La Frontière de l’aube

REALISATION : Philippe Garrel
PRODUCTION : Rectangle Productions, StudioUrania, Les Films du Losange
AVEC : Louis Garrel, Laura Smet, Clémentine Poidatz, Olivier Massart, Jérôme Robart, Cédric Vieira, Grégory Gadebois, Vladislav Galard, Emmanuel Broche, Eric Rulliat
SCENARIO : Marc Cholodenko, Arlette Langmann, Philippe Garrel
PHOTOGRAPHIE : William Lubtchansky
MONTAGE : Yann Dedet
BANDE ORIGINALE : Jean-Claude Vannier, Didier Lockwood
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Fantastique, Romance
DATE DE SORTIE : 8 octobre 2008
DUREE : 1h43
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Star de cinéma, Carole vit seule dans un grand appartement parisien. Son mari travaille à Hollywood et la délaisse. Photographe, François doit faire un reportage sur la jeune vedette pour un journal. C’est à cette occasion qu’ils se rencontrent et qu’ils deviennent amants. Ils vont habiter deux semaines à l’hôtel pour faire ce reportage et repassent de temps en temps à l’appartement de Carole, qui se révèle fragile. Au bout de quelques semaines, François disparaît sans donner de raison. Carole, en dépression, est internée. François lui rend visite à l’hôpital et lui annonce qu’il a refait sa vie avec une autre femme…

S’il ne fallait retenir qu’un seul film de Philippe Garrel, ce serait celui-là. Amour fou et visions spectrales pour du romantisme noir qui terrasse et qui laisse des traces, comme un fantôme qui surgit du passé.

Il y a une théorie que l’on aime bien ressortir de temps en temps : cette double lecture du 7ème Art en tant que lieu mémoriel et du cinéphile en tant que simple mortel qui passe sa vie à voir des fantômes sur un écran. Ces fantômes-là, Philippe Garrel en a fait l’enjeu suprême de son art, donnant ainsi vie à un imaginaire qui, de nos jours, se reconnait en trois plans et quelques fétiches. Cette noirceur bienfaisante qui sied davantage à l’art qu’à la vie elle-même ; cette poésie de l’échec et du renoncement qui bat à pleine couture des personnages chargés d’utopies ; cet amour fou, pour ne pas dire foudroyant, qui laisse se consumer deux amants dans un cocon qui n’appartient qu’à eux – la ligne droite y écrase toute possibilité d’un triangle – mais qui ne les protège de rien et surtout pas d’eux-mêmes. Le décor chez Garrel ne varie pas non plus d’un iota : des appartements épurés, des lits défaits, un Paris diurne et dépeuplé. Tant d’espaces assimilables à des déserts traversés par des fantômes, le passé ne cessant de revenir dans le présent pour le ronger, avec un spectateur tout à tour témoin passif et voyeur furtif. La « frontière » du titre, la voilà : celle qui se pose (qui s’impose ?) entre la vie et le rêve, entre des vivants résignés et des morts qui persistent à les hanter. Avant La Frontière de l’aube, on pouvait légitimement supposer que Garrel souhaitait sinon franchir cette frontière, en tout cas prendre acte de sa fragilité. Filmer des suicides : était-ce pour lui le meilleur moyen de fuir la tentation ? Une idée osée que ses trois films antérieurs nous avaient soufflé à l’oreille en s’achevant tous sur cet acte désespéré : une overdose de médocs pour Daniel Duval dans Le Vent de la nuit, un shoot d’héroïne pour Julia Faure dans Sauvage innocence, un mystérieux comprimé pour Louis Garrel dans Les Amants réguliers. Dans La Frontière de l’aube, a priori, on se disait qu’il y avait rebelote : un double suicide à mettre en scène pour Philippe Garrel, dont celui de son propre fils – se projeter dans ce dernier pour en filmer le cadavre a quelque chose de très troublant. C’est pourtant avec ce film que la mythologie garrelienne tutoyait enfin ce pic de beauté et d’incandescence filmique tant désiré.

LE CREPUSCULE

Il convient d’abord de ne pas reprocher à Philippe Garrel de refaire sans cesse le même film, d’une part parce que les variantes – plus ou moins minimes – existent d’un film à l’autre (le film qui nous intéresse ici offre d’ailleurs une grosse quantité d’arguments là-dessus), d’autre part parce que cela reviendrait à placer Yasujiro Ozu et Woody Allen dans la même catégorie (ce qui, après avoir épuisé leurs deux filmos respectives, serait un contresens total). Avec un cinéaste comme Garrel, il y a nécessité à fuir autant les faux débats que les réactions épidermiques que ses films peuvent susciter. Quand bien même La Frontière de l’aube n’aura pas échappé lui non plus à cette « malédiction », allant même jusqu’à devenir l’objet d’une hallucinante scission critique lors de sa projection en compétition au Festival de Cannes 2008, la pudeur s’impose pour une œuvre qui n’a jamais cessé de la revendiquer. Pour le coup, si l’on ne devait garder qu’un seul film de Philippe Garrel, ce serait celui-là. Parce qu’il permet à son créateur d’atteindre la quintessence de son art poétique, que les thuriféraires de Gilles Deleuze avaient qualifié d’« abstraction lyrique » – cet art qui part d’un visage réflecteur de lumière pour mieux laisser un monde se déployer ou se compresser. Parce que le cinéaste ne s’est jamais autant rapproché des corps et des visages, comme pour prouver une fois pour toutes à quel point ils peuvent être aussi beaux – et peut-être même plus évocateurs – que des paysages. Parce que le film traîne un bagage cinéphile que l’on n’avait jamais senti aussi imposant et protéiforme dans le cinéma de Garrel – c’est d’ailleurs grâce à lui que la lecture du film s’avère ô combien stimulante.

Si l’on rembobine le cours du temps, on peut clairement mettre en parallèle la carrière de Philippe Garrel avec la structure narrative du film lui-même : c’est un récit coupé en deux. D’abord un cinéma de pure poésie, gagné par l’expérimental, qui se débarrasse du récit et de la narration – on pense à cet étrange film-trip, tourné dans différents déserts du globe, qu’était La Cicatrice intérieure. Ensuite, à partir des années 80, un retour très concret vers les forces classiques du scénario, et ce par le biais de l’autobiographie. Un fil dramatique devient alors une sorte de leitmotiv d’un film à l’autre : un personnage féminin incarne à l’écran le fantôme d’une histoire d’amour que Garrel a lui-même vécu. Un leitmotiv qui se tord et se complexifie davantage avec cette Frontière de l’aube au carrefour de plusieurs sources d’inspiration. La première, la plus évidente : Spirite, cette nouvelle du XIXème siècle que Théophile Gautier rédigea dans un style plus poétique que narratif, et centrée sur un amour d’outre-tombe capable de survivre par-delà l’oubli. La seconde, la plus consciente : le spectre d’une histoire d’amour que Garrel aura vécu pendant dix ans avec la chanteuse Nico, et qui lui inspirera une série de films à partir du début des années 70. La troisième, la plus sous-jacente : ce face-à-face du cinéaste avec l’actrice Jean Seberg qui, en février 1974, donna naissance à ce film singulier qu’était Les Hautes solitudes, opus emblématique de la période underground de Garrel, totalement muet et improvisé durant quinze jours dans l’appartement de l’actrice. Le résultat, au-delà d’offrir parmi les dernières images filmées de l’actrice d’A bout de souffle, frisait presque le documentaire sur le visage d’une femme en dépression (Seberg était à l’époque blacklistée à Hollywood et conspuée pour avoir financé les Black Panthers). Sans parler du fait qu’il intégrait déjà le suicide dans sa diégèse, l’actrice allant jusqu’à avaler de vrais barbituriques sur le tournage. Un suicide qui, cinq ans plus tard, se concrétisa dans la vie réelle. Garrel fut longtemps hanté par cette disparition, une de plus dans une longue vie passée à côtoyer des fantômes.

Le récit de La Frontière de l’aube vient donc habiter cet espace total, dépourvu de ligne de fuite et de porte de sortie, où l’impossibilité qui règne est autant celle de l’éloignement que celle de la rupture. Grosso modo, ici, l’actrice Carole (Laura Smet) se meurt d’amour, son image revient hanter son amant François (Louis Garrel), et ce dernier, alors sur le point de devenir mari et père avec la douce Eve (Clémentine Poidatz), comprend soudain qu’il n’a jamais aimé qu’elle et se laisse peu à peu gagner par l’idée d’aller la rejoindre de l’autre côté de la frontière, c’est-à-dire dans la mort. On sait déjà qu’une large partie de la galaxie garrelienne relève du domaine spectral, avec des vivants qui peinent à se défaire de l’emprise des morts. C’est la nature du spectre qui, pour une fois, change la donne dans sa filmo. Autrefois, il était surtout une sorte d’incarnation symbolique qui faisait naître le fatalisme et le désir de mort chez autrui. Dans Les Amants réguliers, le suicide final de Louis Garrel était dicté par deux spectres, d’abord celui d’une utopie brisée (Mai 68), ensuite celui d’un amour délaissé (un homme quitté par une femme indépendante qui s’en allait travailler aux Etats-Unis). Aujourd’hui, le spectre est vivant, palpable, désireux d’attirer le héros jusqu’au bord de l’abîme et de l’inciter à s’y jeter. Cela suffit à faire de La Frontière de l’aube sinon le film le plus explicitement fantastique de Garrel, en tout cas celui qui dialogue avec un espace marqué par la matérialisation tangible de tout ce qui relève de l’invisible. Un film de revenant(s), donc ? Oui, mais à ceci près que ce mot désigne autant un élément narratif qu’un signe de radicalité appliqué au film lui-même. D’un côté, le film se laisse peu à peu gagner par l’état hallucinatoire de son protagoniste – on y reviendra plus bas. De l’autre, audace risquée, il renoue avec ce cinéma fantastique muet tel que pratiqué par Dreyer (Vampyr) et Murnau (Nosferatu), où tout se caractérisait par des partis pris primitifs : fermetures à l’iris, pâleur des visages, prédominance des silences, jeux de lumière sépulcrales… Garrel, cinéaste passéiste ? Le soupçon monte encore d’un cran au vu de cette imprégnation des années 60 qui caractérisait déjà ses derniers films : quelques scènes de groupe dans des intérieurs parisiens suffisent à raviver l’imparable souvenir de La Maman et la Putain de Jean Eustache dans un contexte a priori très contemporain.

Cela dit, et on s’en rend vite compte, nous avons ici affaire à un film qui échappe à toute certitude temporelle. Ce passéisme supposé – que les détracteurs de Garrel ne cessent de fustiger à tort – aura tôt fait de fondre comme neige au soleil, de même que l’hypothèse d’inscrire les personnages dans un monde bourgeois gagné par la contemporanéité sera systématiquement éliminée. Il y a d’abord cette façon si particulière qu’a Garrel de filmer Paris : loin des jeux de l’oie urbains de Jacques Rivette, la capitale devient un territoire épuré et cloisonné où le ciel et l’horizon pointent aux abonnés absents, l’art du gros plan facial constituant de facto une barrière contre les lignes de fuite. Il y a ensuite cette bande originale, chargée autant des notes graves de piano que des violons légèrement stridents de Didier Lockwood, que l’on pourrait assimiler à un chant d’outre-tombe. Il y a également cette étrange dichotomie sur les moyens de communication : on parle souvent d’Internet dans les discussions des invités de Carole, mais le dialogue à distance que celle-ci entame avec François se fait ici par des lettres et non par des mails ou des SMS (rien de tout ça ici). Même l’appareil photo de François et les choix vestimentaires dans la vaste demeure des parents d’Eve tranchent avec les habitudes de notre époque. Et on en oublierait presque le détail le plus criant : un simple plan sur la tombe de Carole suffira à dater le film et son tournage (ça concorde), alors que les électrochocs qui auront précédé son suicide ont été pratiqués sur une machine tout sauf réaliste (on dirait un accessoire de série Z fauchée). D’abord déroutants en tant que tels, tous ces choix deviennent in fine pour Garrel un moyen de revisiter l’espace et le temps sous la forme d’un rêve, d’une sorte de nuit immémoriale des sentiments. Sans doute parce que le cinéaste puise dans son passé tout ce qui peut l’aider à flouter le récit, à le coincer dans une zone instable où s’entremêlent réalité, légende et hommage. Ce qui relève du songe ne peut pas être daté, et pour cause : au sein d’une réalité brouillée à partir des idéaux perdus, ce qui a été constitue un moyen de questionner ce qui devrait être, et vice versa.

L’AUBE

Point de contemporanéité, donc ? La plus belle preuve du contraire que le film puisse offrir tient en très grande majorité dans le choix – et l’aura – de son actrice principale. On frise l’euphémisme en affirmant que la présence de Laura Smet relève presque de l’effraction dans la filmo de Philippe Garrel, autant en raison de son statut de « star » que par la façon dont l’actrice, déjà remarquée par ses prestations géniales chez Xavier Giannoli et Claude Chabrol, se saisit littéralement de la première partie du film. En injectant à la fois mystère et sensualité dans chaque cadre où son visage apparaît (le plus souvent en gros plan), elle devient un avatar théorique du projet de Garrel : le cinéaste ne filme pas celle que l’on se projette mais celle qui est (« Je ne suis pas une star, je suis une actrice »). Leur apprivoisement réciproque passe alors par un appareil photo, tenu par un double du cinéaste (son fils Louis). L’appareil photo redevient ici cet œil à triple fonction que le 7ème Art exploite depuis si longtemps : il viole et il tue (comme dans Le Voyeur de Michael Powell), il voit ce que l’œil humain ne voit pas (revoyez Blow-Up d’Antonioni) et il incarne cette « boîte noire de l’inconscient » qui encadre le désir. Dès les premières scènes de shooting, ici cadrées dans une série de plans fixes plus ou moins rapprochés, le génie de Garrel à filmer les visages prend un nouveau relief : d’une part, le personnage de Carole regarde aussi bien l’objectif lorsqu’elle est cadrée que le photographe lui-même lorsque ce dernier recharge l’appareil, et d’autre part, le temps d’un long close-up, son regard est si pénétrant qu’il suffit à faire naître le coup de foudre hors-champ. On peut clairement parler d’une présence « chimique », capable d’écrire le film en temps réel et de tirer profit du photosensible pour influer sur l’impact sous-jacent du cadre, aussi bien par sa sensualité folle que par un visage renvoyant aux héroïnes les plus mémorables du cinéma expressionniste allemand.

Cette logique se verra renforcée par une scène-clé du film, celle de la baignoire. Dans cette scène, la caméra filme Carole de dos (on ne voit que son chignon), François tente de photographier sa nuque en douce, et celle-ci lui rétorque un « Pas comme ça ». Ce geste-là, elle le refuse : le flash amoureux a certes eu lieu, mais à ce moment-là, l’appareil photo n’est plus en face de Carole, ce qui implique que l’actrice vient de laisser sa place à la femme. Le temps de son bain, elle n’est donc plus en position d’être le modèle de quelqu’un qui, pour citer le titre d’un livre d’entretiens avec Garrel, fait soudain mine d’avoir une caméra à la place du cœur. Cette scène aura même droit à son miroir déformé dans la seconde partie du film, une fois que Carole aura disparu : au lit avec Eve, François tentera de se faufiler derrière elle et aura droit à la même réponse (« Pas comme ça »). Un effet miroir qui dit tout du doute qui devait probablement travailler Garrel sur la position du filmeur par rapport au(x) filmé(s). Un film finit-il toujours par se faire dans le dos de ses acteurs et sans leur consentement ? Est-ce que tenter de révéler leur vérité par un objectif revient du même coup à violer leur intimité, pour ne pas dire à abuser d’eux ? L’idée est gonflée, mais c’est la dialectique du modèle qui aide à y voir plus clair : au fond, filmer quelqu’un, c’est filmer autant sa présence que son présent. On en revient ainsi au contemporain qui irrigue secrètement le film tout entier : il prend racine grâce à une actrice en état de grâce, capable de se charger d’une sensualité suffisamment électrique pour mieux faire tomber la foudre sur celui qui la cadre, mais aussi grâce à un cinéaste qui laisse son vécu et son intention à l’état de non-dit (Garrel est réputé pour ne faire qu’une seule prise et pour diriger ses acteurs sans leur faire de confidences autobiographiques).

L’acte de photographie, on a vu ce que ça pouvait donner – un sans-faute plastique et théorique. Mais qu’en est-il de celui propre à notre art préféré ? D’entrée, on perçoit assez bien ce qui pourrait créer un malentendu vis-à-vis du travail de William Lubtchansky sur le noir et blanc : d’aucuns auront bon dos pour dire que le chef opérateur singerait le style de Raoul Coutard (pour le coup emblématique de la Nouvelle Vague) tandis que d’autres pourraient être tentés de tisser un lien entre la fibre portraitiste de François/Philippe et les clichés des studios Harcourt. Or, vu le bagage cinéphile que l’on évoquait plus haut, il est inutile d’y chercher un quelconque effet de mode. C’est au contraire l’héritage du cinéma muet qui teinte chaque plan de la couleur blafarde de l’aube, comme s’il s’agissait de montrer une « première fois » en boucle, une cicatrice intérieure qui ne cesse de redessiner son apparition. De ce fait, tout comme Paris finit par être transformé en ville fantôme, le cadre se retrouve gagné par une épure radicale. Le gros plan devient une porte grande ouverte sur le lieu caché de l’âme – l’image se concentre là-dessus en laissant de côté ce qui relève du prosaïque. Le contraste de l’image fait la jonction entre la brûlure et la cendre, de même que la structure narrative en deux temps des Amants réguliers se caractérisait déjà par le passage du charbon ardent des nuits soixante-huitardes aux cendres froides des pipes à opium. Quant au décor lui-même, il se retrouve soumis au même principe de liquidation à mesure que le film se liquéfie, gommant de ce fait tout le superflu et laissant l’essentiel s’installer sur chaque échelle du plan – un mur derrière, un lit devant, des sentiments par-dessus.

Pour autant, la mise en scène ne tend pas ici vers une épure à la Bresson. Elle est avant tout une succession de choix admirables où la quête de pudeur va de pair avec le refus de l’obscénité et de la laideur. Choisissons un exemple très précis pour le démontrer : comment filmer une scène d’électrochocs sur une patiente atteinte de folie ? Vu que leurs films respectifs sont sortis la même année, on peut très clairement opposer la méthode de Garrel à celle de Clint Eastwood. Chez ce dernier, c’est peu dire que L’Echange, opus surestimé au sein d’une filmo prestigieuse, n’épargnait rien au spectateur à force de viser une désagréable tendance au pathos. Chez Garrel, au contraire, il suffit d’un simple isolement des parties du corps en train d’être sanglées (d’abord une main, ensuite un pied) et d’une vraie réflexion en amont sur l’emplacement de l’effet de coupe (visuelle et sonore) au moment du choc. Autre exemple très délicat : comment filmer la mort de quelqu’un sans la montrer ? Deux plans suffisent dans la science garrelienne : le premier annonce la tragédie (la silhouette sensuelle de Carole qui déambule dans un couloir, en plein détresse éthylique et minée par le trop-plein de médicaments), le second la concrétise de façon détournée (François, allongé sur son lit, s’adresse à Carole en tendant sa main vers la caméra, fixée au plafond et figurant l’au-delà). Sans parler de l’ultime scène du film, pic de la tragédie romantique du film qui soulignera le suicide de François par un montage de plans fixes : un appartement vide, une fenêtre ouverte, un diable qui apparaît dans un miroir, un cadavre étendu en pleine rue.

Quoi ? Un diable dans un miroir ? Quand bien même le film part sur une base très concrète, l’onirisme y installe vite son propre espace via une suite d’apparitions. Le spectre, on le disait, est celui de Carole. Fantôme d’un amour passé qui surgit dans un étrange rêve de François, où il se voit allongé contre Eve dans une maisonnette abandonnée au milieu d’une forêt de conte. Silhouette au regard envoûtant, pour ne pas dire transperçant, qui surgit dans un miroir – plan irréel qui inverse le rapport d’éclairage de la scène (la pièce s’assombrit, la lumière vient du miroir) et qui renvoie aussi bien à Orphée de Jean Cocteau qu’aux trucages volontiers archaïques de Georges Méliès. On peut se sentir dérouté par cet onirisme de poche ou séduit par sa patine de bis zarbi. Mais faire ressurgir le spectre du cinéma des origines, celui qui n’existe plus et qui nous hante encore, n’est pas tellement ce qui motive Garrel. A notre plus grande surprise, le cinéaste mange en réalité du même pain que Bertrand Mandico (Les Garçons sauvages) : il est grand temps de revenir à un onirisme délibérément primitif et artisanal, où le rêve est énoncé, où l’artifice est dévoilé mais toujours pris au sérieux, et où le fantastique et le lyrisme peuvent ainsi traverser la même zone de confusion. Doit-on en déduire que Garrel aurait fini par croire en l’au-delà, lui qui a toujours prétendu le contraire ? Son film, en tout cas, a l’air de carburer à cette croyance d’un art – le cinéma – capable d’élargir la perspective du temps et la survie de son spectateur/créateur. Au fond, comment s’appelle ce pont symbolique entre le présent et l’éternité ? L’aube, bien sûr.

L’AURORE

A ce stade, on est déjà conquis et comblé. On serait en revanche bien malhonnête de ne pas souligner à quel point Philippe Garrel joue de temps en temps les funambules du côté de l’écriture. Parfois, on le sent un peu trop littéral dans ce qu’il veut exprimer, à l’image de ce dîner où un personnage explique la différence entre amour et amitié par le mouvement des essuie-glaces sur un pare-brise : le mouvement divergent révèle l’être désiré qui s’éloigne de celui qui le poursuit (c’est l’amour) tandis que le mouvement convergent exprime à la fois le rapprochement et le désir d’indépendance (c’est l’amitié). Superbe métaphore qui rejoint pour le coup ce que l’on disait plus haut sur le rapport entre le photographe et son modèle, mais qui aurait gagné à être exprimée par des valeurs de plan et de découpage (pourquoi ne pas avoir fait une scène de dispute à l’intérieur d’une voiture, par exemple ?) au lieu de s’en tenir à un court texte trop explicite. A d’autres reprises, on a l’impression que Garrel frise le hors-sujet, surtout lorsqu’il injecte sans crier gare la question juive dans une poignée de scènes. Dans l’une, François prétend qu’il est juif face à un pilier de comptoir qui revendique son antisémitisme (« La haine, c’est ma race à moi »). Dans l’autre, on a droit au dialogue le plus kamikaze du film : allongé sur un lit avec Carole, François exprime que « la Troisième Guerre Mondiale aura lieu quand le dernier survivant des camps de concentration sera mort », ce à quoi Carole lui répond un curieux « Tu es mon amour ». Le fou rire nerveux nous titille, mais il s’évapore lorsqu’on parallélise tout cela avec la sensibilité taciturne et meurtrie du cinéaste Garrel. Tout se télescope à merveille ici : la théorisation de l’amour éternel (essence du romantisme noir), la beauté de la rupture mise en égalité avec celle de la rencontre, la conscience de la mort des utopies (Mai 68, mais pas que), l’effritement de la fraternité qui menace de conduire les vivants vers l’abîme (là où les morts ne cessent de les attirer), et plus généralement le fossé croissant entre les générations (l’une s’endort tandis que l’autre fait l’Histoire – une réplique du film s’en fait l’écho).

Revenons néanmoins quelques instants sur le cœur du récit, à savoir l’hésitation douloureuse d’un homme entre deux femmes. De L’Aurore de F.W. Murnau à Two Lovers de James Gray, cette idée de cinéma a donné naissance à de magnifiques approches des états rebouclés de passion et de déréliction. Ce que Garrel parvient à offrir de son côté tient dans la caractérisation des deux personnages féminins. D’un côté, Carole, beauté ardente qui exprime le feu de la passion et de la révolution. De l’autre, Eve, douceur frémissante qui transpire le désir de paix et d’équilibre familial. L’amour a ici deux visages possibles : la passion et la raison, la putain et la maman – on cite encore Eustache. Dans les deux cas, la peur reste active. Rien ne garantit la sécurité – un ami dira à François qu’« avoir des enfants revient à sauter par la fenêtre mais dans le bon sens ». Rien ne garantit l’éternité du désir amoureux : François est alors mis au défi, d’abord par une Carole sujette à des accès de folie (« M’aimerais-tu encore si j’étais folle ? »), ensuite par une Eve enceinte (« M’aimeras-tu encore quand je serais ronde ? »). Rien, enfin, ne pourra empêcher la rupture : choisir entre deux femmes implique de rompre avec un idéal au profit d’un autre, et la hantise ira ensuite de pair avec la culpabilité – quelqu’un que l’on a aimé à la folie laisse forcément des traces et/ou des échos. Que l’on veuille se tourner vers l’enfant (devenir père) ou vers la mort (ne plus vivre) revient au même, car cela implique de défier le temps : devenir immortel passe autant par la naissance d’une lignée que par l’image indélébile qu’on laisse dans l’esprit des autres. En tant que spectateur, on quittera La Frontière de l’aube avec une image en tête : une jeune femme à la dérive parce que délaissée, sensuelle à périr, couchée et prostrée sur le parquet nu d’un appartement, en train d’écrire des lettres d’amour. C’est l’amour « à terre », au propre comme au figuré. C’est peut-être l’« image manquante » pour un cinéaste à ce point obsédé par le féminin. Et c’est une fulgurance de plus pour ce chef-d’œuvre spectral, voyage nocturne à travers cette éternité dont il ne cesse de parler et qui lui est désormais acquise.

Photos : © Les Films du Losange. Tous droits réservés

1 Comment

  • Marielle MOREAU Says

    J’avais beaucoup aimé  » J’entends plus la guitare », et « L’enfant secret » de Philippe Garrel, mais « La frontière de l’aube » m’a littéralement envoûtée, sans que j’explique ça rationnellement, je l’ai visionné trois fois en trois jours. Tout me plaît dans ce film, les thèmes, la recherche de l’amour absolu, la passion destructrice, la trahison, la déchéance, l’autodestruction, la forme – le noir et blanc intemporel – les acteurs émouvants et justes, l’inoubliable Louis Garrel, l’incandescente Laura Smet.

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