Baxter

REALISATION : Jérôme Boivin
PRODUCTION : Alicéléo, MK2 Productions
AVEC : Maxime Leroux, François Driancourt, Lisa Delamare, Jacques Spiesser, Jany Gastaldi, Jean Mercure, Jean-Paul Roussillon, Daniel Rialet, Sabrina Leurquin, Evelyne Didi, Eve Ziberlin, Catherine Ferran, Rémy Carpentier
SCENARIO : Jacques Audiard, Jérôme Boivin
PHOTOGRAPHIE : Yves Angelo
MONTAGE : Marie-Josée Audiard
BANDE ORIGINALE : Marc Hillman, Patrick Roffé
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Fantastique, Horreur
DATE DE SORTIE : 18 janvier 1989
DUREE : 1h23
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Baxter, bull-terrier blanc et mystérieux, n’aime personne. Il juge les humains et dénonce la médiocrité de leur misérable existence. Son mépris grandissant le pousse à adopter un comportement hostile envers les familles qui le recueillent, jusqu’à ce qu’il trouve enfin satisfaction chez un petit garçon fasciné par le IIIème Reich…

L’affiche du film a l’air de nous dire « Attention chien méchant ! », mais le résultat fait au contraire monter la peur et le malaise en nous chuchotant autre chose à l’oreille. Enfin disponible en Blu-Ray, ce film culte et inclassable – coécrit par Jacques Audiard – n’a rien perdu de son potentiel dérangeant…

Baxter, un ami qui vous veut du bien ? Euh, comment dire… Disons qu’une fois installé chez vous, il va s’efforcer de comprendre qui vous êtes, espérant en retour que vous arriverez à le comprendre lui. Dès le monologue intérieur qui ouvre le film, il ne cache ainsi rien de son envie de scanner le schéma interne de l’espèce humaine dans son intégralité, et sa voix lourde donne déjà l’impression qu’aimer son prochain ne sera pas une garantie. Parce que Baxter n’est pas un être humain. C’est un chien, plus précisément un Bull Terrier (que l’on sait difficile à éduquer et apeuré par l’ennui et la solitude), et il passe d’entrée pour une menace si l’on en juge par sa première apparition – ombre noire sur fond rouge. De facto, la présence de cette voix off lève le voile sur ce que sera le film culte de Jérôme Boivin : moins un film de genre stricto sensu (bon courage pour lui trouver une case précise) que le point de vue entomologiste et décalé d’un « chien qui pense » sur les étranges et dérangeantes manies de ses maîtres successifs. Mieux vaut donc ne surtout pas s’attendre à de l’horreur canine et sanglante (on est ici à des années-lumière de Cujo), et encore moins à du conte morbide et poétique façon Frankenweenie de Tim Burton. Le film aura en revanche tout de la plongée en apnée dans un univers concret et oppressant, là où le moindre petit éclat d’étrangeté permet de colorer le quotidien le plus grisâtre, moins pour le rendre beau que pour en révéler l’envers du décor. Le fait de retrouver Jacques Audiard comme coscénariste de la chose impose presque malgré lui une seconde couche de lecture, idéalement parallélisée avec la première : « réfléchir » sur l’humanité va ici de pair avec une fascination croissante pour la marginalité, l’uniformisation de l’une servant de contrepoint à la quête d’alternative de l’autre. Et si horreur il y a, elle est partout : dans la folie et la cruauté de certains, dans la faiblesse et l’indifférence des autres, et dans ce rapport à l’autorité et à la soumission qui régit la condition humaine. Dans cette « vie de chien », en somme.

En même temps, tout ce que l’on vient d’évoquer faisait déjà le sel du puissant roman noir de Ken Greenhall (Des tueurs pas comme les autres), dont Baxter constitue une adaptation extrêmement fidèle. A un détail près, capital celui-là : dans le film, le chien ne tue jamais qui que ce soit. Jérôme Boivin opte ici pour une suggestion à toute épreuve, conscient que le timbre vocal bizarre et flippant de Maxime Leroux – la voix du chien – suffira amplement à installer un malaise feutré par rapport à ce qui risque d’arriver. Sa mise en scène, elle aussi, se révèle économe sans avoir l’air cheap pour autant, ne misant en l’occurrence que sur une juxtaposition instable de plans fixes à la Haneke et de cadres soudain marqués par la distorsion (point de vue subjectif ou mémoriel de Baxter), le tout avec une photo d’Yves Angelo qui parvient à isoler tout début de couleur dans ce décorum noyée dans la grisaille carabinée. Que le film lorgne aux yeux de certains du côté du cinéma fantastique tient donc moins sur la mise en scène en elle-même que sur cette dialectique humain/animal infusée par le récit : en effet, la vie humaine telle que perçue par Baxter, à savoir médiocre et intolérable, fait peu à peu nourrir chez ce dernier des idées ouvertement contre-nature, ce qui va au-delà de la façon dont il décrivait jusqu’ici les hobbies humains (pour lui, la télévision est une « lumière bleue » avec des ombres qui s’agitent dedans). Philosophe noire par la force des choses, ce chien nous donne peu à peu à partager une sorte de « regard auditif » (un oxymore qui tombe à pic !) sur la psyché d’un psychopathe en devenir, ce qui est bien sûr une fausse alerte. Car la menace, le « monstre » de ce récit, ce n’est pas lui. Ce sont tous ceux qui l’entourent. Nous voici tout à coup chez Todd Solondz, mais sans le cynisme infusé dans la misanthropie.

Divisé en trois parties bien distinctes (voire quatre si l’on prend en compte le prologue), le scénario de Baxter prend des allures de triptyque où tout est lié, un peu à la manière d’un film choral. Une vieille dame, un couple heureux, un jeune garçon : les trois maîtres successifs de Baxter sont d’autant plus définis qu’ils sont installés dans un seul et même quartier. C’est à partir de là que Boivin en profite pour relier tous les caractères humains de son décor sous la forme d’une authentique toile d’araignée narrative, où tout le monde se croise quand les névroses des uns et des autres ne sont pas invitées à se croiser. Faisons le tour du quartier : une vieille dame maladivement seule se barricade chez elle jusqu’à s’enfoncer dans la folie (ce qui inquiète un vieux retraité un peu trop regardant sur sa vie privée), un jeune couple emménage dans la maison d’en face avec l’aide d’un ouvrier rondouillard et passe des nuits entières à baiser en rêvant d’un enfant, un jeune garçon renfermé sur lui-même se découvre une fascination malsaine pour le nazisme et projette son amour pour Eva Braun sur une jeune et jolie voisine (en réalité la fille de l’ouvrier) tandis que sa mère enchaîne les réunions Tupperware et que son père se tape en cachette son institutrice (en réalité la fille du vieux retraité) sous l’œil vicelard de l’ouvrier caché derrière les buissons. On l’aura compris, le cercle de névroses qui ne cessent ici de bouillir en comité réduit sont à deux doigts d’évoquer la structure d’un huis clos à ciel ouvert : autarcie, adultère, sadisme, sénilité, voyeurisme et obsession sexuelle dessinent le tableau d’une humanité qui tait et refoule ce qu’elle a de pire en elle. Et on devine bien que les trois parties du film ont une vraie portée symbolique : le passé est un cauchemar (une vieille dame s’isole du monde extérieur), le présent est une prison (le devoir maternel a tôt fait de castrer le paradis sexuel d’un couple), et il vaut mieux ne pas songer au futur (un bambin révèle déjà le nazi en herbe qu’il deviendra une fois adulte). Même les disparus ont voix au chapitre : une morte apparaît ici d’outre-tombe pour inciter un vieil homme à « se laisser glisser ». Triste monde tragique.

Baxter, de son côté, n’est qu’un observateur qui subit au lieu d’agir vis-à-vis de ses maîtres aux travers toujours plus dérangeants. Il pense avoir trouvé son bonheur en voyant dans un enfant « quelqu’un qui lui ressemble », mais chacun se trompe sur l’autre : l’emprise que l’humain veut avoir sur l’animal, et réciproquement, ne peut avoir lieu qu’au prix d’un feed-back validé par les deux parties (le chien n’obéira pas ici à un ordre qui ne lui convient pas). Sans cela, il n’y a qu’un déséquilibre, une dialectique cruelle qui oriente le rapport de domination. Cela donne à Baxter un tout autre relief : sa voix off chargée de haine, son côté voyeur et son étrange physique canin (corps lourd sur pattes fines, tête aplatie et quasi phallique, yeux en trou de pine…) pouvaient presque lui donner le relief d’un humain difforme et repoussant, incapable de trouver sa place dans ce monde intolérant, mais le dernier quart d’heure du film achève d’en faire une victime absolue, si révolté par ce qui l’entoure qu’il finit acquis à une idéologie rebelle et anarchiste (ses derniers mots ont valeur d’appel : « N’obéissez jamais »). Une fois disparu, que restera-t-il de lui dans cette réalité terrifiante ? Rien d’autre qu’un malheur profond teinté de violence intérieure, l’association des deux ne faisant que traduire à l’écran l’horreur dévastatrice du manque affectif – en réalité le thème central du film. A l’instar des films de Fabrice Du Welz (en particulier Calvaire, Alléluia et sans doute bientôt Adoration), Baxter ne parle que du besoin d’amour chez l’être humain, ici autopsié à hauteur de chien par un jeu de correspondances. Et quand le film relance les dès de son cercle vicieux lors d’une scène finale aussi mélancolique que monstrueusement dérangeante, notre peur atteint son zénith face à ces idées noires qui traduisent un vrai trauma, caché et souterrain. On sent qu’un « transfert » a bien eu lieu entre Baxter et son ex-jeune maître. Que la chaleur humaine dégagée par le couple de la maison d’en-face ne donnera envie à l’enfant malheureux que de se trouver de nouveaux « maîtres », quitte à devoir se débarrasser des anciens. Que le dominé se cherchera un dominant pour mieux devenir dominant à son tour. Que les pensées contre-nature vont revenir à la charge. Et que le pire est à venir.

Photos : © Partner’s Productions / PCC Productions / Christian Bourgois Productions / Gérard Mital Productions. Tous droits réservés

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