comme le reflet de soi-même, on sent chez Packer autant que chez Cronenberg le désir de conférer à ce genre d’espace exigu et supra-moderne l’allure d’un robot protéiforme, reflet évident de la fusion entre la chair et le métal que le cinéaste n’a jamais cessé de vouloir explorer. Ici, fort de la maturité acquise sur la plupart de ses derniers films, il peut désormais laisser de côté l’explicite pour aborder l’implicite, la fusion chair/métal se déclinant à la fois sous des angles physiques (confrontation des corps dans le décor) et théoriques (le silence permet d’isoler les dialogues, lancinants et à la diction souvent sensuelle). Le spectre de Crash flotte évidemment au-dessus du projet, ne serait-ce que pour ce parti pris de greffer des expériences limites au cœur d’un espace clos automobile (on y reviendra plus bas), mais il y a encore plus que cela, Cronenberg ne s’étant jamais révélé aussi génial dans la confrontation des forces et des entités.

C’est donc dans cet espace confiné que la majorité de Cosmopolis va se dérouler, les entrevues avec les visiteurs de Packer se succédant au gré du chaos ambiant qui s’agite derrière les vitres teintées. Que veut Eric Packer, au fond ? Se faire couper les cheveux. Ni plus ni moins. Le coiffeur est à l’autre bout de la ville, et il faut donc traverser toute la mégalopole, avec tout ce que cela suppose d’obstacles, de ralentissements et d’imprévus. C’est justement là que tout va très vite se compliquer : la voiture progresse dans New York à la vitesse d’un escargot shooté à l’éther, la visite du Président des Etats-Unis annonce d’emblée une circulation perturbée, les embouteillages ne s’arrangent guère à chaque nouveau virage, et de nombreux manifestants viennent empirer les choses en s’agitant sur les alentours avec une violence cataclysmique. Leur message est clair : « Le spectre du capitalisme hante le monde ».

Le processus est activé, l’Apocalypse du monde est en marche. Pour ne rien arranger, une vidéo du journal télévisé montre que le directeur du FMI s’est fait énucléer dans un talk-show nord-coréen. Et pire encore, Packer subit le contrecoup de l’essor des marchés asiatiques : le yuan subit une hausse hallucinante, alors que Packer avait anticipé sa chute définitive (le roman, situé en 2000, captait l’inverse, avec le yen à la place du yuan). La ruine absolue est désormais à sa porte. Et pour lui, la mort n’est pas qu’abstraite (la fin de son empire), elle est aussi concrète : alertés par une mystérieuse entité invisible surnommée le « Centre », ses gardes du corps viennent lui annoncer l’imminence d’une menace de mort à son encontre. Un homme serait visiblement décidé à le tuer. Un homme que l’on apercevra furtivement, au détour d’un plan, en train de retirer de l’argent à un distributeur de billets. Au terme du récit, cet homme mystérieux qui souhaite se faire appeler Benno Levin (son vrai nom sera pourtant révélé, mais sans que cela puisse avoir une incidence précise) expédiera une balle de revolver dans le crâne de Packer. Une double mort, celle d’un être qui rejoint inévitablement l’écroulement d’un système entier. La fin du monde, donc ? En tout cas, l’anéantissement absolu du monde que Packer aura contribué à façonner à son image.

La fluctuation monétaire du yuan, le chaos ambiant à l’extérieur, la fin imminente de son monde, la possible fin de lui-même, rien de tout cela ne semble pourtant avoir le moindre effet sur Packer. A bord de sa limousine où règne un silence de mort, il se contente de donner audience. Au vu de l’effet domino des entretiens, dont chacun s’achève d’ailleurs par un constat entraînant un avertissement dont Packer ne tient pas compte, on jurerait presque d’y voir une suite d’adieux à tous ceux qui ont partagé son existence : un chef du service informatique (Jay Baruchel) venu le rassurer sur l’inviolabilité de son système, un analyste financier d’une vingtaine d’années (Philip Nozuka) qui doute sur les prévisions de chute du yuan, une maîtresse nymphomane (Juliette Binoche) qui tente par tous les moyens de lui vendre une toile de Rothko, une directrice financière (Emily Hampshire) qui interrompt son jogging hebdomadaire pour l’alerter sur la menace de ruine qui pèse sur lui, un toubib qui lui dresse régulièrement un check-up quotidien de l’organisme, une garde du corps sexy (Patricia McKenzie) qui se livre avec lui à une séance de zizi-panpan agrémentée d’un bon coup de taser, une théoricienne au look de gourou new-age (Samantha Morton) qui disserte sur le cybercapitalisme en sirotant une bonne vodka, et surtout, sa jeune et belle épouse de quelques semaines (Sarah Gadon) qui semble dans le même état de transe (ou d’absence) que lui et qu’il tente de convaincre de renouer avec les plaisirs de la chair. Tous tentent à leur manière de jouer les médiateurs auprès de Packer sur le désastre en cours, mais paradoxalement, la menace ne semble plus avoir le moindre effet sur lui. Sans doute que son imperméabilité au monde est encore active, mais on pressent surtout qu’au fond de lui, il est certainement déjà mort. Ce qui guide ses actions et ses décisions devient autant affaire de dérive que de désintérêt.

Cependant, la coupe de cheveux qu’il désire plus que tout amène un autre niveau de lecture : celui d’un retour vers une réalité qu’il pense avoir quitté depuis longtemps (depuis toujours ?). Le projet d’aller chez le coiffeur renvoie bien sûr à l’obsession des jeunes générations pour le culte de l’apparence, mais il peut aussi se lire comme le désir de s’enlever un petit morceau de son apparence (faussée, bien sûr) et de revenir à un look plus primitif, plus originel, un peu à l’image de ce que cherchaient les protagonistes de Fight Club en charcutant le consumérisme à grands coups de torgnoles dans la tronche. En cela, Packer ira néanmoins bien au-delà de ses désirs rédempteurs, puisqu’en plus d’opérer un déshabillage externe (il perd sa cravate, puis sa veste, pour devenir au final sale et débraillé), sa coupe de cheveux restera inachevée, signe de son basculement définitif vers l’imperfection qu’il n’a jamais pu (ou su) côtoyer. Le récit suit cette logique, allant crescendo de la modernité glaciale de Wall Street (un paysage baudrillardien par excellence) jusqu’aux rues désertes des bas-fonds de la ville, reflet de l’inconscient redéfini de son protagoniste. Et la limousine elle-même n’échappe pas au processus de mutation : salie, secouée, rayée, taguée, cabossée de partout au fil du trajet parmi les émeutes, même si l’intérieur ne subit aucun dégât.

Ce que capte Cronenberg à travers ce délirant processus de relooking hardcore, c’est la mutation d’un monde qui renoue avec sa violence pour récupérer une partie de son inertie perdue. Ce qui, en soi, n’exclut pas l’absurde, chose que le cinéaste s’amuse toujours à incruster dans ses récits pour mieux en contrebalancer la noirceur. Preuve en est la seule et unique « punition » qu’il réserve à son anti-héros : une simple tarte à la crème, expédiée en pleine face par un Noël Godin peroxydé (joué par Mathieu Amalric), et dont le jet brutal ressemble moins à un acte de résistance face au système qu’à un happening grotesque vendu aux médias (lesquels ne tardent pas à filmer et à photographier la scène). Cette scène illustre aussi le côté carnavalesque de la violence, ici détournée à des fins ironiques : il faut y voir des groupes révolutionnaires brandir (puis lâcher) des rats vivants dans les bars pour exprimer leur désir de remplacer les unités monétaires par les rats (une théorie de Zbigniew Herbert qui ouvre le film, rappelant le côté répugnant de l’argent), ou encore la pseudo-révolte de Packer qui, l’espace d’une seconde, abat son garde du corps sans raison précise, peut-être pour avoir un peu de tranquillité pour la soirée. Le geste est soudain, brusque, drôle, grandiose.

Rien ne tourne rond, tout se détraque : la profusion de scènes absurdes ne fait que renforcer l’assurance de Packer de ne plus rien contrôler. Et pour illustrer ce dérèglement interne, le choix de Robert Pattinson (remplaçant au pied levé Colin Farrell, pris sur le tournage du remake de Total Recall) s’avère des plus impressionnants : celui que l’on pensait absent/ridicule/désincarné/insignifiant/mauvais/inexpressif (entourez votre choix) à travers une stupide saga vampirique dont on ne citera pas le nom apporte ici une dose massive d’abstraction et d’ambiguïté, reflétant par sa froideur blafarde (Packer peut se voir comme le vampire de Wall Street) le vide émotionnel qui s’est emparé de son personnage et la paranoïa progressive qui le fera basculer de plein fouet dans la réalité. A l’aise dans tous les registres, que ce soit dans la précision de sa diction ou dans l’érotisation d’un physique quasi cyberpunk, Pattinson sidère à plus d’un titre et son jeu spécifique, sur lequel même une dizaine de paragraphes ne suffiraient pas à en traduire toute la portée symbolique et interne, donne chair à l’une des figures les plus fascinantes de la galaxie cronenbergienne.

Tout comme dans A dangerous method l’année dernière, on retrouve dans Cosmopolis une certaine économie qui tranche agréablement avec la profusion de symboles explicites dont Cronenberg était jusque-là familier. Avec, en tête du podium, un art du dialogue et de la prolepse qui risque fort de dérouter, voire même d’agacer. Dans son film précédent, les face-à-face dialogués entre une Keira Knightley hystérique et un tandem de psychanalystes (joués par Viggo Mortensen et Michael Fassbender) étaient si surchargés de tension, surtout érotique, que cela suffisait à filtrer le sujet du film. Vrai signe de maturité ou simple désir de revenir à un style épuré, on ne savait pas trop, et Cosmopolis apporte enfin la réponse : désormais concentrée sur l’art du dialogue, la mise en scène de Cronenberg s’autorise ainsi des mouvements de caméra très simples (recadrages ou champs-contrechamps d’une rare précision formelle) qui traduisent un vrai vertige, auparavant celui de la théorie psychanalytique, aujourd’hui celui de la marche du monde. Le fascinant verbiage du roman de DeLillo, retranscrit de façon quasi-similaire dans le film, ne doit donc surtout pas être perçu comme une forme littéraire pesante. Bien au contraire : les informations qui en ressortent, aussi banales ou cérébrales puissent-elles être, révèlent avant tout la quête éperdue de communication qui s’empare aujourd’hui de l’individu (au premier plan), comme Packer cherche à le faire à tout prix avec sa jeune épouse, mais aussi la perte du lien direct et organique qui rapproche les individus (en arrière-plan).

C’est d’ailleurs pourquoi le film se contente très précisément d’enchaîner de simples face-à-face, dans lesquels Packer n’est quasiment jamais seul à l’écran (hormis dès l’instant où sa limousine « rentre seule chez elle », tard dans la nuit), comme s’il fallait pour lui établir à nouveau, pour ne pas dire désespérément, un lien égaré depuis trop longtemps, celui de l’échange, social ou sexuel. En outre, il est tout aussi fascinant de voir avec quelle facilité Cronenberg parvient à évoquer le brouillage de toute notion temporelle sans avoir recours au moindre effet de style sursignifiant : un simple dialogue de Samantha Morton sur la mesure adéquate des secondes à l’ère du cybercapital (nano ? zepto ? yocto ?), l’intérieur de la limousine dont on peine assez souvent à saisir les perspectives et/ou les dimensions (abolition magistrale de la spatialité), le silence de mort qui présente le chaos extérieur comme un événement fuyant sans incidence précise (lors de la conversation entre Pattinson et Morton, la limousine a beau être secouée dans tous les sens, le dialogue se poursuit sans agitation ni inquiétude), ou plus globalement, un récit qui file en droite ligne vers son objectif en jouant brillamment sur les ellipses. En effet, que ce soit le coup de taser ou le coup de feu final, tout reste hors champ, comme coupé des règles de l’univers.

La géométrie du film, alliée à la précision de la mise en scène, élabore donc un espace-temps confiné qui se suffit à lui-même, l’art du dialogue n’étant là que pour épouser les perceptions sensées ou déformées des protagonistes. Même le timbre des voix semble ici avoir un impact sur la puissance du langage, en particulier ceux du couple Packer/Shifrin : si le premier joue à fond sur la réflexivité afin de passer d’un état à l’autre sans qu’on s’en aperçoive la première fois (il est souvent difficile de savoir à quoi il pense), la seconde se distingue par un timbre sensuel et éthéré, comme si elle restait figée dans un état second (en plus, elle est poétesse), au point de se sentir parfois troublée par la marche des choses. A ce titre, la scène du snack, où la belle se retrouve face à un plat où trois morceaux de canard flottent dans une soupe, est édifiante : la voilà qui s’interroge « C’était ça que je voulais ? », à croire que le temps se serait arrêté et que tout ce qui l’entoure aurait subi un dérèglement secret. Enfin, une autre brillante idée du cinéaste nous ramène aux génériques (début et fin), où se mêlent des peintures abstraites héritées des toiles de Pollock et de Rothko, précisément celles que le personnage de Juliette Binoche cherche à vendre à Packer. On nous l’indique dans le film : regarder ce genre de tableau serait censé procurer à son spectateur la sensation d’être vivant dans ce monde, l’équilibre entre les couleurs permettant à chacun de combler son propre vide existentiel. Du coup, impossible de ne pas voir le film comme une toile de Rothko en mouvement, où les corps, tour à tour élégants ou crasseux, se mêlent à l’ultra-modernité du monde, absorbés dans le grand bain de la géométrie. Signe que le style de Cronenberg n’a jamais fini d’atteindre son zénith, si tant est que ce dernier puisse exister…

Reste l’idée de la chair comme retour vers la réalité, dont on évoquait plus haut le processus. Deux scènes du film, littéralement démentes, illustrent cela en même temps qu’elles renouent avec la cérébralité extrême des meilleurs films du cinéaste. La première montre Packer dans sa limousine, étendu torse nu face à sa directrice financière en sueur (laquelle serre très fortement une bouteille d’eau entre ses cuisses), pendant que son médecin lui effectue un examen approfondi du rectum. Une scène qui aurait pu se retrouver dans Crash, film-somme dans lequel la chair s’encastrait dans le métal (et vice versa), dans lequel la pulsion sexuelle s’activait autant par une expérience extrême (en l’occurrence, le crash automobile) que par le désir d’atteindre un stade de jouissance ultime. Ici, on sent pourtant que le goût de l’extrême s’est perdu, la tension sexuelle se résumant à écraser un simple objet plastique et phallique (pour l’une) ou à prendre une position acrobatique dans un espace exigu (pour l’autre), et à ce titre, peu avant, même la façon dont Binoche rampe sur le sol de la limousine après son coït avec Pattinson renvoie au numéro de contorsionniste de Rosanna Arquette dans Crash, incapable de rentrer dans une voiture à cause de son handicap. En plus de cela, le fait d’apprendre que le rectum de Packer est asymétrique rejoint sa position bizarre lors de l’examen : un corps qui s’extrait de son trône de cuir (lequel le fige dans une symétrie parfaite) pour retrouver les fonctions de motricité de sa chair, désormais libérée et désorientée. Au vu de son parcours à travers la ville, qui le force à laisser de côté son confort et son élégance, il n’est pas étonnant que l’autre grande scène marquante de Cosmopolis soit la confrontation finale de Packer avec son futur assassin, Benno Levin (Paul Giamatti), pauvre type assez déprimant sur lequel ne sont délivrées que des bribes d’informations (Cronenberg ayant éjecté toutes les confessions intimes de Benno, présentes dans le livre sous la forme d’intermèdes). Une victime qui semble connaître Packer sur le bout des ongles, qui n’aura visiblement pas pu suivre le cours irrépressible du temps (celui-ci étant désormais brouillé, incertain et soumis à l’intuition), et dont les erreurs l’ayant conduit à la déchéance rejoignent sans doute celles de Packer (ce dernier est désormais ruiné).

Ne reste alors plus qu’une longue confrontation verbale, dans l’espace d’un bureau délabré et bourré de déchets (l’image est frappante), durant lequel le retour à la réalité par l’intermédiaire d’une chair vivante se résumera à un coup de feu tiré par Packer dans la paume de sa main. Détruire son propre corps pour mieux se reconstruire soi-même : l’idée, héritière des concepts métallo-organiques de Vidéodrome ou du Tetsuo de Shinya Tsukamoto, surprend ici autant qu’elle sidère, tant la violence du coup ne fait que renvoyer Packer et Benno à leur propre condition. Dès lors, pour ces deux hommes dont l’un n’est que le reflet répugnant de l’autre, aucune autre issue n’est possible : la créature, délaissée par son créateur, met à mort ce dernier sans aucune possibilité de survie à la suite de cet acte (« Je voulais que vous me sauviez »), et le fait de plaquer le générique de fin avant même d’entendre le son de la détonation est d’une logique imparable. Aucun espoir dans ce monde sans foi ni loi, aucune porte de sortie, juste un monde chaotique qui, à l’instar du final de Southland Tales, marque la fin de son existence sur un bang et non sur un soupir. Sur la captation du monde moderne comme sur la fusion des différents langages (symbolique, littéraire, filmique), le geste de cinéaste atteint ici par David Cronenberg est donc d’une impressionnante audace, celui-ci ayant enfin pris le soin (et le temps) de signer un « film de notre époque ». Visionnaire, Cosmopolis l’est sur tous les points évoqués précédemment. Et pour toutes ses qualités magistrales, associées à une maîtrise de plus en plus impressionnante des fondements de la mise en scène, c’est une œuvre qui laissera une trace indélébile.

Photos : © Stone Angels. Tous droits réservés

2 Comments

  • tangoche Says

    Tout de même les gars, si vous aviez lu le bouquin (je suis de mauvais foi, je sais que tu l’as lu ^^) vous auriez remarqué que c’est une adaptation ligne à ligne et description par description (de son aveu même, ça aurait été torché en quelques jours) alors qu’il à réussi à tirer un vrai chef d’oeuvre d’un recueil de nouvelles de Burrough (pour le coup, quant on le lis on se dit que c’est vraiment inadaptable).Final très grossier qui insiste bien sur le fait que le tueur et Eric sont finalement les deux faces d’une même personne et que son parcours est une métaphore d’un capitalisme carnassier et replié sur soi même qui s’effondre en emportant les autres avec lui…Bref, je ne sais pas si il faut se féliciter de voir Crony mettre en dialogue tout ce qu’il faisait par l’image auparavant et je ne trouve pas que « Cosmopolis » arrive à la cheville des émotions et de thèmes discutés dans ses « Vidéodrome » et autre « Faux-Semblants » T_T’.On verra ton avis dans un an ou deux (et le mien aussi!)

  • jean Says

    Je n’arrive pas à comprendre que la symbolique interne du film reste incomprise, pourtant ? la limousine signifie la machine capitaliste sans attache et la libre circulation des capitaux, des hommes?, des marchandises selon les besoins du marché, une machine qui se déplace parmis le peuple avec à son bord l’homme froid et calculateur et spéculateur. Il y a tant de symboles, le dripping générique et l’égémonie de l’art américain d’aprés guerre par les états unis dans un esprit de domination culturelle, le parrallèle entre le derviche tourneur et le rap, l’expression aux services des dominants capitalistes pour assomer une masse populaire par la répétition et l’hypnose de produits culturels, mais aussi lien avec les pays comme la turquie qui sont des états sentinellespour la stratégie de domination sur les pays voisins. Et surtout le final, le suicide d’un banquier par homme acteur à l’origine controversée symbolisée par une serviette sur la tête en guise de coiffe religieuse…un monde qui s’autodétruit, le créateur et sa machine

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