Almanya / Les Femmes Du Bus 678

De même que la plupart de nos films ne sont pas distribués en Allemagne ou généralement avec beaucoup de retard, Almanya nous arrive avec un an de retard sur sa sortie nationale allemande. Il avait réussi à se hisser au cinquième rang de la production nationale la plus vue de l’année 2011 : une carrière remarquable pour un film au budget relativement modeste (le succès est à placer dans un contexte allemand, à la fréquentation annuelle globale nettement inférieure à celle que l’on connaît en France). Si nos Intouchables ont fait un carton d’une toute autre ampleur chez eux, avec plus de huit millions de spectateurs (soit le plus gros score de l’Histoire pour un film français outre-Rhin), ce film-ci demeure un petit phénomène national qui a remporté plusieurs Lola, les équivalents allemands de nos César. Tout ça pour ça. On pourrait dire de même – avec un effarement plus grand encore – des sept ans et cinquante versions qui ont été nécessaires pour aboutir au scénario final, signé par deux sœurs allemandes d’origine turque, Nesrin et Yasemin Samdereli, la seconde étant également réalisatrice. On ressort du film en regrettant de s’être laissé attirer par le seul écho de son succès populaire et l’on se souvient que les comédies consensuelles pour ne pas dire niaises ont peut-être profité ces dernières années d’un abattement des publics occidentaux dû à la crise que traversent leurs pays. On ne s’explique pas autrement l’engouement qu’a suscité ce modèle de fable niaise déguisée en film à sujet. Il y est question d’une famille d’immigrés turcs en Allemagne, où les personnages-types attendus sont là, du grand-père gentiment conservateur et sa femme maniaque du rangement au benjamin parfaitement intégré, marié à une Allemande et reniant presque ses origines, en passant par l’aîné ambitieux qui a fait fortune et l’adolescente angoissée à l’idée que l’enfant qu’elle attend d’un British soit rejeté par la famille ! S’il fallait trouver un point de vue au film – qui bien entendu n’est même pas assez élaboré pour en conserver un comme fil rouge -, ce serait celui du petit-fils, Cem, six ans, dans le flou total quant à son identité : turc ? allemand ?

Dès lors que le pseudo-parti-pris semble être celui de la capacité d’émerveillement et de l’innocence enfantines comme filtre à travers lequel tout nous est raconté, on pense immédiatement au joli Solino de Fatih Akin (2002) qui savait en conserver la cohérence – du moins jusqu’à ce que les personnages grandissent et fassent évoluer le ton global du film. A de rares moments, le décalage fait son petit effet, sans grande conséquence : par exemple lorsqu’il est raconté à Cem que son grand-père avait « kidnappé » sa grand-mère en Turquie, ce qui les contraignaient à se marier immédiatement (on comprend bien qu’en réalité, ils étaient amants). Pour le reste, il faudra se contenter de quelques gags minables sur le choc des cultures : les Allemands mangent chaque dimanche à l’église la chair et boivent le sang de l’homme mystérieux qu’ils ont mis sur une croix (!), mais ils boivent du Coca Cola, beaucoup de Coca Cola, et ça, ça fait rêver l’oncle Muhammad, même adulte, dans une scène ridicule à souhait.

Ce qui dérange le plus dans Almanya, c’est qu’à aucun moment les sœurs Samdereli ne fassent d’écart par rapport à l’angle d’attaque qu’elles ont choisi – soi-disant en s’étant nourries de multiples expériences de proches -, celui de la célébration de la destination de leur titre comme un eldorado. La seule petite ombre au tableau que l’on relève dans la peinture ultra-colorée (la photographie en fait des tonnes) qui est faite de la société allemande contemporaine et de son rapport aux immigrés turcs, c’est une petite pique lancée par une dame dans un métro. Mais qu’importe : elle a tous les attributs de la vieille bique, jusqu’au vieux chapeau d’un autre temps, comme pour dire que depuis l’époque nazie dans laquelle cette mégère-là a dû grandir, on n’a pas vu de racisme outre-Rhin ! Non, décidément, les problèmes d’intégration des immigrés semblent se résumer à des différences de cuisine et de toilettes. Pour le reste, ça va. Les scénaristes résolvent bien comme il faut – avec un petit câlin ou une réplique réconciliatrice mielleuse – les problèmes dérisoires qu’elles posent et qui tiennent bien davantage à une fratrie d’idiots dont on se contrefout qu’à ce que le film prétend évoquer sans jamais le faire : des dynamiques sociétales. Le comble, c’est peut-être la représentation, univoque et casse-gueule au possible, qui est faite des institutions allemandes chargées d’encadrer les vagues d’immigration turque : il y a d’abord ce politicien qui, dans un flash-back édulcoré, accueille avec un sourire jusqu’aux oreilles les travailleurs turcs dès la sortie de leur train et, comme une récompense suprême en fin de film, la Chancelière Angela Merkel en personne qui exalte l’intégration modèle de nos protagonistes. La même Angela Merkel qui, avant même que le film ne sorte dans les salles allemandes, avait évoqué « l’échec du multiculturalisme allemand ». Bref, Almanya est un film destiné aux moins de six ans.

Tandis que plusieurs films sur la révolution égyptienne de 2011 nous sont arrivés très vite (le collectif 18 Jours en 2011, le documentaire Tahrir, Place de la Libération et le film Après la Bataille présenté à Cannes cette année), Mohamed Diab, pourtant très engagé pendant les manifestations, choisit pour son premier long-métrage de se centrer sur un sujet qui attise la flamme révolutionnaire à partir de faits concrets touchant au quotidien de ses concitoyens. Dans une capitale égyptienne dont on serait donc incapable de dire si elle a déjà connu ou non le basculement politique de 2011, trois femmes issues de milieux différents tentent de lutter à leur manière contre le machisme impuni qui fait se multiplier les harcèlements sexuels dans les rues, les maisons et les bus de la ville. En quelques séquences, le réalisateur sait faire du moindre mètre carré dans lequel évolue l’une de ses protagonistes une zone d’incertitude, où une main baladeuse peut venir violer son intimité. Les scènes situées dans les bus sont les plus dérangeantes, tant Fayza, la plus modeste des trois, y est littéralement cernée. La principale réussite du film tient ainsi à la construction d’impasses individuelles et communes, la plus évidente d’entre celles-ci étant judiciaire. Les plaintes pour harcèlement sexuel sont tacitement prises en compte par les autorités, mais sans chef d’accusation propre et précis (elles sont généralement jugées impudiques et ainsi enregistrées comme des agressions). La violence et l’impact psychologiques terribles des harcèlements subis par les femmes se diluent pour ainsi dire dans une procédure judiciaire aveugle et purement formelle. Pour ces victimes, pas d’espace d’expression de leur rage, rien que des murs sur lesquels elles butent.

Le réalisateur paraît à la recherche de lignes de fuite : il y a ces réunions de discussion et d’apprentissage de l’auto-défense, organisées par Seba (une bourgeoise libérée, séparée de son fiancé depuis qu’elle a été agressée et qu’il l’a presque reniée pour cela), ou encore ces spectacles de stand-up auxquels prend part Nelly (une jeune révoltée, dont l’interprète joue d’ailleurs une révolutionnaire dans Après la Bataille de Yousry Nasrallah, prochainement en salles). Mais partout, jusque dans le cercle familial le plus étroit, les tabous taisent tout, le malaise et l’inaction l’emportent, les conventions sociales appellent toujours au même silence, au nom de la droiture et de la bienséance de façade. Sur le plan de la pure écriture, la montée de la tension est donc bien là, d’autant que les trois comédiennes principales sont admirables, loin de celles, extrêmement lisses, que Yousry Nasrallah avaient retenues pour ses Femmes du Caire (2010) et qui crevaient dans l’œuf toute émotion sur un sujet comparable à celui-ci.

Malheureusement, Mohamed Diab ne semble se rappeler que de manière sporadique qu’un film, ça se met aussi (surtout) en scène et que le travail sur la composition des plans aurait pu être d’un apport considérable pour un film dont la dialectique principale est, après tout, celle de l’étouffement. Tout juste a-t-on droit à quelques jeux sur la distance focale qui, pour clore une scène d’intérieur, rendent net un mur situé au premier plan, enfermant ainsi dans ce cadre-dans-le-cadre le personnage féminin situé à ce moment-là à l’arrière-plan. Voilà par exemple un moyen simple de souligner par la forme l’impasse individuelle dans laquelle se trouve chaque héroïne lorsqu’elle est isolée des deux autres, privées de structures collectives où exprimer sa douleur et tenter de formuler une réponse aux harcèlements subis. Fayza, la plus modeste des trois, en pâtit tout particulièrement. Les deux autres, issues de milieux plus intellectuels et plus aisés, peuvent toujours trouver un appui familial ou amoureux, avoir à faire à des personnes plus compréhensives et tolérantes (tout reste relatif)… Une séquence particulièrement réussie est ainsi celle qui met le doigt sur une difficulté de taille rencontrée par les femmes dans leur tentative de lutte commune pour leurs droits : les inégalités socio-culturelles qui les divisent elles-mêmes ! Dans une réplique terrible, Fayza reproche à Seba et Nelly la liberté avec laquelle elles s’habillent et vivent leurs amours pré-mariage aux yeux de tous. Selon elle, ce seraient ces comportements-là – ceux des privilégiées qui peuvent se permettre d’être libérées – qui donneraient l’illusion que toutes les femmes égyptiennes sont ainsi, même celles, modestes, mariées et très croyantes qui cherchent à ne surtout pas attirer les regards sur elles en se couvrant de la tête aux pieds, et qui pourtant pâtissent les premières des harcèlements.

A un certain stade, on atteint un point de la construction narrative où l’on est forcé de reconnaître que toutes les issues semblent avoir été envisagées et que Diab a su en quelque sorte « nous avoir », nous faire partager la détresse de ses héroïnes et également entremêler ses trois itinéraires plus étroitement qu’on aurait pu le croire. Mais on ne peut s’empêcher de voir ici un gimmick narratif emprunté à Alejandro González Iñárritu (référence revendiquée de Diab, qui le cite parmi ses cinéastes préférés) et qui n’atteint jamais la puissance des films d’Asghar Farhadi dans son évocation des problèmes d’une société musulmane conservatrice moderne. La comparaison ne sort pas de nulle part : le lien est presque revendiqué par le distributeur français des Femmes du Bus 678, Pyramide, qui a choisi pour l’affiche un visuel extrêmement proche de celui retenu par Memento pour la distribution française des films du cinéaste iranien, La Fête du Feu (2007), A propos d’Elly (2009) et Une Séparation (2011). Dommage que Diab ne fasse pas autre chose qu’attirer notre attention sur un sujet de société particulièrement alarmant et échoue comme beaucoup de ses prédécesseurs dans sa tentative d’allier critique sociale et plénitude cinématographique. Le nouveau maître du cinéma du monde musulman demeure ainsi, incontestablement, Asghar Fahradi.

ALMANYA – BIENVENUE EN ALLEMAGNE

Réalisation : Yasemin Samdereli
Scénario : Yasemin Samdereli et Nesrin Samdereli
Production : Annie Brunner, Andreas Richter et Ursula Wörner
Bande originale : Gerd Baumann
Photographie : Ngo The Chau
Montage : Andreas Mertens
Origine : Allemagne
Titre original : Almanya – Wilkommen in Deutschland
Date de sortie : 30 mai 2012
NOTE : 1/6

LES FEMMES DU BUS 678

Réalisation : Mohamed Diab
Scénario : Mohamed Diab
Production : Bushra Rozza
Bande originale : Hani Adel
Photographie : Ahmed Gabr
Montage : Amr Salah El Din
Origine : Egypte
Titre original : 678
Date de sortie : 30 mai 2012
NOTE : 3/6

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