Sorcerer

REALISATION : William Friedkin
PRODUCTION : Paramount Pictures, Universal Pictures, Bac Films
AVEC : Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou, Francisco Rabal, Ramon Bieri, Peter Capell, Joe Spinell
SCENARIO : Walon Green
PHOTOGRAPHIE : Dick Bush, John M. Stephens
MONTAGE : Bud S. Smith, Robert K. Lambert
BANDE ORIGINALE : Tangerine Dream
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Aventures, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 15 novembre 1978
DUREE : 2h01
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Quatre étrangers de nationalités différentes, chacun recherché dans son pays, ont trouvé refuge dans une compagnie pétrolière qui les engagent pour un travail épuisant et dangereux. Très vite, ils ne pensent qu’à s’enfuir, mais il leur faut de l’argent pour cela. On leur propose alors de s’associer pour conduire un chargement de nitroglycérine à travers la jungle sud-américaine, avec une jolie prime à la clé. Un voyage au cœur des ténèbres, jonché d’obstacles et de dangers…

Le film devint une obsession. Ce serait mon chef-d’œuvre, le film sur lequel je bâtirais ma réputation. J’étais persuadé que tous les films que j’avais réalisés auparavant n’avaient été qu’une préparation pour celui-ci […] J’avais persévéré pour réaliser un film que j’aurais aimé voir, un implacable voyage existentiel qui serait l’héritage que j’allais laisser […] Au final, ce fut le film le plus difficile, frustrant et dangereux que j’aie jamais fait, et ma santé ainsi que ma réputation en souffrirent énormément.

William Friedkin

Le démon Pazuzu n’avait visiblement pas disparu. Il avait peut-être quitté le corps de la petite Regan en 1973, mais quatre ans plus tard, il était encore là. Peut-être que son nouvel objet de torture se nommait alors William Friedkin. Peut-être que le choix du titre Sorcerer était plus ou moins une fausse bonne idée pour un nouveau film, prophétisant malgré lui la malédiction à venir. Peut-être même que l’apparition d’une inquiétante statue – rappelant fortement celle de Pazuzu dans le prologue de L’exorciste – en surimpression du titre pendant le générique était un signe du destin. Peut-être ceci, peut-être cela, qui sait… Toujours est-il qu’au-milieu des suppositions, une seule vérité émerge : s’il était réputé pour faire souffrir ses acteurs et son équipe technique, cette fois-ci, c’est Friedkin lui-même qui aura fini par déguster sévère avant de payer au final une addition monstrueusement salée. Sorcerer ne fut pas seulement un tournage difficile, mais un authentique enfer tropical façon Apocalypse Now, marqué ici et là par une guerre civile, des maladies fatales, des démissions en cascade et des accusations de trafic de drogue. Un enfer total qui, contrairement au chef-d’œuvre de Coppola, ne sera même pas sauvé par le retentissement d’un succès en salles : l’échec commercial du film scellera son destin, rejeté par des producteurs malhonnêtes, massacré par la critique et boudé par un public qui lui préfèrera le manichéisme d’un Star Wars sorti une semaine plus tard. Friedkin, lui, sortira de cette expérience déprimé et atteint par la malaria, et choisira d’aller s’exiler à Paris. Fin de l’histoire ? Non.

Mon succès fulgurant à Hollywood après des années d’échecs m’avait convaincu que j’étais le centre de l’univers. Un grand nombre de gens attendaient que je me plante, et je leur ai donné satisfaction en beauté. J’avais volé trop près du soleil et mes ailes avaient fondu.

William Friedkin

UN MONDE AU BORD DE L’EXPLOSION

Ce qui rend Sorcerer si précieux ne réside pas tant dans le fait de redécouvrir aujourd’hui un film longtemps considéré comme invisible – il est vrai que très peu de copies avaient été mises en circulation. C’est surtout que ce chef-d’œuvre maudit renferme en son sein l’expression la plus pure de ce qui anime un cinéaste comme William Friedkin : autopsier la frontière entre le Bien et le Mal dans ce qu’elle peut avoir de mince et d’instable, privilégier l’ambiguïté morale et la noirceur de l’être humain pour mieux favoriser l’implication du spectateur, et surtout, récupérer dans chaque nouveau projet un échantillon de chaos prompt à secouer l’audience et à alimenter le débat. On évoquait déjà tout cela à propos des deux dernières claques du cinéaste (Bug et Killer Joe), et à première vue, il y aurait de quoi s’interroger sur la faculté de Sorcerer à adopter lui aussi ce parti pris.

Ce serait oublier que le film est avant tout une nouvelle adaptation – et non un remake ! – d’un célèbre roman de George Arnaud, qui avait déjà donné naissance en 1953 au fabuleux Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot. Un film culte dans lequel le cinéaste des Diaboliques prenait d’abord soin de poser les bases d’un thriller, par l’intermédiaire d’un réalisme noir purement métaphorique et délesté du moindre point de vue sur le monde. On se doutait bien qu’à ce jeu-là, Friedkin n’allait pas faire kif-kif. Du coup, fidèle à sa vision des choses et ayant obtenu la bénédiction timide de Clouzot pour cette nouvelle version, le réalisateur de L’exorciste opte pour une toute autre approche, aidé en cela par le légendaire Walon Green (à qui l’on devait déjà le scénario de La horde sauvage de Sam Peckinpah). Là où Clouzot se plaisait à épicer les rapports complexes entre Charles Vanel et Yves Montand d’un sadomasochisme sous-jacent (le premier se dégonflant vite face aux humiliations du second, pourtant plus jeune que lui), Friedkin prend soin d’installer une tension permanente entre les antihéros, comme pour mieux annoncer le danger d’implosion qui fait obstacle sur leur route vers la liberté. Mais ce n’est pas tout : le cinéaste va plus loin que Clouzot en enrichissant son canevas de thriller sur l’instinct de survie d’un regard géopolitique enragé, pessimiste en diable, sur un monde que Friedkin décrit comme étant au bord de l’explosion.

Tout est déjà à l’œuvre dans le long et fabuleux prologue du film, construit selon une juxtaposition de scènes extrêmement maline. Quatre personnages, situés à des points géographiques différents, avec une scène pour chacun en guise d’entrée en matière. Vera Cruz : un tueur à gages impassible, Nilo (Francisco Rabal), assassine un inconnu dans un hôtel. Jérusalem : un terroriste arabe nommé Kassem (Amidou) fait sauter une banque. Paris : Victor Manzon (Bruno Cremer), agent de change français, se retrouve mêlé à une fraude bancaire liée à la société de son beau-frère. New Jersey : Jackie Scanlon (Roy Scheider) joue les chauffeurs pour un gang de voleurs qui s’apprête à braquer la recette d’une église. Quatre scènes magistrales et a priori anodines, durant lesquelles Friedkin prend soin de placer les pions de son propre jeu, évite toute position et tout jugement moral sur eux, jongle de quelques cadres très posés à un usage brillant de la caméra portée (comme si celle-ci tentait d’appréhender une situation qui nous dépasse), et joue sur les raccords brutaux pour mieux installer un doute sur le lien qui relie ces quatre personnages. Une façon pour le cinéaste de privilégier l’authenticité d’une (ou plusieurs) situation(s) et de faire monter la sauce comme il avait pu le faire avec les scènes européennes de French Connection.

Et dès ce prologue, on sent déjà le regard de Friedkin sur une humanité dont il épie les non-dits et les hypocrisies avec un art consommé du plan évasif. C’est assurément le segment avec Roy Scheider qui en donne le pouls : non seulement on y voit une bande de voleurs braquer le sous-sol d’une église catholique pendant un mariage, non seulement on aura le temps de constater que les prêtres de chaque paroisse s’y réunissent pour se répartir les collectes à part égale (c’est tout juste si on n’a pas l’impression de voir une bande de dealers), mais en plus, un simple plan sur l’œil au beurre noir de la mariée en dit déjà long sur l’hypocrisie de la cérémonie qui se déroule au niveau supérieur. De plus, si l’on est assez attentif, on aura même le temps de guetter dans chacun de ces quatre segments un certain nombre de micro-éléments autour de l’inéluctabilité du destin de ces quatre antihéros. A croire que ces hommes-là, sans qualité capable de racheter leurs défauts, ne pouvaient s’extraire de leur fuite autrement qu’en finissant dans une situation encore pire – ils deviendront les « esclaves » d’une compagnie pétrolière située à l’autre bout du monde. Et qu’au final, il n’y avait aucun espoir pour eux de guetter une porte de sortie heureuse. Le sorcier (« sorcerer »), c’est le destin. On n’y échappe pas.

Mes films devenaient de plus en plus obsessionnels, de moins en moins grand public, et certains de ceux qui suivirent furent encore plus noirs. Ils continuèrent de dépeindre le personnage américain comme un être psychotique, rongé de peurs et dangereux.

William Friedkin

Quatre individus bassement humains, dotés de faiblesses pathétiques et de fêlures douloureuses, dans un monde chaotique qui semble prôner sa propre fin : c’est peu dire que Friedkin n’a jamais pris soin de ranger son pessimisme au placard. De ce fait, il ne cherche pas à susciter un réel attachement pour son quatuor central, et se contente plutôt d’une objectivité à toute épreuve sur leurs actions et leurs comportements. Pour Friedkin, l’humain est une créature paradoxale qui ne se résume pas à la face d’une pièce, ni même d’ailleurs à l’association des deux faces. C’est une entité qui vit, survit et agit, plus ou moins consciemment, face aux dilemmes qui le rongent et aux terribles imprévus qui le font basculer sur une nouvelle voie, pour le coup encore plus dangereuse. Tout se résume ici à une discussion entre Victor et sa femme : celle-ci lui narre les mémoires d’un colonel de l’armée française confronté au dilemme de tuer ou de sauver une femme innocente pendant la guerre d’Algérie, et qui choisira finalement d’appuyer sur la gâchette. Pour Victor, « c’était un militaire et rien de plus ». Mais pour sa femme, « personne n’est quelque chose et rien de plus ». Une idée que Friedkin accentue en plaçant ses quatre protagonistes dans un décor précis, susceptible de saisir un contraste et d’installer un contexte.

Le décor ? Un bidonville dégueulasse d’Amérique centrale, écrasé par une chaleur étouffante, où la boue s’étale le long de quelques taudis insalubres, où les carcasses de viande sont traînées sur de vieux chariots dans les rues, où les coqs se mêlent aux crabes et aux lézards dans certaines pièces. Et autour de cela, les inégalités se creusent, laissant les plus pauvres au bon vouloir d’un système sociopolitique oppressant. Des conditions de vie horribles que nos fugitifs peinent à supporter, frôlant plus d’une fois le danger ou la mort dans leur travail. Sans parler du fait que les flics du coin, conscients de leur réelle identité, jouent les profiteurs avec eux. S’enfuir de cet enfer devient alors une obsession, mais cela coûte cher, et même une grosse montre en or ne suffit pas à acheter leur départ. Une opportunité leur est offerte : convoyer de la nitroglycérine dans deux camions-mastodontes à travers une jungle inhospitalière, afin d’aider à éteindre un incendie sur des puits de pétrole situés à plus de trois cents kilomètres. Quitter l’enfer pour en retrouver un autre, en somme, mais avec une porte de sortie, cette fois-ci : une prime d’argent qui peut leur permettre de s’enfuir. Pour eux, le choix est désormais très simple : soit ils trouvent un moyen de travailler ensemble, soit ils explosent tous ensemble. Parfaite métaphore d’un monde apocalyptique qui ne peut contrecarrer sa logique morbide que par l’union improbable d’individus que tout – ou presque – oppose.

UN VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER

On s’en doute à l’avance : le pessimisme hargneux de Friedkin ne permettra pas de concrétiser cette utopie fraternelle et sociale. D’abord parce que les fugitifs n’ont aucune raison valable à employer l’entraide et la solidarité durant leur périple commun : pour eux, ce n’est qu’un travail à faire, avec un espoir hypothétique en bout de course, et non les prémices d’une amitié ou d’une quelconque révolution humaniste. Ensuite parce que leur réunion pour ce travail, déjà dangereuse en raison de leur statut de fugitifs recherchés, est en réalité bâtie sur un meurtre : Nino, qui n’était pas dans la même situation que les trois autres, aura été jusqu’à éliminer de sang-froid le quatrième membre de l’équipe afin de prendre sa place. Enfin parce que leur épopée motorisée à travers la jungle enchaîne les galères à la manière d’un effet boule de neige, de plus en plus grossissant : une cargaison de nitroglycérine menaçant d’exploser à la moindre secousse violente, une route montagneuse avec un vide vertigineux sur les côtés, une surface de bois fragilisée sur un virage serré, une carte routière pas toujours très claire, un gigantesque tronc d’arbre à faire exploser pour dégager le chemin, un groupe de guérilleros armés jusqu’aux dents, sans oublier la scène mythique du pont suspendu en pleine tempête, encore aujourd’hui inégalée dans le registre du tournage à risque (trois mois de tournage et trois millions de dollars rien que pour cette scène !) et de la logistique créativement infernale – sauf peut-être dans le Fitzcarraldo de Werner Herzog.

La deuxième heure du film, entièrement consacrée au voyage, est donc jonchée de nombreuses situations anodines que Friedkin utilise pour générer peu à peu un chaos incontrôlable, primitif, qui fait autant écho au désordre intérieur des personnages qu’à leur totale perte de repères. Tous les moyens sont alors bons pour que le film se calque sensiblement sur cette désorientation, des nappes électroniques et incroyablement stressantes composées par le groupe Tangerine Dream jusqu’aux quelques plans furtifs du feu de l’incendie qui surviennent sans crier gare dans le découpage. Dans ces moments-là, Sorcerer quitte le giron du thriller comportementaliste pour se muer en pure épopée mentale, située au cœur d’un environnement furieux faisant crouler ses personnages sous le poids d’un destin décidément démoniaque qui n’a de cesse que de les écraser et les pousser à frôler la mort. Et lorsque la mort les frappe, c’est d’un coup sec, toujours sans prévenir, parfois même au beau milieu d’une phrase. Sueur, souffrance, saleté, trouille, violence et épuisement auront vite fait de fragiliser les facultés de celui qui sera le seul survivant du voyage. Il ne lui restera plus qu’à côtoyer la folie, le temps d’une scène d’errance quasi mentale dans les badlands poussiéreux, paysage magique évoquant un territoire à mi-chemin entre la Lune et le désert navajo. Abandonner le camion, porter lui-même la nitroglycérine sur trois kilomètres jusqu’au gisement de pétrole en flammes, toucher enfin la prime… Mais pour aller où ? Vers son destin, fatal et terrible, qui restera sous silence à l’instar du mystérieux coup de feu qui achevait French Connection.

Aujourd’hui encore, on a bien du mal à visionner ce film hallucinant autrement qu’en se disant que l’hypnose qu’il suscite n’est que le corollaire du chemin de croix logistique que représenta son propre tournage. De la même manière que la folie d’un Coppola drogué sur son gigantesque plateau de tournage aura fini par devenir la matière principale du montage halluciné d’Apocalypse now, la persistance de William Friedkin à atteindre son objectif coûte que coûte ne rend que plus perceptible la ténacité féroce et percutante qui habite les quatre antihéros de Sorcerer. Cela étant dit, histoire de contredire la fatalité qui broie le plus souvent les personnages des films de Friedkin, les films maudits résultant d’un tournage chaotique ne sont jamais à l’abri d’une guérison miraculeuse, capable de survenir a posteriori. Pour le coup, ce fameux « convoi de la peur » (tel que défini par le très mauvais titre français du film) n’échappe pas à la règle : son statut d’œuvre culte n’aura jamais cessé de grandir toujours plus au fil des années, et sa récente restauration – pour le coup absolument fabuleuse – aura poussé le public à lui offrir l’accueil triomphal qu’il aurait toujours dû avoir, tout en laissant William Friedkin affirmer qu’il s’agit du film dont il est le plus fier. Oui, le destin n’est pas écrit d’avance, pour les films comme pour les cinéastes. Prends ça dans ta gueule, Pazuzu !

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