Atlantique

REALISATION : Mati Diop
PRODUCTION : Ad Vitam, Cinekap, Frakas Productions, Les Films du Bal, MK2 Diffusion
AVEC : Mama Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traoré, Nicole Sougou, Aminata Kane, Ibrahima Mbaye, Mariama Gassama, Coumba Dieng, Diankou Sembene, Babacar Sylla
SCENARIO : Mati Diop, Olivier Demangel
PHOTOGRAPHIE : Claire Mathon
MONTAGE : Aël Dallier Vega
BANDE ORIGINALE : Fatima Al Qadiri
ORIGINE : Belgique, France, Sénégal
GENRE : Drame, Fantastique
DATE DE SORTIE : 2 octobre 2019
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans une banlieue populaire de Dakar, les ouvriers d’un chantier, sans salaire depuis des mois, décident de quitter le pays par l’océan pour un avenir meilleur. Parmi eux se trouve Souleiman, qui laisse derrière lui celle qu’il aime, Ada, promise à un autre homme. Quelques jours après le départ en mer des garçons, un incendie dévaste la fête de mariage d’Ada et de mystérieuses fièvres s’emparent des filles du quartier. Issa, jeune policier, débute une enquête, loin de se douter que les esprits des noyés sont revenus. Si certains viennent réclamer vengeance, Souleiman, lui, est revenu faire ses adieux à Ada…

Chaque année, parmi une armada de films-événements qui agitent les médias, le Festival de Cannes nous offre toujours un ou deux films inattendus qui, une fois passé le choc de la découverte, nous hantent durablement. En voici un, si fort et si précieux qu’on insiste pour vous le faire partager…

Encore un film sur les migrants ? Non, mieux que ça : enfin un vrai grand film sur les migrants. A savoir un film qui évite de traiter mollement un sujet sensible avec l’angle le moins intéressant qui soit (celui de l’idéologie), qui n’essaie pas d’orienter la réflexion sur le terrain du sensationnalisme, et qui, on s’en réjouit, ne perd jamais de vue le facteur humain à force de mettre en scène un dialogue implicite entre les vivants et les disparus. Un film fantastique, donc, avec ce que cela suppose de magie, d’impact symbolique et de projections spectrales. Pour son premier long-métrage, la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop – aperçue en tant qu’actrice dans le très beau 35 Rhums de Claire Denis – a potentiellement visé large : son geste de cinéma combine à la fois la beauté d’une histoire d’amour, l’impact d’une fable politique, l’envoûtement caractéristique d’un conte sur les fantômes, et, bien sûr, une bonne dose de vécu. Il faut ainsi remonter en 2008, au moment de ses retrouvailles avec le pays de ses origines qu’elle avait connu enfant : au contact d’hommes et de femmes issus de la banlieue de Dakar, elle aura emmagasiné de nombreux témoignages qui aboutiront à la naissance de plusieurs courts-métrages. L’un d’eux, tourné en 2009, s’appelait Atlantiques : il y était question d’un jeune homme du nom de Serigne, qui racontait sa traversée marine, des côtes dakaroises vers l’Espagne. Quelques mois plus tard, le garçon décéda avant même d’avoir pu retenter une nouvelle traversée. Il fallait cette fois-ci, pour Mati Diop, passer de l’autre côté du miroir : évoquer les hommes disparus en mer par la façon dont ils hantent l’esprit et le quotidien des femmes qui sont restées seules sur la terre ferme, le tout sur fond de romance empêchée et de mutations sociétales. Passant ainsi du pluriel au singulier (dans tous les sens du terme), le long-métrage Atlantique devient ainsi la relecture modernisée de l’odyssée mythologique d’une Pénélope qui se confronterait soudain au fantôme de son Ulysse. Du pain béni pour le 7ème Art, espace suprême pour la confrontation de tout un chacun avec les fantômes de ceux qui ont marqué sa vie. Et, en fin de compte, une réussite en tous points renversante dont les vagues n’auront eu aucune difficulté, en mai dernier, à atteindre les plages de la Croisette et à envoûter tout le monde, pendant et (longtemps) après la projection.

Grand Prix archi-mérité au dernier festival de Cannes, Atlantique fut exagérément qualifié par certains de zombie-movie au sein d’une sélection cannoise plutôt gâtée en la matière (voir les derniers opus en mode mineur de Bertrand Bonello et de Jim Jarmusch). En l’état, le fantastique selon Mati Diop se veut plus proche de la hantise, de la possession, d’une force invisible qui agit davantage sur la circulation que sur la manifestation. Et surtout, afin de favoriser le basculement vers cet envers onirique, c’est surtout le bagage documentaire de la réalisatrice qui mène d’abord la danse. Sur un vaste chantier, de jeunes ouvriers Sénégalais, parmi lesquels un certain Souleiman (Ibrahima Traoré), se plaignent d’être mal (ou pas) payés par leur riche entrepreneur, ce qui semble motiver leur émigration vers d’autres terres – laquelle ne mettra pas plus d’un quart d’heure à avoir lieu hors-champ. Le film social et illustratif a déjà tout l’air de poser ses valises, mais c’est l’apparition d’une haute tour futuriste au beau milieu d’un amas de chantiers et de terrains vagues qui chante immédiatement la donne sur le caractère documentaire du film : d’un seul coup, une telle vision nous fait basculer dans une sorte de science-fiction composite, tout à fait digne de ce qu’un artiste comme Enki Bilal – par ailleurs membre du jury cannois cette année-là ! – pouvait illustrer dans ses bandes dessinées. Cette vision de Dakar est pourtant une réalité ancrée dans le contemporain : le territoire urbain se transforme, tente de se projeter vers le futur, et, installé cette fois-ci dans le champ de la fiction, se voit traversé par d’autres interrogations liées à la perte de l’Autre. C’est à celles qui restent – les mères, les sœurs, les amoureuses – qu’il incombe désormais le devoir de faire vivre l’esprit des disparus, de ces hommes qui se sont embarqués une nuit sur un océan houleux. Et au niveau visuel, c’est ici littéral : au lieu de voir des zombies sortir à la pleine lune de leur tombeau aquatique pour s’en aller chahuter l’espace terrien (on n’est pas dans Fog), ce sont de jeunes filles qui, possédées la nuit par l’esprit des disparus marins et garnies de sidérantes pupilles laiteuses, font œuvre commune de vendetta et de combat contre l’oubli.

Si les morts ne meurent pas, les vivants ne sont alors plus que des réceptacles de la mémoire, qui rêvent d’horizons plus confortables autant qu’ils offrent un horizon à ceux qui n’en ont plus. D’une certaine façon, Atlantique est un peu l’anti-Dheepan, engagé à l’opposé de la vision lourdement viriliste et manichéenne d’un Jacques Audiard qui privilégiait ainsi le feu aux trois autres éléments de la vie dans son traitement d’un sujet sensible. La caméra de Mati Diop a donc cela d’irradiant et de prodigieux qu’elle s’intéresse aux éléments en tant que composantes d’un ensemble, terre d’une parfaite symbiose. Qu’il s’agisse d’une histoire d’amour, d’une intrigue policière ou d’une errance surnaturelle, tout est ici traité sur un pied d’égalité, avec la même dynamique, sans le recours traditionnel aux conventions d’un genre précis. Il n’est donc pas si étonnant d’y retrouver, de façon quasi sensitive, l’approche choisie par un certain Apichatpong Weerasethakul – l’une des idoles de la réalisatrice – sur le palmé Oncle Boonmee : même goût du contrechamp et de la projection onirique, même simplicité des apparitions surnaturelles, même génie à utiliser les moyens du cinéma pour conjuguer le mémoriel et le sensoriel. A titre d’exemple, dans une scène de retrouvailles nocturnes dans un bar musical au bord de l’océan (où les néons et les surfaces vitrées sont légion), il suffit d’un simple jeu de réflexions pour rendre tangible la présence du disparu (ce dernier se reflète dans le miroir quand la jeune fille possédée par son esprit apparaît à l’écran). En outre, il faudrait presque une encyclopédie entière pour faire le tour de la façon inédite dont Mati Diop réussit à filmer l’océan. Pour le coup, jamais le grand écran n’avait su conférer à cette surface aquatique – cadrée en plan fixe ou en travelling latéral – une telle dimension de force magnétique (menaçante ?) qui se fait le relais d’une invitation à l’inconnu autant que d’une peur de l’engloutissement. La mer, personnage central du film, redevient ainsi ce puits de légendes qui relient la peur et la fascination, et pour cause : lorsque le soleil, pour le coup filmé comme une planète rouge, plonge chaque soir dans l’océan du titre, ce dernier se fait l’allié commun des vivants et des morts, enfin réunis le temps d’une nuit mémorielle.

Film terrien autant que cosmogonique, ancré sur le rivage mais tourné vers le large et les astres, Atlantique ne cesse de tisser de multiples passerelles entre des espaces que l’on essaie généralement d’isoler, incarnant de ce fait par un effet méta-textuel ce « pont entre les êtres » infusé depuis toujours par le thème de la migration. Les forces et les formes auxquels il tente de se confronter par le biais de la fiction ne sont d’ailleurs pas propres au Sénégal lui-même – le spectateur n’aura aucun mal à puiser dans ses propres histoires et légendes locales pour donner de la consistance à chaque élément fantastique du film. Et si la réalisatrice ne cache rien de son désir de raconter une vraie histoire d’amour et de fantômes, c’est l’acuité de son regard, faite d’expériences intimes et d’observations concrètes, qui fait toute la différence. La quête émancipatrice d’Ada (Mama Sané) se développe ainsi par un quotidien éclaté, fait d’enjeux relatifs à la lutte des classes (le hiatus riches/pauvres est ici incarné par un décor dichotomique à la Metropolis), au mariage forcé (l’héroïne est promise à un jeune homme riche dont elle n’est pas amoureuse), au portrait de groupe (les amies d’Ada injectent de vrais moments de comédie dans le récit), à la traque policière (un inspecteur buté et fiévreux est à la recherche de Souleiman), au travail de deuil (que faire face à la perte soudaine de ses proches ?) et à la mutation planétaire (cette haute tour de la côte dakaroise n’est que le clone de celles érigées par d’autres puissantes attirées par la concurrence économique). De ce fait, le film atteint une ampleur que son récit linéaire et potentiellement minimal ne laissait pas présager, et la présence du surnaturel – donc de l’invisible – permet d’installer une vraie circulation sous-jacente entre tous les points d’ancrage du récit. On vit donc le film comme Ada trace sa route sur la voie de l’émancipation : ce que l’on observe est de l’ordre de l’évidence, ce que l’on ressent obéit à autre chose. Les espaces traversés sont familiers et caractérisés par un certain confinement de l’espace – des rues bondées, des chambres miteuses, des bars étroits, des bureaux non climatisés – mais la présence de fenêtres ouvertes et de passages divers sur l’arrière-plan induisent l’idée d’une fuite. Et à chaque fois, c’est l’immensité de l’océan qui s’impose dans chaque cadre, y compris quand on ne le voit pas : cet espace qui brasse de l’eau, qui agite l’air, qui humidifie la terre et qui anime le feu des disparus, il est là, toujours là, infusé par les superbes nappes synthétiques de Fatima Al Qadiri. Sa présence est le meilleur fantôme qui soit.

On pourrait, pour conclure ce regard sur le film, évoquer une autre caractéristique de la mise en scène de Mati Diop. Quand bien même Atlantique est un film qui ne se révèle jamais avare en mouvements de caméra (le film reste vivant et vibrant jusqu’au bout), une large partie de sa puissance évocatrice est à mettre au crédit de ses très nombreux plans fixes, presque assimilables à des tableaux. La raison est très simple : c’est quand la réalisatrice tend davantage à poser son action qu’elle peut faciliter l’installation de l’allégorie dans le plan. Si l’on prend l’exemple de l’inspecteur de police, la nervosité qui le caractérise ne sert que sa seule utilité narrative (en gros, traquer un Souleiman suspecté d’incendie) alors que la fièvre qui l’assaille soudain dans ses quelques gros plans lui donne un tout autre relief (le voilà peu à peu pénétré par l’esprit de celui qu’il recherche). A noter que ce personnage constitue ainsi une exception au système de possession qui se met alors en place : en effet, alors que la logique voudrait ici que l’esprit du disparu investisse le corps de celle qu’il a aimé pour se venger de celui qui l’a trompé, ce policier sert ici de « procuration » afin de prolonger la romance entre Ada et Souleiman. Preuve qu’une légende peut en cacher une autre, et qu’un film, sous couvert d’un concept bien identifié, peut ainsi s’ouvrir sur un spectre infini de perspectives romanesques et méditatives. En cela, Mati Diop marche avec excellence dans le sillon de sa marraine de cinéma Claire Denis, elle aussi vectrice d’un cinéma chimique qui installe un vrai dialogue avec son audience. « Ada, à qui appartient l’avenir », entend-on à la toute fin du film. Il en est de même pour sa jeune et prodigieuse réalisatrice, étoile filante devenue astre scintillant dans le cinéma mondial.

Photos : © Les Films du Bal. Tous droits réservés

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