Un grand voyage vers la nuit

REALISATION : Bi Gan
PRODUCTION : Bac Films, CG Cinéma, Dangmai Films, Huace Pictures
AVEC : Tang Wei, Huang Jue, Sylvia Chang, Lee Hong-Chi, Luo Feiyang, Chen Yongzhong, Tuan Chun-Hao, Zeng Meihuizi, Bi Yanmin, Xie Lixun, Qi Xi, Long Zezhi
SCENARIO : Bi Gan
PHOTOGRAPHIE : Yao Hung-I, Dong Jinsong, David Chizallet
MONTAGE : Qin Yanan
BANDE ORIGINALE : Lim Giong, Hsu Chih-Yuan
ORIGINE : Chine, France
TITRE ORIGINAL : Di qiu zui hou de ye wan
GENRE : Drame, Fantastique, Romance
DATE DE SORTIE : 30 janvier 2019
DUREE : 2h18
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Luo Hongwu revient à Kaili, sa ville natale, après s’être enfui pendant plusieurs années. Il se met à la recherche de la femme qu’il a aimée et jamais effacée de sa mémoire. Elle disait s’appeler Wan Qiwen…

Le titre, déjà, est magnifique. Une authentique invitation au voyage, mais vers où ? Peut-être vers l’obscurité d’une salle de cinéma, avec, en amont, le long trajet nécessaire pour y parvenir. Bon point sans l’ombre d’un doute, puisque la structure même du film valide à elle seule cette lecture. Bon début, en tout cas, pour se mettre en quête de la chose la plus précieuse que l’on puisse désormais attendre d’un film : l’inconnu. Par ce terme-là, précisions-le tout de suite, on ne parle pas de ce souci d’innovation qui d’aucuns tendent à vouloir déceler là où il ne réside pas. A l’heure où l’impact prétendument révolutionnaire de certaines technologies plus éphémères qu’autre chose (3D, 4DX, HFR…) se retrouvent mises par certains au même niveau que le passage radical du muet au parlant, c’est peu dire que l’on se retient de hurler à la tartufferie. A croire que le fait d’enrichir les conditions de projection d’une oeuvre de cinéma serait l’acte de naissance d’un nouveau paradigme de la fabrication des films. Et que notre art préféré devrait désormais moins être considéré comme une expérience subjective à l’épreuve du temps que comme un ride de sensations alimentées par la seule force de frappe technologique. Fermons la parenthèse. Cette année 2019, disons-le, si révolution il y a eu, elle fut clairement asiatique. En particulier chinoise, avec de quoi taquiner la Corée du Sud en matière d’audace, d’invention, de beauté, de virtuosité et d’appel à l’imaginaire. Et un seul film nous aura mis à genoux dès sa sortie fin janvier, devenu malgré lui comparatif cruel pour tous ceux qui l’auront suivi. Peut-être est-ce là le film-phare que l’on attendait inconsciemment depuis longtemps, tant il nous renvoie à ce qui a toujours irrigué le cinéma depuis ses origines. Un long voyage à travers le temps et l’espace, en somme, où un homme part à la recherche de celle qu’il a aimée, qui hante le fond de sa mémoire et qui revient toujours dans ses rêves, aussi insolites soient-ils. C’est la position du cinéphile, piégé à jamais par le souvenir – souvent amoureux – des fantômes qu’il aura contemplé sur un écran durant toute sa vie. C’est la position du cinéaste, traduisant en visions structurées et en images agencées les obsessions qui le travaillent, qui le taraudent, qui le hantent. C’est la position du 7ème Art lui-même, jamais aussi beau et magique que lorsqu’il se redécouvre et se réinvente en rêve éveillé. Si le cinéma est fait pour encourager l’évasion, alors il se doit d’épouser les contours d’un rêve. Avec, en bout de course, un film-nirvana, rêvé, fantasmé, définitif, qui n’appartient qu’à soi.

KAILI GENIUS

Premier stade de la révolution en marche, il convient au spectateur d’être un minimum mis en garde au moment où il entame cette plongée dans Un grand voyage vers la nuit. Non pas en raison d’éventuels soubresauts ou sensations fortes qui viendraient le chahuter durant le visionnage, mais plutôt pour la mise à l’épreuve imposée à son traditionnel confort de lecture. En vrac, les cartésiens bornés gagneront du temps à se faire rembourser tout de suite, les obsédés du rationnel à tout prix doivent s’attendre à recevoir un violent coup sur la tête, les fanatiques de structures narratives limpides (avec un début, un milieu et une fin) sortiront de la chose avec les neurones tordues façon bigoudi, et les intellos adeptes de la « ligne claire » feraient mieux de garder un tube d’aspirine à portée de main. A l’inverse, ceux qui resteront ouverts à l’imprévu et à la perte bienfaisante de leurs repères n’en reviendront pas intacts, ce qui fut heureusement le cas lors de la présentation du film à la section Un Certain Regard de Cannes 2018, où critique et public furent unanimes, pris au piège d’une expérience sensationnelle. Dès le plan d’ouverture, Bi Gan offre clés en main le manifeste de ce qui attend son audience : un long et stupéfiant panoramique vertical qui se joue des textures et des échelles de plan de l’image pour imposer une sorte de cassure hallucinatoire, détachée des quatre points cardinaux, où les époques et les voix sont destinées à s’entremêler. La suite du récit ira ainsi de l’avant, se servant du tracé présent d’un individu pour évoquer aussi bien un passé criminel que les réminiscences d’une femme par le biais de diverses entités. Un film-dédale qui gagne à être ressenti plutôt que compris, qui nécessite davantage de tracer un chemin subjectif à travers des détails sensoriels que de saisir le sens d’une intrigue stricto sensu en rassemblant une à une les pièces d’un puzzle. On s’était déjà fait une idée du talent de ce jeune réalisateur chinois – à peine 28 ans ! – en découvrant l’excellent Kaili Blues, sorti en catimini il y a presque trois ans, dans lequel son goût des errances narratives hypnotiques et des plans-séquences étirés à l’infini en faisaient presque le nouvel étendard d’un principe d’immersion cinématographique, axé sur l’imprégnation d’un cadre et d’une atmosphère, quelque part entre Bela Tarr et Wong Kar-waï. A cette liste de références glorieuses, il faudra désormais y rajouter les noms de Gaspar Noé, d’Alfred Hitchcock, d’Andreï Tarkovski, d’Apichatpong Weerasethakul et (surtout) de David Lynch, tant Un grand voyage vers la nuit – titre à la promesse tenue de bout en bout – s’incarne en rêve de cinéma, visuellement dément et perpétuellement stimulant.

La plus grande différence entre le cinéma et la mémoire, c’est qu’un film est faux. Il est fait d’images mises en ordre. La mémoire, elle, mêle le vrai et le faux : ses images apparaissent à tout instant.

Le mot de passe pour « entrer » dans le film est en quelque sorte donné par cette phrase, qui intervient en off après tout de même une demi-heure de métrage. Doit-on pour autant y voir un mode d’emploi du récit ? Oui et non. Refusant les scènes explicatives au profil d’un fil narratif où l’enjeu réel et la position spatiotemporelle de chaque scène seraient sujets à caution, le réalisateur ne vise ici qu’à pénétrer les méandres de la mémoire, misant ainsi sur la cassure, la rupture et la répétition de motifs dans un environnement tour à tour concret et onirique. On ne sera pas surpris d’apprendre que le récit, conçu au départ comme un pur film noir dans la lignée d’Assurance sur la mort (autre chef-d’oeuvre sur l’obsession d’un homme pour une femme mystérieuse), aura subi en cours d’écriture une déconstruction totale des repères temporels et de la notion de linéarité. Comme pour refléter les différentes phases du sommeil où l’inconscient prend soudain le dessus et projette dans notre esprit une valise de souvenirs tantôt oubliés tantôt transfigurés, Bi Gan aura opté pour une structure en deux temps, proche de celle qui aura formé la narration bicéphale d’une myriade de grands films (citons Mulholland Drive ou Tropical Malady), et utilisé le titre de deux poèmes de Paul Celan (Pavot et Mémoire) pour bâtir deux formes cinématographiques.

Grosso modo, nous avons ici une première partie qui s’échine à mettre en perspective la place du souvenir dans un amas de temporalités éparpillées (un homme parcourt divers lieux de sa mémoire et croit reconnaître, ici et là, le visage de la femme qu’il recherche), et une seconde partie qui cherche à recomposer ces mêmes souvenirs de façon tactile et sensitive dans un espace onirique, visualisé en temps réel. D’où cette idée de génie qui aura laissé le public cannois bouche bée : un plan-séquence inouï de plus de soixante minutes, riche d’une force immersive surmultipliée par l’usage du format 3D, où une réminiscence du passé peut soudain trouver une furieuse incarnation tridimensionnelle, tangible et vibrante. Quel est le point de bascule d’une partie à l’autre ? Un cinéma. Le personnage s’y installe et chausse des lunettes 3D (le spectateur est invité à faire de même), le titre du film apparaît plein cadre (on en est pourtant à la moitié !), et le véritable « voyage » se déploie enfin, selon un schéma ascendant (d’abord sous la terre, ensuite sur terre, enfin dans les airs), au cœur de la vie nocturne dans les ruines d’une ville mémorielle où lui apparaît celle qu’il cherche.

MAGIC MEMORY

Dans le fond, la trame du film – celle qui s’installe en force durant sa première moitié – n’a rien de bien sorcier. Il suffit même d’observer attentivement le visage et les vêtements du héros (barbu et chemise délavée dans le présent, imberbe et polo bleu dans le passé) pour se repérer dans le labyrinthe spatiotemporel de Bi Gan. A partir de là, les choses sont relativement simples. A l’approche de l’an 2000, Hongwu (Huang Jue) souhaite venger son ami le Chat (Lee Hong-Chi), tué par le truand Zuo (Chen Yongzhong) à la suite d’un chantage. Il rencontre Wan Qiwen (magnifique Tang Wei, vue dans Hacker et Lust Caution), la maîtresse de Zuo, et en tombe amoureux, en partie parce qu’elle lui rappelle une vieille photo de sa mère. Ils deviennent amants, mais à cause de Zuo, prêt à tout pour retrouver Wan (y compris à tuer), ils ne peuvent espérer fuir et se contentent de quelques rendez-vous secrets dans une maison. Leur seul espoir : tuer Zuo dans un cinéma en profitant du coup de feu d’un film. Assassinat ou pas, Wan aura fini par fuir, laissant derrière elle un livre vert que Hongwu va conserver. Quinze ans plus tard, lorsqu’il revient à Kaili pour le décès de son père, Hongwu constate que la maison qui lui servait autrefois de cachette avec Wan est désormais délabrée, avec toit détruit et sol inondé. Il trouve chez ses parents un pendule dans lequel se trouve la fameuse vieille photo de sa mère, au visage troué par la brûlure d’une cigarette, avec le nom d’une prisonnière et un numéro de téléphone inscrits à l’arrière. Cela va l’amener à comprendre l’origine du livre vert (en réalité une histoire d’amour dans laquelle deux amants, après avoir prononcé une incantation, se donnaient l’illusion que leur cachette secrète tournait sur elle-même) et à comprendre ce qui est arrivé à Wan (mariée avec le propriétaire de l’hôtel où elle s’était réfugiée, elle chante désormais dans un bar de la ville). C’est en se rendant à ce bar de nuit que Hongwu fait un détour par un cinéma où, manifestement, il entame un rêve… Durant ce premier mouvement narratif, Bi Gan fait donc en sorte que réalité et souvenirs s’éparpillent et s’équilibrent à merveille. Avec, cela dit, un grand « plus » : quand bien même on sent chez lui le désir d’inventer à l’instinct une vraie forme narrative, il n’essaie jamais d’installer ici et là des indices pour alerter le spectateur sur le passage d’une strate du récit à une autre (du rêve à la réalité, du passé au présent, etc…), laissant ainsi le spectateur libre de relier les points à sa guise.

C’est lorsque démarre la seconde partie du film que la véritable cassure se produit, activant les réminiscences du passé. A l’image des expériences mémorielles de David Lynch, le dédale visité, ici parcouru dans la fluidité diabolique d’un unique trajet de caméra sans la moindre coupe, se retrouve traversé par une myriade de totems reconstitués et/ou reconfigurés, créant de subtiles passerelles entre les espaces réels et oniriques. Vu que le temps est ici un leitmotiv omniscient qui s’incruste un peu partout (Bi Gan aime beaucoup les montres et les pendules), le calendrier est mis lui-même à l’honneur pour amorcer la liste des échos et des correspondances : en effet, le plan-séquence prend place le soir où démarre le solstice d’hiver (autour duquel les jours sont les plus courts de l’année), alors que, précédemment, Hongwu suivait Wan dans un tunnel la nuit du solstice d’été (autour duquel les jours sont les plus longs de l’année). La draisine qui conduit Hongwu à la grotte au tout début du plan-séquence ressemble bien à celle dans laquelle il avait placé le corps ensanglanté du Chat avant de le faire disparaître au fond d’une mine. Le jeune garçon de la grotte, avec qui il entame une partie de ping-pong dans l’espoir de poursuivre son voyage, est vite appelé « Jeune Chat » (serait-il le Chat jeune ?) et apparait ici coiffé d’une tête de chèvre morte après avoir été « libéré » d’une cave scellée (serait-il un fantôme ?). Le ping-pong était lui-même mentionné dans le passé par Hongwu – c’est ce qu’il aurait appris à l’enfant que Wan et lui auraient pu avoir si elle n’avait pas choisi d’avorter (le « Jeune Chat », aussi doué que Wan pour mentir, serait-il donc le fils qu’ils n’ont jamais eu ?). Et il y en a plein d’autres comme ça tout au long de ce plan-séquence : une miniature de camionnette qui évoque le véhicule avec lequel Hongwu suivait Wan, une variété d’agrumes que Wan recherchait autrefois et qui se manifeste soudain un peu partout (entendue dans un air de karaoké, transportée sur le dos d’un âne têtu, dessinée en triple signe de jackpot sur une machine à sous), une femme rousse évoquant la mère de Hongwu, une « maison des amants » qui a pris feu, une montre qui prend la place d’un pendule, etc…

Durant ce plan-séquence, la fusion perpétuelle d’images nouvelles et d’échos persistants est davantage une affaire d’espace que de temps. On pourrait très bien se dire que le film que Hongwu regarde – ou le rêve qu’il entame en le regardant – lui offrirait soudain la possibilité de remonter le temps, peut-être dans l’espoir de polir ce qui aurait pu nous paraître furtif ou inachevé dans la première partie. Là encore, rien n’est moins sûr. Le film nous le chuchote bien au détour d’une scène : « Moins on en sait, moins on oublie ». David Lynch n’aurait pas dit mieux. Vivre dans le passé est ici assimilé à une douce malédiction, chose que Bi Gan entretient jusqu’au bout par d’évidents clins d’œil cinéphiles. On sent ici très fort l’influence de Wong Kar-waï, ne serait-ce que par l’usage d’une voix off mémorielle, la présence d’un secret caché quelque part (ici dans une pendule) ou encore l’enjeu inconscient du récit (la recherche d’une mère inconnue au travers des femmes aimées) qui renvoient aux narrations subjectives de Nos années sauvages, d’In the mood for love et de 2046. A côté de cela, le vertige identitaire à la Vertigo prend davantage d’ampleur lorsque les noms se retrouvent traduits par le « dialecte de Kaili » : Wan Qiwen devient, dans la seconde partie, le nom d’une star de cinéma, et celle qui semble alors lui ressembler porte le nom de Keihzen (traduction de « La perle de Kaili »). En outre, une étrange porte rouge qui délimite en arrière-plan l’entrée du cinéma où se rend Hongwu – et ce au beau milieu d’un improbable décor de ruines – est un retour direct à la case Twin Peaks, là où une couleur vive amorce l’entrée dans un espace onirique, formé par les réminiscences du passé. Enfin, le vert et le verre sont ici des signes tarkovskiens en diable, des prolongements symboliques de la pensée amoureuse : le premier colore aussi bien la robe de Wan que cette petite mare à côté de laquelle les deux amants s’embrassent (versant Solaris), le second subit les effets du passage d’un train en avançant tout seul jusqu’au bout d’une table avant de chuter (versant Stalker). On devine bien que Bi Gan s’attache au passé, mais on voit surtout qu’il s’évertue à le tordre, comme pour en assumer la perception au travers du souvenir et du rêve. Les clins d’œil et les influences perdent ici leur nature propre. Tous sont déformés, brouillés, revisités par le biais d’une réalité mouvante – on relève beaucoup de plans cadrés à travers des vitres brisées ou des surfaces aqueuses. Rien de moins que les pièces maîtresses d’un vaste jeu mental et ouaté dans lequel des âmes perdues, positionnées dans et devant l’écran de cinéma, partent à la recherche de leur absolu.

ENTER THE GAME

Pour autant, quitte à remettre la question technique sur le devant de la scène, que doit-on relever de ce principe de plan-séquence unique ? Déjà l’impossibilité de rattacher le parti pris du cinéaste à la façon qu’ont certains cinéastes contemporains à utiliser le plan-séquence sous le prétexte fallacieux du principe de « réalité sans trucage ni mensonge » (chose que certains intellos défenseurs du cinéma en tant qu’« enregistrement du réel » continuent d’éructer à longueur de diatribes pédantes). Bi Gan rejette ici la pure coquetterie scénographique au profit d’une arme de persuasion massive, portée par une virtuosité sidérante qui donne à chaque début de déviation narrative la logique d’un rêve éveillé. La douceur planante des travellings sert la plongée dans un ailleurs onirique, la puissance visuelle mise en commun avec la limpidité du pitch – un homme lancé à la recherche d’une femme – amorce la fuite dans un espace mental qui fait s’effriter les signes distinctifs du réel, et le choix d’un filmage à la troisième personne renoue souvent avec le sentiment d’immersion suscité par certains jeux vidéos. Ce dernier point n’est d’ailleurs pas le plus incongru pour évoquer la richesse stratosphérique de la mise en scène de Bi Gan : la sensation de vivre un songe que l’on aimerait sans fin va ici de pair avec celle d’effectuer une partie vidéo-ludique où la sortie à atteindre serait corollaire d’une très longue errance dans un espace délimité, topographié et exploré jusqu’à plus soif.

Cette caméra flottante et surnaturelle est un prolongement direct de notre œil et de celui de Hongwu : nous voilà piégés dans un dédale de signes et d’images où l’on évolue d’un couloir à l’autre, où l’on repasse d’une pièce à l’autre, fouillant le plus possible les frontières de l’espace visité pour que l’illusion entretenue ne s’achève jamais – il n’y avait que le plan-séquence unique pour permettre cela. Quant aux personnages repérés ici et là au cœur du dédale, difficile de ne pas voir en eux un statut de PNJ destinés à aiguiller le joueur à des moments-clés de son parcours. Que se serait-il passé si Hongwu avait perdu au ping-pong contre « Jeune Chat » ? Aurait-on eu droit à un « Game over » si un coup de billard ou une altercation à la grille d’entrée de la ville s’étaient déroulés autrement ? Le fait d’avoir échoué une première fois au « jeu de la raquette » indiquait-il que le héros avait plusieurs vies possibles ? On adore envisager ce film fou comme une sorte de fusion totale des principes vidéo-ludiques et cinématographiques, où la dilatation d’une action anti-elliptique fait peu à peu naître un rythme, une forme et un espace, tous les trois inédits. Révolution narrative en amont, révolution technique en aval.

Toutes ces qualités élèvent Un grand voyage vers la nuit vers des cimes himalayennes, celles-là même dont seul l’explorateur patient et réfléchi est capable d’atteindre le sommet. Il y a là le signe d’une universalité à toute épreuve de la mise en scène, et, surtout, celui de ce fameux « réalisme magique » auquel tant de cinéastes ont tenté – et hélas si souvent en vain – de donner vie. Conscient que l’imprévu et l’inconnu naissent toujours plus facilement – et insidieusement – avec trois fois rien, Bi Gan ne compte ici que sur de simples jeux d’éclairages ou de légers mouvements de caméra pour donner vie à l’impossible. Une scène de parloir, qui cadre le dialogue crucial et révélateur entre deux personnages par un système de gros plans fixes, se voit zébré de petits effets infrasensibles qui servent l’enjeu de la scène : une grille qui place chacun dans une posture de « prisonnier », un décor qui semble parfois glisser de gauche à droite, de l’eau qui apparaît souvent en transparence sur le mur en arrière-plan. Un peu plus tôt, un simple travelling latéral sur une surface métallique rouillée nous donnait presque l’impression, par un jeu habile sur les couleurs variées de la rouille, d’y voir une sorte de frise, laquelle servirait d’illustration symbolique à ce que la voix off décrivait alors. Bien plus tard, une simple raquette avec un oiseau dessiné dessus est un appel à l’imaginaire : si on arrive à la faire tourner, on est alors capable de voler – la mise en scène facilite cette croyance au fond très enfantine. Mais rien ne sera plus magique ici que ce feu de Bengale, allumé par les deux amants en tant que « signe de l’éphémère » par opposition à la montre (« signe d’éternité »). Dans un final pas si éloigné de celui d’Inception, une simple incantation – celle-là même qui se trouvait sur la première page du fameux livre vert de Wan – fera alors tourner sur elle-même la maison des amants, rendra ces derniers éternels et laissera intact le feu « éphémère » de leur amour. Le temps du rêve ne s’arrêtera jamais. Tout comme le temps de ce météore filmique obsédant, unique et bouleversant, ne sera sans doute jamais révolu. Film noir ? Romance ? Fantastique ? Science-fiction ? Rêve ? Magie ? Révolution ? Chef-d’œuvre ? Tout ça à la fois, et plus encore.

Percer l’eau de la pointe d’un couteau
Regarder la neige au microscope, quitte à faire et refaire
Toujours se demander si tu as compté les étoiles dans le ciel
Qui sautent sur ma poitrine tels de petits oiseaux.

Incantation du livre vert de Wan Qiwen

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