Swimming Pool

REALISATION : François Ozon
PRODUCTION : Canal+, Fidélité Productions, France 2 Cinéma, Mars Distribution
AVEC : Charlotte Rampling, Ludivine Sagnier, Charles Dance, Jean-Marie Lamour, Marc Fayolle, Mireille Mossé, Michel Fau, Jean-Claude Lecas, Emilie Gavois-Kahn, Sebastian Harcombe, Lauren Farrow
SCENARIO : François Ozon, Emmanuelle Bernheim
PHOTOGRAPHIE : Yorick Le Saux
MONTAGE : Monica Coleman
BANDE ORIGINALE : Philippe Rombi
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 21 mai 2003
DUREE : 1h38
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Sarah Morton, auteur anglais de polars à succès, se rend en France dans le Luberon, dans la maison de son éditeur, pour se reposer et travailler à l’écriture de son nouveau roman. Mais une nuit, Julie, la fille française de son éditeur, débarque dans la demeure et vient perturber la quiétude de la romancière…

Trompe-l’œil conceptuel et cérébral, le duel au soleil de François Ozon coule de source pour désorienter et troubler son spectateur-cobaye. Gouttes d’eau sur corps brûlants, des deux côtés de l’écran liquide.

C’est comme surplomber une piscine et en contempler le fond en le fixant à travers la surface de l’eau : l’image n’est jamais totalement fixe, elle ondoie plus ou moins lentement, elle fausse le regard et la perception. Cette analyse de Swimming Pool pourrait d’ailleurs s’arrêter là : vision troublée, images troublantes, film assimilable à une surface qui miroite, incapacité de la surface à figer (l’image de) la profondeur, rien ne semble clair et net, c’est l’inconscient qui mène la danse, chacun son interprétation, essuyez-vous bien en sortant de l’eau, merci, au revoir. Pourtant, il va falloir ressortir la loupe et prendre son temps. Quèsaco, du coup ? Une maison isolée, une Anglaise et une Française qui bronzent, une rencontre qui se change en duel au soleil… On a beau songer illico au moyen-métrage Regarde la mer qui lança autrefois la carrière de François Ozon, les passerelles sont trop vagues pour être pertinentes. De toute façon, ici, mieux vaut faire fi de tout angle prédéfini, aussi codifié ou référentiel soit-il. Inutile de s’attendre à un thriller psychologique stricto sensu entre deux stéréotypes montés en opposition (en gros, la vieille coincée et la jeune cagole) : on brise fissa l’attente en signalant qu’ici, le conflit est des plus superficiels, la torsion du moindre stéréotype est la suite directe de son assimilation et toute forme de psychologie relève d’une vue de l’esprit. Inutile non plus d’espérer un lien frontal avec La Piscine de Jacques Deray, en dépit de la présence d’une bombe sexuelle en bikini et d’un homme réduit à l’état de cadavre (peut-être) pour une histoire de jalousie (peut-être). Inutile, enfin, de croire le cinéaste célébré de 8 femmes motivé à l’idée de se la jouer lourdement théorique vis-à-vis de ce parallélépipède d’eau chlorée qui fait le bonheur des vacanciers en pleine canicule. Tout juste peut-on estimer que ce sixième long-métrage se lit a posteriori comme un instant-pivot de sa filmo. Celui où les deux courants de son cinéma – conceptuel et provocateur d’un côté, émotionnel et psychologique de l’autre – s’affrontent pour mieux s’interpénétrer, chacune de ses deux actrices incarnant d’abord chacun de ces courants avant de les inverser par un effet de transfert ou de jeu de miroir. Et ce rectangle bleu qui lui sert de titre est moins son décor concret que sa clé abstraite : tout y est géométrique, figuratif, liquide, affaire de surface et de perspective.

SOUS LA COUCHE D’OZON

Un plan d’ouverture est souvent très parlant pour définir ce que sera tout le reste du film, et celui de Swimming Pool mérite à ce titre toute notre attention. Surtout parce qu’il s’impose, plus ou moins inconsciemment (on ne sait jamais très bien avec Ozon), comme le miroir inversé de celui qui ouvrait Sous le sable. En lieu et place d’un paysage parisien que la caméra quitte pour cadrer en bas la surface grise de la Seine, ce sont désormais les eaux troubles de Londres qui surgissent d’abord plein cadre avant une remontée vers un panorama de la ville. En un simple mouvement de caméra, tout est dit : le réel n’est pas un point de départ concret qui va être remis en question ou en perspective, mais une surface brouillée par défaut qui va activer une recréation du réel par la seule force du regard – celui-là même qui n’a pas besoin de grand-chose pour tout remettre en question. On ne cite d’ailleurs pas Sous le sable pour rien : non seulement Charlotte Rampling revient une fois de plus en tête d’affiche chez Ozon pour jouer la funambule entre opacité magnétique et métamorphose physique, mais les deux films sont quasi jumeaux, forts d’un principe de lecture fantasmatique qui, cette fois-ci, superpose à la psyché d’une femme « hantée » celle d’une créatrice qui nous soumet plein cadre à ce mécanisme de croyance qui la définit et qui l’invite à redéfinir le réel. Les habitués du cinéma d’Ozon ne se sentiront pas dépaysés d’un iota, le bonhomme, de tous temps obsédé par la question du désir et du fantasme, n’étant jamais aussi inspiré qu’à partir du moment où ses personnages se confrontent de plein fouet à une réalité qui leur pose problème. Entamer un étrange travail de deuil per le refus de la disparition de l’être aimé ou façonner une création en tirant profit de tout ce qui est « vu » ou « perçu » (fantasmé ou pas), c’est kif-kif. L’avantage de Swimming Pool sur son prédécesseur, c’est que si grille de lecture il renferme, elle demeure constamment à l’état liquide, à l’image de cette mystérieuse psyché qui en drive chaque strate du découpage.

Cette psyché, c’est celle de son héroïne, l’écrivaine Sarah Morton, sur laquelle François Ozon et sa prodigieuse actrice n’ont pas besoin de plus de sept minutes et de cinq scènes pour tout laisser deviner la concernant. Un démenti mensonger adressé à une admiratrice qui confie l’avoir reconnue dans le métro. Un verre de whisky qu’elle commande dans un pub. Un jeune écrivain célébré qu’elle débine en une phrase-choc (« Les prix, c’est comme les hémorroïdes : n’importe quel trou du cul finit toujours par en avoir ! » : une punchline réutilisable à volonté lors de votre prochaine soirée pizza-bière devant les Césars !) avant un dialogue bien arrosé au vinaigre avec son éditeur (Charles Dance) qui, visiblement, a aussi été son amant. Une visite silencieuse chez un père alcoolique. Cinq courts instants, imparables en matière de timing, où la double face de la concernée (l’écrivaine discrète et solitaire d’un côté, la vieille fille aigrie et frustrée de l’autre) éclate sans la moindre ambiguïté. Quitter la grisaille pépère de Londres pour la majesté solaire du Lubéron – où Sarah est invitée par son éditeur à aller se reposer pour retrouver l’inspiration – ne sera pourtant pas un moyen pour Ozon d’éclaircir quoi que ce soit. Ici, la lumière n’éclaire pas. Elle égare. Elle aveugle. D’où le fait que le récit change immédiatement de registre dès lors que Sarah, une fois arrivée sur les lieux, se familiarise avec le décor. Un décor qui, bien qu’ouvert sur l’extérieur et de plus en plus voué à faire grimper le mercure pour des raisons évidentes, dessine à peu près tous les contours d’un huis clos minimaliste. Soit une configuration qui sied comme un gant au style Ozon, et ce depuis l’hilarant jeu de massacre de Sitcom.

Mais avant l’immersion pleine et entière dans le huis clos, il faut tout d’abord en passer par la visite du lieu et des environs. Et là, déjà, ça commence à sonner bizarre. Plan après plan, le réel prend très rapidement des airs de rébus conceptuel. Le premier panoramique sur la façade de la villa a beau n’avoir rien de sorcier, la seule vision de ce lierre qui la recouvre à la manière d’une pieuvre ou d’une toile d’araignée nous fait déjà tortiller du sourcil. Même chose pour la suite de la visite, durant laquelle chaque action/geste/attitude de Sarah n’a rien de singulier en soi : défaire ses bagages, découvrir dans un placard une robe rouge que l’on range soigneusement, déballer un précieux matériel d’écriture (ordinateur et imprimante), observer depuis le balcon cette belle piscine recouverte d’une bâche, faire les courses dans l’épicerie d’à côté, se faire un petit plateau-télé, etc… Ces deux derniers points, a priori les plus anodins au sein du découpage, sont d’entrée ceux qui détonne le plus : on est bien content de savoir que Sarah adore boire du Coca Light et manger du fromage blanc 0% (la marque est par ailleurs toujours très bien cadrée), mais à quoi bon insister autant sur ce que Sarah mange, boit ou range dans le frigo ? La lecture psychanalytique doit-elle encore tout diriger, y compris les gestes et les fonctions les plus prosaïques du quotidien ? C’est surtout que le découpage est déjà un piège qui invite à fixer des détails – pleins ou creux – pour mieux guetter la matière – surface ou profondeur. Tout est, au fond, une question de filtrage : ne rien inclure au forceps (surtout le sens à donner) mais trouver le bon dosage pour ne rien exclure (dans un sens comme dans l’autre).

Le fait de parler autant d’un sens caché que de sens opposés nous amène à évoquer un autre film d’Ozon, précisément celui qu’il réalisa juste après Swimming Pool. De par ses cinq instants d’un échec conjugal qu’une narration en mode Irréversible déroulait tout à coup à l’envers, 5×2 ne laissait au fond rien ressurgir de profond ni d’universel sur le couple – n’est pas Bergman qui veut. Même le choix de la lecture déchronologique, qu’Ozon justifia par une lapalissade bêta (en gros, la rencontre compte plus que la séparation dans un couple), n’offrait pas de réelle plus-value par rapport à une narration linéaire. Seuls comptaient alors ces trous narratifs qui, du divorce à la rencontre amoureuse en passant par trois moments-clés (un dîner entre amis, un accouchement, un mariage), encourageaient le spectateur à faire œuvre de remplissage, à y glisser son propre vécu, à déceler la trace de l’indicible et des zones d’ombre dans ce qui constitue les interstices d’une histoire commune. Livré au public tel un kit ludique et pervers dont il ne fallait pas craindre l’éventuel effet repulse (le voir en couple était prélude à tout : débat, échange, dispute, etc…), 5×2 montrait un Ozon désireux de conférer à son spectateur les rôles (ici mêlés) du personnage et du scénariste. On aurait dû prendre acte du fait que Swimming Pool, quel que soit le genre auquel on veuille s’efforcer de le raccorder (drame ou thriller, on s’en fiche), avait déjà pris les devants en la matière. Remplir les trous non pas au travers des « scènes manquantes » d’une intrigue mais de par tout ce qui caractérise la pure architecture d’une intrigue (cadre, perspective, raccords, symboles…) est un exercice qui nécessitait autant de maîtrise que de laisser-aller. Ce sur quoi Ozon, guidé pour le coup par des instincts divergents qui auront chamboulé le film durant tout le tournage puis transformé sa nature au montage, tutoie le sans-faute en matière de film « interactif ».

Qu’un cinéaste laisse à ce point-là les clés de son scénario à son audience, quitte à l’inciter à l’écrire lui-même pour y projeter ce qu’il veut, n’est pas sans risque. Pas besoin d’être un cinéphile forcené pour savoir à quel point le coup du cinéaste qui se défausse en disant que c’est à autrui de piger ce qu’il a voulu faire ou dire est le genre d’esquive foireuse qui se grille désormais en deux plans et trois raccords. A moins, bien sûr, de s’appeler David Lynch, lequel a toujours encouragé – y compris dans ses films les plus accessibles – la lecture cognitive et psychique du découpage narratif. Où se situe Ozon là-dessus ? Un peu à la frontière des deux principes : son découpage semble fait un peu à l’instinct ou à l’aveugle (on sent que le film resterait intact si l’ordre de certaines scènes était inversé), et en même temps, l’ensemble fait montre d’une stupéfiante maîtrise en raison du raccord de certaines scènes « fantasmatiques » à la suite d’un plan tout sauf anodin – du genre où Sarah s’endort sur un lit ou paraît soudain songeuse d’on ne sait pas très bien quoi. L’exemple le plus frappant parlera à tous ceux qui restent plus que jamais familiers de la diégèse lynchienne. Quatre plans qui se suivent comme un fil : Sarah se couche sur un oreiller, quelqu’un – on ne voit pas qui – ramasse quelques feuilles mortes sur la surface de la piscine avec un filet, une femme alanguie sur un transat tisse un trait d’union entre bronzette et branlette face à un mâle de plus en plus excité, Sarah se réveille brusquement sur son lit. Même principe, au fond, que celui qui régissait toute la structure narrative de Mulholland Drive, dont la lecture visant à raccorder un plan subjectif couché sur un oreiller à un réveil symbolisé par l’ouverture d’une boîte bleue était en soi la clé suprême qui suffisait à décoder tout le film. Nous voilà donc face à un autre prototype de ce cinéma psychique où le rêve et la réalité dialoguent moins qu’ils ne sont consubstantiels.

GRAND BAIN

Depuis ses débuts de cinéaste, on aura souvent pu reprocher à Ozon l’économie de sa mise en scène, trop généralement avare en audaces de cadre et de perspective au point de le sentir sur le point de titiller la fabrique de téléfilm. Les exceptions n’ont pourtant pas manqué, surtout dès lors qu’une logique de thriller opérait un début de désordre – même sourd – au sein d’une structure trop calme. Swimming Pool est en cela un sommet rare au vu de la science du cadre et de l’ellipse qui s’y installe, jouant à loisir avec le sens caché de tout ce qui caractérise et peuple le décor, à commencer par les intérieurs de la villa qui frisent plus d’une fois les chausse-trappes psy de ses deux héroïnes. Le reste fait – ô combien – l’affaire. Un petit geste, une légère intonation, une infime variation de musique, un simple panoramique sur la bâtisse, un cadrage spécifique sur un espace ou une architecture, une porte fermée ou semi-ouverte, un surcadrage sur une baie vitrée ou une fenêtre, un morceau de gazon fraichement retourné, un transat qui tâche en rouge vif le bleu azur de la piscine, etc… Tout devient un signe qui, non content d’offrir matière à défricher l’indicible avec infiniment plus d’acuité que la plus bavarde des digressions, a le chic pour rendre l’anodin suspicieux, la surface abyssale, la profondeur illimitée, le réel figuré. D’autant que, sur ce qui guide le processus d’écriture chez Sarah, rien n’est révélé mais tout est suggéré par le choix et la disposition des raccords de plan, pour le coup plus que parlants et détachés de toute fibre littéraire ou illustrative. Ici, il suffit que Sarah ait fixé une sorte d’œuf blanc décoratif sur une commode pour démarrer l’écriture de son roman. Peu après, Ozon raccorde sa découverte d’un tapis de feuilles mortes sous la bâche de la piscine avec un cadrage de ses doigts qui s’agitent sur le clavier d’ordinateur. Un peu plus tard, lors d’une halte dans un bar local, un serveur lui indique la proximité du château du marquis de Sade avec un panorama paraît-il magnifique – elle se remet à écrire une fois rentrée. Pour le reste, en vrac, une culotte oubliée près de la piscine, une chambre mal rangée, un carnet trouvé dans un sac-à-dos, une photo en noir et blanc, etc…

Que doit-on tirer de tous ces indices qui n’en sont peut-être pas ? Ozon veut-il suggérer par ses divers choix de montage la naissance de l’inspiration par un détail glané au hasard ou par accident ? Ou alors, hypothèse bien plus stimulante, cherche-t-il plutôt à tirer profit des règles les plus élémentaires du 7ème Art – donc celles sur lesquelles il n’y aurait en principe plus rien à redire – pour nous désorienter et nous forcer ainsi à percevoir de l’incertitude derrière ce qui semble relever de l’évidence ? Il fut souvent question de remettre en avant sur ce site cette richesse quasi inépuisable du rapport symbolique entre surface et profondeur (au sens large), mais le cas est ici plus tordu, tant cette lecture n’est jamais actée ni même suggérée. Elle relève avant tout de l’intuition pure et dure chez quiconque fait l’effort de se plonger dans ces eaux narratives troubles à souhait – encore un rapport avec l’ami Lynch qui a toujours assimilé ses idées les plus inédites à des poissons qu’il s’agit de pêcher dans les eaux de l’inconscient. A tous ceux – et on les sait nombreux – qui n’ont cru percevoir en Swimming Pool qu’un calme plat fait film, pour ne pas dire une eau jamais troublée qui se contente de meubler le cadre au lieu d’en déborder, il convient de souligner à nouveau le double rôle du spectateur face à l’écran de cinéma : passif parce que l’écran l’illumine et l’éclaire, certes, mais surtout actif parce que sollicité de toutes parts en vue de l’effort d’une interprétation intime. Ce film n’est pas destiné à être « expliqué » mais « incarné », non pas par ceux qui l’ont fait ou qui le peuplent mais par ceux qui le voient et qui se l’approprient en y superposant leurs propres intuitions.

Ainsi, lorsque le grain de sable fait irruption dans la machine scénaristique, le bête jeu d’oppositions entre deux entités aux antipodes ne va pas tarder à être retourné comme une crêpe. Oui, Sarah n’est que concentration, calme et ascèse là où l’ensorcelante Julie (Ludivine Sagnier) n’est que désordre, bruit et sexe. Oui, voir l’une écouter attentivement l’autre se confier à elle et lui raconter son passé donne l’impression de voir un psy en pleine écoute de son patient, voire même un vampire qui se repaitrait du sang d’autrui pour survivre. Oui, on pense souvent à une murène qui projetterait sur une sirène celle qu’elle était autrefois, au vu de certains angles où les fantasmes de l’une s’entrecroisent avec les galipettes de l’autre (plan du regard opaque de Sarah qui épie les ébats de Julie derrière une baie vitrée). Oui, ce vrai-faux coup de théâtre final joue très clairement du mimétisme inattendu entre les deux actrices en plus de faire mine de résumer l’angle de lecture vampirique du récit (une femme « pleine », de face et plein soleil, face à une silhouette « vide », de dos et en contre-jour). Mais à chaque ébauche d’explication, Ozon réplique par la suprême désinvolture de sa mise en scène, positionnant la coupe ou le changement d’angle au moment le plus inopportun, comme si ce qui était montré importait moins que ce qui était tu et/ou dissimulé. Les faits les plus concrets – et même les décryptages symboliques les plus évidents – n’ont aucun poids dans Swimming Pool parce que continuellement sujets à caution. De même que le vide entre les mots – ou entre les pages tantôt lues tantôt écrites dont on ne saura ici strictement rien – ne cesse d’amplifier la portée d’un mystère narratif qui, pour exister sous sa plus belle forme, se doit de déployer un écran de fumée tous azimuts. Lequel ? Celui qui nous fait percevoir un symbole tangible par-ci ou un lien de cause à effet par-là. Celui qui nous met dans la peau d’un créateur.

En matière d’exemples à citer, c’est Byzance. Qu’est-ce que cette cicatrice sur le ventre de Julie ? Pourquoi ce cocard à l’œil gauche n’apparait-il pas toujours sur son visage ? Pourquoi porte-t-elle comme Sarah un maillot de bain rétro dans cette scène-miroir de caresse érotique ? Y a-t-il une métaphore derrière cette vision de Julie qui nage sous les feuilles mortes de la piscine avec la bâche semi-remontée ? Ce matelas rouge posé sur la terrasse ou sur l’eau bleue symbolise-t-il un cadavre ? Ce plan très Magritte dans l’âme qui renvoie un cadrage sophistiqué de Sarah via un face-à-face entre deux miroirs est-il une fenêtre ouverte sur un inconscient crypté ? Cet escalier cadré en très légère contre-plongée a-t-il une fonction équivoque ? Le fait qu’il conduise Julie à découvrir le manuscrit de Sarah (qui semble la concerner plus ou moins directement) ou Sarah à tomber sur une Julie terrorisée en pleine crise d’hystérie (qui la prend tout à coup pour sa propre mère) doit-il être perçu comme un moyen d’amener les deux femmes vers un point sensible de leurs psychés respectives ? Ce léger panoramique en aller-retour qui cadre l’espace derrière Sarah (d’abord la porte ouverte de sa chambre, ensuite les draps défaits de son lit) permet-t-il de saisir ce qui se passe dans sa tête en pleine phase d’écriture ? Cette croix en or que Julie porte en pendentif juste avant de dire adieu à Sarah tisse-t-elle un lien quelconque avec ce crucifix en plomb que Sarah a auparavant décroché d’un mur sans raison apparente ? Faut-il voir un clin d’oeil cinéphile dans le bikini de Julie, lequel rappelle très clairement le sol de la « Red Room » de Twin Peaks ? La fin du récit, où Julie offre à Sarah le manuscrit « à l’eau de rose » de sa mère, suggère-t-elle que le roman déjà écrit va être repensé de A à Z ou simplement gagner en épaisseur ? Et ne parlons même pas des boules Quiès de Sarah, d’abord utilisées pour se couper des nuisances sonores (surtout sexuelles) de Julie, puis délaissées à mesure que le bruit du fantasme se montre bien plus inspirant que les silences du réel – c’est après les avoir enlevées que le montage d’Ozon intercale l’hypothèse d’un crime nocturne entre deux plans sur un personnage fasciné par les histoires de sexe et de meurtre.

Avec tout cela, l’incontournable théorie de Jean-Luc Godard sur l’image mentale naissant du raccord entre deux plans (« 1 + 1 = 3 ») reprend du poil de la bête. Rien n’est ici plus envoûtant que d’investir à l’aveugle cette zone grise où les déformations imaginaires ne cessent de traiter la réalité en palimpseste, où le processus de création se fait vecteur d’un réel toujours plus vampirisé (épier/filmer autrui revient à lui voler quelque chose), où le jeu de rôles identitaire vire au puzzle possessif et aqueux où plus rien n’est gravé dans le marbre (qui rêve de qui ? qui désire qui ? qui invente qui ? qui est qui ?). En même temps, face au film le plus translucide qui soit, tout est possible. Y compris de s’adonner au jeu des références cinéphiles (de Buñuel à Mankiewicz en passant par Ozon lui-même, il y a de quoi faire…), de taquiner par-ci par-là la lecture fantastique (l’apparition inquiétante de Mireille Mossé dans l’embrasure d’une porte sombre nous donne l’impression d’avoir atterri chez Jeunet & Caro), ou de laisser la gêne et le rire faire la bête à deux dos dans des séquences qui semblent s’étirer plus que de raison – la danse sexy sur Mirrorball de Steve Everitt en est un bel exemple. Ce qui fait la différence, c’est de se savoir guidé tout au long de ce processus ultra-stimulant. Par la fluidité du montage de Monica Coleman, par la douce lumière de la photo de Yorick Le Saux, mais surtout par la musique « aquatique » de Philippe Rombi, laquelle épouse la construction narrative en faisant peu à peu se compléter les notes du thème principal jusqu’à une scène finale qui en offre enfin la forme définitive et parfaite. Ou comment chaque composante créative du film accompagne aussi bien la dérive dans un récit qui nous échappe que le récit lui-même.

Ultime point critique : Swimming Pool est-il sensé conserver son mystère jusqu’au bout ? Oui… mais peut-être bien que non, au fond. La conclusion revient pour le coup à François Ozon lui-même, lequel avait pris soin, lors de la présentation cannoise du film en 2003, de donner son point de vue subjectif sur la scène finale du film. Plutôt que de prétendre avoir voulu installer à tout prix un surplus d’ambiguïté derrière ce qui s’apparente à un twist final sujet à mille interprétations (Julie est-elle la création pure d’une Sarah enfin régénérée au contact d’un corps fantasmé qui n’est plus le sien ?), il confiait n’y voir qu’un résumé métaphorique du récit (en gros, ce pur travail de création et de projection) doublé d’un clin d’œil à la scène finale de Sous le sable. Aussi simple que ça ? Et pourquoi pas ? Trop occupé à penser son art en matière d’échos symboliques et de cohérence globale, le cinéaste n’a au fond rien d’autre à faire que de laisser le spectre interprétatif du récit lui-même dans une zone grise qui tend peu à peu vers d’autres couleurs, plus primaires celles-là. Ce qui reste en fin de compte, ce n’est pas tant le film que l’on se (ou s’est) fait mais celui qui a été « fait », dans sa plus parfaite nudité. Au fond, parce que ce film raconte l’histoire d’un créateur et de sa muse (avec des rôles qui s’inversent de temps à autre), il va s’en dire qu’il perce l’âme et la sensibilité de son auteur bien plus que celui-ci n’oserait l’avouer. Un livre ouvert sur un film ouvert ? Ou l’inverse ? Ce film est à la fois le nôtre et celui d’un(e) autre : on a beau essayer de se l’approprier, il persiste à nous échapper, à se jouer de nous. L’état second dans lequel on en sort résume bien le piège en activité : en suspens face à un faux suspense, en apesanteur face au grand bain, prêts à plonger sans jamais espérer atteindre le fond réel de ce cadre de cinéma liquide, et finalement sujets au vertige face à une pure histoire d’eau. L’été sans fin, en quelque sorte.

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