Boulevard de la mort

REALISATION : Quentin Tarantino
PRODUCTION : A Band Apart, Dimension Films, The Weinstein Company, Troublemaker Studios
AVEC : Kurt Russell, Zoë Bell, Vanessa Ferlito, Rosario Dawson, Sydney Tamiia Poitier, Tracie Thoms, Rose McGowan, Mary Elizabeth Winstead, Jordan Ladd, Quentin Tarantino, Eli Roth, Michael Parks
SCENARIO : Quentin Tarantino
PHOTOGRAPHIE : Quentin Tarantino
MONTAGE : Sally Menke
BANDE ORIGINALE : Robert Rodriguez
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comédie, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 6 juin 2007
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE

Synopsis : C’est à la tombée du jour que Jungle Julia, la DJ la plus sexy d’Austin, peut enfin se détendre avec ses meilleures copines, Shanna et Arlene. Ce trio infernal, qui vit la nuit, attire les regards dans tous les bars et dancings du Texas. Mais l’attention dont ces trois jeunes femmes sont l’objet n’est pas forcément innocente. C’est ainsi que Mike, cascadeur au visage balafré et inquiétant, est sur leurs traces, tapi dans sa voiture indestructible. Tandis que Julia et ses copines sirotent leurs bières, Mike fait vrombir le moteur de son bolide menaçant…

Restons-en d’abord au présent : déjà huit films au compteur (neuf en réalité, mais comme les deux Kill Bill comptent pour un…), une route professionnelle sans obstacle ni virage mal négocié, une aura de seigneur (saigneur ?) de la cinéphilie transversale, des veines créatives perfusées au référentiel jusqu’à plus soif, et à chaque fois, une propension à laisser l’image et le verbe réarticuler leurs forces selon un équilibre précis. Reste qu’à chaque nouveau film de Quentin Tarantino, une préparation était nécessaire pour déceler en quoi cette dernière caractéristique allait être validée. Et ce ne fut pas toujours aussi simple. Déjà, dans ses deux premiers films, tout tenait sur une logique sèche, en l’état maîtrisée à la perfection : le dialogue y était étiré à la manière d’un élastique pour que, une fois ce dernier lâché, la brutalité et l’incongruité d’une action puisse soudain exploser à la face du spectateur, et ce juste avant que le dialogue ne reprenne illico le dessus. On avait d’abord lu ceci de façon plus simpliste : offrir à une scène d’ultraviolence son immédiat contrepoint comique. Insuffisant en l’état. Ce parti pris suggérait quelque chose d’autre : la parole était la reine face à une action qui jouait le rôle du fou. La première était posée et élargie tandis que la seconde se voulait impulsive et furtive – signe d’un parfait équilibre des forces. Tout ce que l’on s’échinait alors à voir en surface, qu’il s’agisse des clins d’œil cinéphiles, d’un scénario-puzzle qui lézardait la chronologie, du défilé de has been déterrés du cimetière ou de l’immixtion du 7ème Art dans chaque recoin de l’univers visité (comment oublier la géniale scène du Jack Rabbit Slim’s dans Pulp Fiction ?), n’était que du bonus. Au vu d’un cinéphile nourri aussi bien à Jean-Luc Godard qu’aux séries B de la Blaxploitation, tout était alors posé : un savant équilibre narratif, conséquence directe d’une mise en scène réfléchie et pensée en amont.

On peut toutefois considérer qu’avec le film suivant, à savoir Jackie Brown, Tarantino avait éprouvé l’envie de briser cet équilibre : film plus humain car plus tourné sur l’intime et la circulation des échanges, d’où une action qui pouvait éventuellement paraître minimale, voire frustrante – c’est dire si la triple relecture du vol dans le centre commercial gagnait en ludisme ce qu’elle perdait en intensité. Et ensuite, rebelote dans l’inversion des règles avec les deux Kill Bill : d’un premier volume conçu comme une flamboyante chanson de gestes, où un superbe portrait de femme se mixait à un amas de joutes surréalistes, Tarantino bifurquait soudain à 180° dans le drame humain – signe évident du passage du cinéma au monde réel – en donnant à une vengeance sanglante le plus surprenant des climax, à savoir une scène de la vie conjugale où les enjeux se résolvaient par l’emploi de métaphores existentielles. Sauf que Kill Bill, en dépit d’une structure en deux temps qui semblait en tracer les coutures, n’avait rien d’un film-somme mettant le dialogue et l’action sur un pied d’égalité. Ce qui prenait alors le pas sur tout le reste, c’était le monde cinématographique, un « Tarantinoland » où la référence avait légèrement tendance à supplanter la fibre émotionnelle – pourtant dévastatrice – du projet. De quoi nous inciter à croire que ce film préfigurait déjà l’impasse dans laquelle le cinéma de Tarantino risquait de se retrouver un jour ou l’autre : au mieux celle du ressassement de motifs déjà usités (bon courage pour surprendre après avoir tenté de digérer toute sa cinéphilie dans un seul film !), au pire celle du référentiel complice (une telle boulimie proto-geek peut parfois se révéler signe d’autosatisfaction, excluant de ce fait les non-initiés). Et c’est là que Boulevard de la mort, l’air de rien et sans se forcer, allait nous infliger la plus rassurante et la plus galvanisante des gifles.

FILM MINEUR POUR GENRE MAJEUR… OU L’INVERSE ?

Il n’est pas si difficile de cibler pourquoi bon nombre de spectateurs et de critiques ont cru voir là le film « mineur » d’un génie dans cet hommage assumé aux slashers et aux films de voitures des années 70. Scénario trop léger, absence de thématique, exercice de style vain, bavardages creux et exténuants… On aura tout entendu. Mais là encore, cela revient à réduire le nouveau bolide de Tarantino à sa carrosserie – effectivement un peu cabossée – et à refuser de voir ce qu’il a réellement sous le capot – c’est la puissance du moteur qui compte. Ce que l’on peut quand même admettre, c’est qu’à bien des égards, Boulevard de la mort a tout d’un « premier film », en tout cas bien loin d’un nouvel opus censé poursuivre et élargir une filmographie qui n’a cessé de grossir en ambition jusqu’ici. Tarantino voulait-il prendre un nouveau départ au point de mettre fin – plus ou moins par acquis de conscience – à l’excroissance référentielle de son cinéma ? On imagine bien qu’il s’en fichait éperdument, tant ses diverses déclarations hurlaient l’envie pure et dure de se frotter à un genre bisseux, avec ce que cela suppose de figures à fétichiser et de clichés à revisiter. Juste une question de plaisir, voilà tout. Un gage de simplicité qui, de facto, ne pouvait que réinjecter du neuf dans un cinéma prompt à rouiller un peu trop vite ses ressorts. Et comme le film en question était au départ une moitié de long-métrage, le cas s’avérait bien plus retors qu’il n’en avait l’air.

En l’état, refaire l’historique complet du projet Grindhouse ne servirait à rien, tant ce diptyque, élaboré en hommage aux double features qui firent la gloire des salles de quartier américaines dans les années 70, déploie quelque chose de profondément anachronique à l’ère du tout-numérique – son bide commercial aux Etats-Unis était couru d’avance. Reste un projet qui semblait compiler, du moins aux yeux de certains, tous les paramètres de la fausse bonne idée : comment ne pas lire ce « retour vers le passé » comme une sorte de grosse blague, initiée par un duo de potaches (Quentin Tarantino et Robert Rodriguez) ayant traîné un peu trop longtemps dans les vidéoclubs d’antan ? Non pas que l’on soit d’accord avec cette lecture (loin s’en faut !), mais ce désir de restitution de vieux films à l’identique avait en effet de quoi friser la parodie totale, ne serait-ce qu’au vu d’une reproduction littérale des défauts de projection de l’époque (ces fausses sautes de pellicule qui fonctionnent ici à la manière de jump cuts sauvages). A ce stade-là, oui, la déception était justifiée : la seule chose qui semblait ici à l’épreuve de la mort (« deathproof », titre original du film), c’était la cinéphilie, ressassée et intensifiée pour le pur plaisir du geek. Sauf que si la cinéphilie résiste à la mort, elle ne résiste pas au temps qui passe : il suffit de voir à quel point un genre comme le western passe encore aujourd’hui par des phases alternées de nostalgie fatiguée et de retour en grâce. Il en va ici de même pour le slasher, un genre supra-éculé que Tarantino réactive par un exercice dans lequel il est passé maître : l’entrisme.

On évoquait à l’instant que Boulevard de la mort était à l’origine une moitié de film, complétée en l’occurrence par un délire zombiesque signé Robert Rodriguez (le très sale et très gore Planète Terreur). Devenu un film autonome et rallongé d’une vingtaine de minutes pour sa distribution en Europe, tout porte à croire qu’il se suffisait à lui seul en tant que double feature : sa structure bicéphale rejoint l’idée d’une action qui se retrouve suivie à mi-chemin par son miroir, avec un dialogue anodin en guise d’entracte. La première nouveauté à dénicher ici chez Tarantino tient donc dans une articulation narrative qui tranche radicalement avec son goût des narrations déchronologiques. Boulevard de la mort fait certes se succéder deux gros blocs narratifs sans transition pour les raccorder, mais il vise surtout une fluidité et une vitesse en lien direct avec la ligne du temps. Auparavant, Tarantino déconstruisait tous ses récits pour trouver la logique humaine et théorique qui devait s’y installer. Cette fois-ci, la notion d’articulation prend des vacances : il ne reste qu’une ligne claire, un schéma binaire, un film fluide qui fonce pied au plancher pour reproduire deux fois son enjeu basique – le cascadeur serial killer Stuntman Mike (Kurt Russell) se lance à la poursuite de quatre jeunes femmes en virée alcoolisée et automobile pour les éliminer par collision avec sa voiture deathproof.

La seconde nouveauté, bien sûr, relève de cette idée – pas si idiote que cela – de recommencer deux fois le même film. Les analogies se bousculent alors au portillon pour tisser un lien implicite avec les codes du slasher : la première partie allait-elle décrire une action relue sous un autre angle et sous sa véritable nature au travers de la seconde (méthode Brian De Palma), ou allait-elle au contraire utiliser la seconde comme commentaire cynique et théorique de tout ce qu’elle contenait (méthode Wes Craven) ? Ou mieux encore, allait-on se frotter de nouveau à la dimension schizo d’un grand nombre de fictions contemporaines, à l’instar du Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul ou du Mulholland Drive de David Lynch ? Rien de tout cela, à vrai dire. Disons simplement que la première partie, démarrant sur la présentation d’un groupe de filles à la sexualité à fleur de peau qui se racontent leurs histoires de mecs, transpire en effet le slasher à tous les niveaux. Du moins jusqu’à ce qu’une scène-choc située à mi-parcours ne mette brutalement fin à cette dynamique : l’apparition d’un second groupe de filles qui « venge par procuration » le premier groupe décimé ne vise pas tant à transcender de l’intérieur la logique du slasher qu’à lorgner vers une perspective très hitchcockienne du récit. Pour le coup, impossible de ne pas penser à Psychose : il est là encore question d’une fiction qui s’interrompt à mi-chemin par l’irruption de l’effroyable, et qui, dans son second mouvement de récit, ose une « revanche » de ses propres codes par le biais d’une « copie » qui en inverse les règles du jeu.

PELLICULE-FUSION

Ces deux parties ont en tout cas un lien très concret : chacune s’achève sur une poursuite en voiture démentielle qui porte à incandescence tout ce qui a précédé, à savoir du dialogue qui s’éternise. Cela rejoint bien sûr ce que l’on évoquait plus haut, à savoir le plaisir de l’action qui suit celui de la parole. Mais le film ne se limite pas à appliquer cette idée à la lettre. Le bavardage et le carambolage, tous deux lancés ici à fond les manettes, sont comme des rubans qui s’allongent (l’un est une langue, l’autre est une route) et qui ne peuvent fonctionner ensemble si les choix de découpage tendent à les déséquilibrer, voire à les désintégrer. D’où l’interprétation assez ironique que l’on peut tirer a posteriori de cette utilisation des trous et scratchs qui abîment la pellicule : clin d’œil fétichiste au premier plan, obstacle principal du récit au second plan. Tout ceci prolonge l’éloge de Boulevard de la mort qui était fait par les Cahiers du Cinéma au moment de la sortie du film en juin 2007 : il y était précisé que, davantage que celle des filles ou des voitures, « la course du film est d’abord celle de la pellicule ». A un détail près, néanmoins, que l’on jugera contestable : justifier cette théorie en rattachant la démarche de Quentin Tarantino à celle de l’une de ses idoles (le trop rare Monte Hellman), et plus précisément à son magnifique Macadam à deux voies réalisé en 1971, sonnait avant tout comme une erreur de lecture.

C’est bien évidemment la scène finale de ce film mythique qui était alors visée : ce moment muet, sidérant, inédit dans l’histoire du 7ème Art, où un ultime démarrage en trombe de la voiture du conducteur (joué par un James Taylor au regard fixe et désincarné) s’accompagnait tout à coup d’une image au ralenti, puis arrêtée, puis instable, peu avant que la pellicule ne se consume lentement dans le projecteur et ne mette ainsi fin au film tout entier. L’erreur de lecture résidait ici : cette scène finale, longtemps interprétée à tort comme un suicide déguisé du protagoniste (une lecture jugée absurde par Monte Hellman lui-même !), n’était en rien prévisible au regard de tout ce qui avait précédé (grosso modo un road-movie antonionien avançant à rebours de la conquête de l’Ouest). Le parti pris de Tarantino va donc en sens inverse de celui de Hellman : Boulevard de la mort démarre sur une pellicule abîmée, fragile et instable, qui finit peu à peu par se bonifier et s’équilibrer à mesure que le film avance – l’image devient parfaitement nette et stable à partir du moment où un jeu sur la couleur et le noir et blanc prend fin au début de la seconde partie. Que doit-on en déduire, du coup ? Que la pellicule accomplit ici l’inverse du rôle qu’on lui prête en règle générale : elle ne se détériore pas sous l’effet de la chaleur ou de l’épuisement de la durée, mais retrouve au contraire une force de contraste et un impact sensitif à mesure que l’image et le verbe décuplent leurs forces en équilibre.

Lorsque l’on démarre le visionnage de Boulevard de la mort, il y a un détail qui surprend tout de suite : le chef opérateur du film n’est autre que Quentin Tarantino lui-même. Un détail anodin ? Bien sûr que non. C’est au contraire une signature évidente. Celle d’un cinéaste qui, pour la première fois, ne cherche plus seulement à fétichiser ce qui est à l’intérieur de l’image. C’est au contraire l’image elle-même qui devient objet suprême de fétichisme, malaxé et sexualisé jusqu’à l’épuisement, trituré et grisé par la vitesse jusqu’à la consomption. Parce qu’ici, la voix fonce aussi vite que les voitures sur la voie. Le plaisir – mieux : la jouissance – que procure Boulevard de la mort prend alors des proportions affolantes par la façon qu’a Tarantino de mettre sur un pied d’égalité deux objets de fascination : les figures féminines (surtout ce qu’elles disent) et les virées en voiture (surtout ce qu’elles font ressentir). Les premières font brûler les lèvres au travers d’un franc-parler tantôt sensuel tantôt badass, les secondes font brûler l’asphalte avec un sens de l’immersion qui titille plus d’une fois les fibres du jamais-vu. Loin du bidouillage et du simulacre, l’image chez Tarantino retrouve enfin son caractère brut, sans excès ni fioritures, un peu comme si foncer la langue bien pendue et la jambe calée sur l’accélérateur impliquait de ramener le cinéma à son « point limite zéro ».

GIRL POWER

Ce travail sur l’image offre paradoxalement au film un avantage qui, dans d’autres cas (et notamment celui que l’on évoquait plus haut), aurait plutôt freiné son évolution artistique, à savoir le fait de blinder ses créations d’un trop-plein de citations et de références. Ce problème n’en est plus un ici. En fétichisant le cadre et l’image davantage par ce que peut apporter le genre que par les images iconiques qu’il a pu laisser dans le cerveau de son réalisateur (on n’est pas dans Kill Bill ici), Tarantino dessine ainsi les contours de son univers fantasmé, dans lequel son statut de démiurge aurait très logiquement délégué les pleins pouvoirs au girl-power. Pour preuve, Tarantino va ici jusqu’à faire du personnage de Jungle Julia (Sydney Tamiia Poitier) son alter ego : elle est à la musique ce que QT est au cinéma, à savoir une encyclopédie parlante. Le cinéaste lui embraye le pas en assumant son caractère référentiel par un goût gonflé – mais payant – de l’autocitation. Au-delà de tous les clins d’œil qu’il infuse au détour d’un dialogue sur le genre exploré (Duel, Hitcher, Point Limite Zéro, La Grande Casse, etc…) ou sur ce qui se rapporte aux acteurs de son propre film (Kurt Russell évoque ici la série télévisée avec laquelle il a démarré sa carrière), Tarantino ose citer Kill Bill à plusieurs reprises (sonnerie de téléphone, affiche publicitaire, présence des deux shérifs dans l’entracte…) et répercute à peu près tous les gimmicks qui pimentaient jusque-là sa filmo : les marques diverses (les burgers Big Kahuna, les cigarettes Red Apples…), les massages de pieds à la Pulp Fiction et le travelling circulaire autour d’une table (scène d’ouverture de Reservoir Dogs) prennent ici une place adéquate dans l’univers.

Après, plus globalement, ce n’est pas tant que le film soit clairement féministe, mais il est tout de même rare de tomber sur un objet filmique qui réussisse aussi bien à libérer les femmes du carcan stéréotypé dans lequel Hollywood – et tout particulièrement ses slashers taylorisés – les a trop longtemps enfermées. Les girls sont en tout cas ce qui rend le film plus pertinent et actuel que jamais : on les voit comme des créatures mentales et paradoxales, issues d’un univers qui l’est tout autant au vu d’une temporalité pour le coup totalement carambolée (seulement quatorze mois d’écart entre une première partie très 70’s et une seconde partie proto-80’s ?!?). Et ainsi, la modernité de leurs incarnations provient autant de leur posture physique, ici utilisée comme objet de pouvoir sur l’homme (il n’y a qu’à voir la lapdance de Vanessa Ferlito), que de ce qui forme l’essentiel de leurs conversations (le cul, les mecs, le travail, la bouffe, les films, la musique…). Les mecs en costard de Reservoir Dogs qui se révélaient autrefois intarissables sur Like a Virgin de Madonna ou sur la valeur à accorder au pourboire pour les serveuses ont laissé ici la place à des chicks qui font de la rhétorique une arme suprême, quelque part entre la pure poésie sonore (entendre Jungle Julia prononcer « Dave Dee, Dozy, Beaky, Mick and Tich » est un pur régal) et la frime cinéphile (ici, on appelle quelqu’un « Zatoïchi » s’il semble aveugle de ce qu’il a devant lui ou « Tobe Hooper » si on le croit psychopathe !).

Il semblait donc tout à fait logique de confronter ces figures délurées à un cascadeur balafré, vieilli, plus ou moins mutique, qui roule en solitaire dans une voiture à tête de mort – le personnage semble appartenir autant au passé qu’à la mort elle-même. Et comme on est chez Tarantino, il y a des règles qui ne changent pas. D’un côté, les morts sont là pour se taire, ou alors c’est leur « engin » qui s’exprime à leur place : c’est tout juste si tamponner les filles avec sa voiture n’est pas pour Mike une façon toute personnelle d’atteindre l’orgasme, et voir les filles l’imiter au moment de leur vengeance a quelque chose de profondément jouissif (on se croirait alors dans une relecture ubuesque du rape and revenge). De l’autre, celui qui parle sans cesse est toujours celui qui « existe » : chez Tarantino, celui qui cherche à « être » en embrassant le « paraître » est toujours celui qui semble le plus vivant – n’est-ce pas là une métaphore assez évidente de l’acteur qui s’empare d’un personnage, d’un stéréotype ou d’un état d’esprit pour tout réinventer à sa sauce ? Cette dernière phrase suffit en soi à enjoliver le paradoxe suprême qui entoure Boulevard de la mort : plus le film paraît se limiter à descendre la pente du référentiel complice, plus il transpire la chaleur du contemporain à mesure qu’il offre à ses héroïnes le pouvoir de tout diriger et de tout transformer.

La passion de Quentin Tarantino – mélancolique au-delà de la raison – pour ces anonymes du 7ème Art que sont les cascadeurs (il donne ici un rôle principal à Zoë Bell, doublure d’Uma Thurman dans Kill Bill) cache un regard tout aussi émouvant sur le genre lui-même : ces figures d’un cinéma aujourd’hui éteint ne sont pas les seules à résister à la mort, car il en va de même pour les films eux-mêmes et pour les genres qui les abritent. Sous bien des aspects, Boulevard de la mort révèle un cinéaste qui semble avoir digéré le fait que le revival d’un genre ne vaut que pour la modernité qu’il peut encore puiser à l’intérieur même de ses codes. Par analogie, on peut faire le lien avec une mise en scène de cinéma qui, sous couvert d’un mélange commun d’efficacité et de modernité, peut encore susciter un vrai impact au fil des décennies en dépit des quelques effets datés qui la composent. De cette manière, même le titre français du film, vrai-faux clin d’œil ironique à un film matriciel signé Billy Wilder, entérine à la puissance mille cette idée que le crépuscule d’un genre peut redevenir une vue de l’esprit. Au final, Boulevard de la mort n’est pas seulement le film dont Tarantino avait besoin pour embrayer sur un nouveau chapitre – clairement le plus brillant – de sa carrière. Il est surtout le film que le genre tout entier réclamait depuis des décennies pour se convaincre de sa propre immortalité.

1 Comment

  • Quelle analyse ! Bravo pour ce texte. Film d’une grande fluidité en effet, il file à belle allure et s’en vraiment s’interrompre malgré les vitesses passées et les deux parties distinctes (le moteur chauffe dans une première partie excité par toutes ces donzelles qui jouent avec l’accélérateur et la voiture lâchée dans sa seconde mortelle pour le mâle ni respectueux ni respectable). D’une efficacité redoutable.

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