11:14 – Onze heures quatorze

REALISATION : Greg Marcks
PRODUCTION : Firm Films, MDP Worldwide, Media 8 Entertainment, SND
AVEC : Rachael Leigh Cook, Patrick Swayze, Hilary Swank, Henry Thomas, Barbara Hershey, Shawn Hatosy, Clark Gregg, Stark Sands, Colin Hanks, Ben Foster, Jason Segel, Rick Gomez
SCENARIO : Greg Marcks
PHOTOGRAPHIE : Shane Hurlbut
MONTAGE : Dan Lebental, Richard Nord
BANDE ORIGINALE : Clint Mansell
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comédie, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 1er décembre 2004
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE

Synopsis : A Middleton, petite ville de banlieue américaine, plusieurs incidents apparemment sans aucun lien les uns envers les autres se recoupent tous vers un accident de voiture qui s’est produit une nuit à onze heures quatorze…

Envie d’une petite série noire sans prétention, avec des stars à contre-emploi (dont Patrick Swayze) et une mécanique narrative qui va vous retourner le cerveau avec trois fois rien ? Vous avez frappé à la bonne porte…

Le souci somme toute très classique avec un film partant d’une bonne idée de scénario, c’est qu’il s’en faut toujours de peu pour que l’intention débouche sur ce qu’il est convenu d’appeler un « exercice de style ». Rien de péjoratif dans le terme, bien sûr, mais tout de même la sensation de voir un concept se suffire à lui-même, ordonnant de ce fait la remise au second plan de tout ce qui serait censé élever le concept plus haut que prévu (la mise en scène, la direction d’acteur, le point de vue diégétique, le travail sur le découpage, toussa toussa…). Ce reproche-là n’aura pourtant pas lieu d’être tout au long du prodigieux petit thriller de Greg Marcks. Parce que l’idée maîtresse de ce film est de celles qui suffisent à ordonner le découpage d’un film, à le laisser se construire et évoluer scène après scène à la manière d’un cadavre exquis, à faire en sorte que le dispositif finisse par libérer la mise en scène au lieu de la subordonner. Pourtant, avec son titre de film-chiffre articulé, 11:14 semble cocher toutes les cases de la bonne astuce pas chère pour producteur en mal de high-concepts alléchants. Jugez plutôt : cinq petites histoires composent ici une structure narrative non linéaire où, selon la fameuse loi de l’emmerdement maximum (ou « loi de Murphy » pour ceux qui ne l’ont jamais subie), la poisse s’abat sur une poignée de banlieusards durant à peu près le même laps de temps, avec la même heure précise (23h14) comme point culminant des croisements narratifs et instant T qui fait soudain se télescoper les destinées déréglées. On peut même dire que, dès le générique de début, les règles du jeu étaient posées : le fait de voir les noms du casting défiler à grande vitesse sur l’asphalte – un peu à la manière de voitures qui s’agitent dans un Grand Theft Auto cadré en vue astrale – ne cache absolument rien des bases de ce pitch topographique où la carte (tracée par la route) et le territoire (délimité par les chassés-croisés) vont permettre de structurer une mise en scène.

De cette pure virée nocturne, avant tout rythmée par des accidents et des crissements de pneus, il ne faut pas craindre le moindre risque de surplace. Certes, tout tient ici dans un principe de tic-tac scénaristique où chaque mini-histoire se joue des paradoxes temporels et tire à loisir sur l’élastique pour mieux le lâcher au moment de l’heure fatidique. Mais on se rend assez vite compte que Marcks ne cherche jamais à se la jouer « thriller » stricto sensu. Bien plus malin qu’il n’en a l’air, ce jeune cinéaste se plaît à faire subir aux genres la même logique de télescopage qu’il applique à ceux qu’il filme : le mélo, le drame, la série noire, l’horreur, le polar et même la comédie de l’absurde sont ici conviés pour amplifier les effets secondaires de la mécanique narrative (surtout tout ce qu’elle propose en matière d’ingrédients imprévisibles) et pour accroître l’étrangeté d’un scénario qui puise aussi une large partie de son efficacité dans les trous d’air. Comprenons par là que si le récit est d’une robustesse à toute épreuve, l’impression qu’il donne d’une scène à l’autre serait plutôt celle d’une écriture automatique, par laquelle un détail repéré sans crier gare dans l’arrière-plan ou dans un raccord d’une première scène pourrait trouver sa propre logique – très différente en l’état – deux ou trois scènes plus loin. Le rembobinage opéré par Marcks ne se résume donc pas à un chaos qu’il s’agirait bêtement de reconstituer dans le seul but de lui redonner de la cohérence, mais se veut stimulant par son goût de l’inattendu qui nous invite au lâcher-prise, par cette confusion des genres qu’il ne cesse d’installer pour mieux brouiller les pistes. Cela explique pourquoi, en dépit d’une clarification de tous les enjeux (surtout un, pivot du récit, centré sur une fausse histoire d’avortement), l’énigme reste entière sur la finalité et l’origine de ce chaos banlieusard. D’où la question que l’on finit fatalement par se poser : y a-t-il une malédiction qui plane dans l’air ?

Ce mot-là, on essaie de réfréner sa prononciation du début à la fin, jusqu’au moment où l’on se rend compte que ça ne sert à rien. Marcks souhaitait-il vraiment jouer avec la métaphysique, quitte à ressasser l’éternel couplet sur « le hasard, cette salope » ou à épouser les contours d’une relecture criminelle d’un film de Lelouch où les hasards joueraient à « échec et mort » avec les coïncidences ? Difficile à dire. Au premier regard, rien ne nous invite d’ailleurs à le croire, tant l’emballage de la chose fait mine de se cantonner à une ambition de série B minimale, avec ce que cela suppose de budget cochon-tirelire (le faible coût de chaque scène se voit bien à l’écran), de photo relativement lâche (à part une évidente maîtrise du clair-obscur) et de pointures plus ou moins oubliées qui cherchent leur salut dans le contre-emploi (Henry Thomas, Hilary Swank, Barbara Hershey, Patrick Swayze…). Or, c’est ici l’arrière-plan qui fait toute la différence, tout particulièrement ce petit coin de banlieue américaine – la petite ville de Middleton – grâce auquel le film acquiert une fascinante dimension sociologique. Pas la peine de demander la lune, car l’essentiel est là : une route nationale, un pont, une poignée de véhicules (dont un vieux pick-up), une tripotée d’authentiques ringards à fond dans le comportementalisme white trash, et surtout trois pâtés de maison capturés dans une atmosphère à la lisière du fantastique, avec la nature qui s’agite (on y parle beaucoup de cerfs qui surgissent des sous-bois…) et le dédale urbain qui s’effrite (tout confine à l’abstraction par la lumière violente des phares et des réverbères). Déjà pur film de genres brouillés et de personnages embrouillés, 11:14 enfile alors une autre casquette : celle du « film-décor » qui, par sa seule gestion de l’espace et des ambiances, réussit à incarner un état d’esprit – en l’occurrence ce spectre du no future dans un cadre pavillonnaire. Très futé, ouais.

Ce qui anime chacun des personnages n’obéit en revanche qu’à des ficelles de comédie noire où le cynisme fait jeu égale avec le Grand-Guignol. Il suffit de dresser la liste des ingrédients offerts : un cadavre sans visage, un chantage vicieux, un braquage de supérette, une baise dans un cimetière glauque, une famille inquiète pour sa progéniture, une conduite en état d’ivresse, et même une quéquette tranchée ! A ce jeu-là, la jouissance procurée par le jeu des acteurs ne tient qu’à peu de choses : il suffit à chacun de dévier fréquemment de son attitude de départ pour conférer davantage de trouble à son jeu d’acteur ainsi qu’à la situation où il s’installe. Cela est particulièrement vrai pour le regretté Patrick Swayze, dont la simple présence rend son rôle de paternel protecteur plus complexe que prévu, ainsi que pour Rachael Leigh Cook, ici grande gagnante de l’équation narrative de par son rôle de chaînon manquant sexy et manipulateur. Tous sont des pions : ceux d’un cercle infernal qui les noient dans la poisse, c’est sûr, mais aussi ceux d’un empilement de mauvais récits pulp où les zones d’ombre sans cesse entremêlées font lorgner le genre vers d’autres horizons, là où l’inattendu peut surgir et mettre autrui à genoux. D’aucuns diront qu’il n’y a au final rien de neuf sous la lune de la poisse, surtout depuis que Martin Scorsese (After Hours) et Johnnie To (PTU) sont passés par là. Qu’importe, l’ambition n’est ici pas la même. Pas de réflexion existentielle au programme de 11:14, juste un pur jeu de mikado sur les genres et les ambiances, si jouissif et obsédant qu’il donne envie d’être vu à répétition. On a connu pire comme qualité.

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