Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans

REALISATION : Werner Herzog
PRODUCTION : Metropolitan FilmExport, Millennium Films, Nu Image, Saturn Films
AVEC : Nicolas Cage, Eva Mendes, Val Kilmer, Xzibit, Brad Dourif, Fairuza Balk, Michael Shannon, Shawn Hatosy, Denzel Whitaker, Jennifer Coolidge, Tom Bower, Vondie Curtis-Hall, Irma P. Hall
SCENARIO : William M. Finkelstein
PHOTOGRAPHIE : Peter Zeitlinger, Werner Herzog
MONTAGE : Joe Bini
BANDE ORIGINALE : Mark Isham
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Bad Lieutenant: Port of Call New Orleans
GENRE : Comédie, Drame, Policier
DATE DE SORTIE : 17 mars 2010
DUREE : 2h02
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Terence McDonagh est inspecteur dans la police criminelle de La Nouvelle-Orléans. En sauvant un détenu de la noyade pendant l’ouragan Katrina, il s’est blessé au dos. Désormais, pour ne pas trop souffrir, il prend des médicaments puissants, souvent, trop souvent… Déterminé à faire son travail du mieux qu’il peut, il doit faire face à une criminalité qui envahit toutes les vies, même la sienne. Sa compagne, dont il est éperdument amoureux, est une prostituée. Pour la protéger, Terence est obligé de prendre des risques. Parce qu’il est sur les traces d’un gros dealer, sa vie est en jeu. Parce qu’il doit enquêter sur l’assassinat d’une famille d’immigrants africains, il doit mener une enquête impossible. En quelques heures, tous les enjeux de sa carrière et de sa vie vont se combiner pour devenir sa pire épreuve. S’il s’en sort, Terence saura enfin qui il est vraiment…

Werner Herzog qui revisite (sans l’avoir vu, paraît-il) le film culte d’Abel Ferrara ? Sur le papier, un pari plus kamikaze tu meurs. A l’écran, un choc dévastateur qui efface le film original de notre mémoire.

L’une des ultimes répliques de ce néo-Bad Lieutenant est déterminante : « Les poissons rêvent-ils ? ». C’est au beau milieu d’un aquarium, assis à côté d’un camé désormais désintoxiqué qu’il aura sauvé de la noyade au tout début du film, que l’inspecteur Terence McDonagh (Nicolas Cage) achèvera ici son parcours. Regard ahuri, cadré dans un plan fixe qui s’étire jusqu’à obtention d’un léger rire. Le réalisme a laissé sa place à la mystique pure, ce qui n’étonne guère de la part d’un cinéaste aussi barré que Werner Herzog. Ce que l’on voit alors est un résumé global du monde : les squales dorment en nageant dans leur cage liquide, tandis que les poissons continuent de rêver, calmes et insouciants à tout ce qui les entoure. Il faut donc attendre la fin du film pour que cette scène nous incite à réinterpréter l’ensemble sous un autre angle : le héros du film – un flic avec autant de drogue dans les veines que de corruption dans les cellules nerveuses – veut être un poisson. Il n’est qu’un étranger exilé sur la terre ferme, une créature au comportement toujours plus « liquide » qui aspire à rejoindre ces créatures paisibles et sans douleur, censées représenter ici un monde originel inaccessible aux humains. De plus, si l’on rembobine l’intrigue au moment de son amorce policière (la découverte de la scène de crime), le flic y trouvait un poème écrit par un enfant sénégalais assassiné, et fixait alors le sujet du poème – un poisson rouge – dans un verre d’eau. C’était évidemment un effet-miroir… OK, mais quel lien peut-il y avoir entre cette relecture mystique de la condition humaine et la quête de rédemption d’un flic camé ? Aucun, puisque l’une est là et que l’autre n’est pas là, effaçant d’un coup sec tous nos aprioris sur un projet de cinéma qui avait su les multiplier par sa seule annonce. Werner Herzog qui remake le Bad Lieutenant d’Abel Ferrara : c’était insensé, c’était intriguant, mais qu’est-ce que ça pouvait donner ? Un polar couillu et nerveux à haute teneur christique ? Un trip mystique qui quitterait la mégalopole urbaine oppressante afin d’aller « pêcher » ailleurs ? Une pure exploration de la bouffonnerie la plus extrême ? Oh et puis zut, soyons cash : ni suite ni reboot ni remake, juste du gonzo plus fou que foutraque, doublé d’une série noire parfaite avec une vraie raison d’être.

WERNER VS. ABEL

Si l’on devait revenir quelques instants sur le Bad Lieutenant original, ce serait hélas pour reconnaître à quel point il risque de ne plus trouver grâce à nos yeux face à la recette miracle de Herzog. Sorti en 1993 juste avant Snake Eyes et Body Snatchers, le film avait permis à Abel Ferrara de rentrer de plein fouet dans la A-List des cinéastes de l’extrême, et ne devait son existence qu’à la rencontre du cinéaste avec un Harvey Keitel alors en pleine crise personnelle. Les deux hommes, sans doute aussi défractés l’un que l’autre, avaient alors conçu en binôme les bases de cet autoportrait de leurs parts sombres respectives. Pour quel résultat, au final ? Un film torturé sans équivalent dont chaque scène repoussait plus loin les limites du montrable (en tout cas à l’époque). Keitel y renaissait devant la caméra de Ferrara sous la forme d’un flic sadique et pourri jusqu’aux os, accro au jeu, à la corruption et aux drogues dures, qui allait trouver la lumière de la rédemption en enquêtant sur le viol d’une nonne. Les scènes de prises de drogue y étaient tout sauf simulées, les obsessions sombres de Ferrara pour l’autodestruction et la chrétienté déviante transpiraient de chaque cadre, et les envolées métaphoriques finissaient par faire de ce flic salaud une victime du vice soudée au bitume des bas-fonds new-yorkais. Sans oublier une mise en scène plus chaotique que la moyenne, signe tangible d’un cinéaste sacrément déchiré dès lors qu’il investit un univers torturé et ignominieux en diable. Que le grand Martin Scorsese ait qualifié le résultat d’« expérience new-yorkaise ultime » tenait surtout dans une mise à égalité de ses démons personnels avec ceux de Ferrara (le crack en moins). Et qu’un film pareil soit le dernier à encourager naturellement un remake était l’idée la plus évidente qui pouvait nous passer par la tête. Pour enfoncer le clou, Werner Herzog avouait en interview n’avoir jamais vu le film original. Info ou intox ? On s’en fout.

Que pouvait apporter de nouveau le fou furieux derrière Aguirre et Fitzcarraldo ? Si l’idée était d’adhérer au concept du remake, on pouvait au mieux se préparer à une variation sur le même thème plutôt qu’à un décalque délocalisé – il y a de ça puisque les addictions et les soucis d’argent du flic ripou sont toujours là. Ou alors, s’il était question de creuser le concept pour mieux le tordre à sa guise, on pouvait imaginer Herzog nager à l’aise dans cette zone floue qui caractérise le remake hollywoodien. Quand bien même le fait de « refaire » a quelque chose de purement fonctionnel à Hollywood (ce n’est qu’une question de droits et de licences), il y a aussi une absence de règles qui offre ainsi la liberté totale à celui, pirate ou rebelle, qui souhaite imposer sa loi. Le choix de La Nouvelle-Orléans en lieu et place de New York s’avère en l’état vertigineux : on troque certes une jungle contre une autre, mais ce nouveau décor crée immédiatement un écho avec la notion de remake selon Herzog, à savoir une zone de non-droit et de faux-semblants où l’incertitude est reine. Et pour cause, nous sommes dans une Nouvelle-Orléans post-Katrina : l’Apocalypse a eu lieu, tout le monde patauge de plein fouet dans un monde sans dieux, et les restes de l’humanité marchent alors sur les traces de la faune reptilienne locale. Cela permet à Herzog de vider illico presto le classique de Ferrara de son fameux imaginaire de la rédemption qui, à la réflexion, ne faisait que l’alourdir. Ici, point de métaphysique de bazar, bye-bye la culpabilité judéo-chrétienne de mes deux, enterré le manichéisme primaire des enjeux. Place à un trip instable où le Bien et le Mal ne se distinguent plus, perdent leurs repères et s’entremêlent à loisir, ce qui ne peut forcément de conférer trouble et dynamique à un genre aussi calibré que le film noir. Certes, Herzog fait honneur aux codes du genre : il y a là une vraie enquête avec une vraie progression pour élucider le massacre sauvage d’une famille noire. Mais à l’instar d’un Paul Thomas Anderson qui bénissait Raymond Chandler par la Vierge Marie-Jeanne avec Inherent Vice, il y a aussi une couche plus acide qui s’ajoute à l’ensemble, quelque part entre le cynisme, le narquois, la critique sociopolitique et la remise en cause perpétuelle du mythe du héros policier.

Chez Ferrara, on a vu ce que donnait l’enquête elle-même : un flic en flagrant délit de nonchalance, rongé par la défonce et les dettes, avec une victime qui refusait de dénoncer les coupables (la religieuse estimait avoir suivi l’exemple du Christ en leur donnant ce qu’ils demandaient !) et des visions christiques qui tentaient de raccorder la dichotomie Bien/Mal au prix d’un inaccessible pardon (le bad lieutenant finissait assassiné dans sa voiture en pleine rue). Nulle envie chez Herzog de couper ainsi le monde en deux. Rien que la symbolique religieuse, si tant est que l’on considère qu’elle a laissé des traces, change ici de visage grâce au traitement du personnage de Frankie (Eva Mendes), prostituée aussi sublime que camée pour qui McDonagh ne cesse de se battre. Ici, c’est Marie-Madeleine qui devient in fine la Vierge Marie, c’est la « pute » qui se réincarne en mère nourricière d’une nouvelle religion – ce blasphème salvateur donne toute sa sève subversive au récit. Pas de rédemption, donc ? Disons qu’elle n’a pas lieu d’être. Et que la dialectique morale a plié boutique, ne serait-ce qu’au regard de ce qui caractérise le quotidien du flic : ce n’est pas quelqu’un qui fait bien son boulot tout en jouant les ripoux sur son temps libre, mais quelqu’un qui fait des affaires louches dans le temps même où il traque les meurtriers – les deux activités sont ici traitées à égalité parfaite. C’est la survie, bien plus que la vie elle-même, qui liquide ici la question morale. D’autant que du côté de la mise en place des « visions », on revient non pas à la figure sacrificielle du Christ mais carrément au primitivisme originel, avec les pleins pouvoirs accordés à cette fameuse zone reptilienne du cortex, siège des pulsions héritées de l’ère préhistorique. Les signes sont là, tangibles et hallucinés, via l’apparition récurrente à l’écran d’un fascinant bestiaire : le poisson que l’on évoquait plus haut, le serpent qui louvoie entre les barreaux d’une prison inondée par l’ouragan, l’alligator qui observe un accident de voiture causé par l’un des siens, et surtout cette figure matricielle de l’iguane qui obsède le bad lieutenant.

C’est pourquoi, au-delà des contours tordus de l’intrigue policière, le film tire aussi sa puissance évocatrice d’une incroyable densité documentaire sur La Nouvelle-Orléans. De cette ville indéfinissable et intemporelle qui a toujours concentré toutes les crises de l’Amérique (raciales, institutionnelles, communautaires…), Herzog ne fait pas que mettre en avant sa défiguration résultant du passage récent d’un ouragan. Le cinéaste a surtout tiré profit d’une contrainte de pré-production – il n’avait que trois semaines pour trouver une quarantaine de décors de tournage – pour toucher du doigt l’aura mystique d’une ville marquée de toutes parts. Il y a tout d’abord des rites locaux dont le cinéaste capture à la fois le détail et le caractère grotesque – il n’y a qu’à voir ce chaman vaudou qui bénit untel en crachant une rasade d’alcool ! Il y a aussi ces dégâts psychiques et psychologiques qui prennent racine chez tout un tas de personnages secondaires autour du flic solitaire : la pute éplorée qui prend des coups, les petits dealers du coin interrogés à la dure, le bookmaker qui croule sous les infractions, la famille recomposée qui carbure aux médocs et à l’alcool, etc… Il y a enfin de petits détails décalés qui, l’air de rien, sans crier gare, révèlent l’effondrement des conventions – citons par exemple cette bagnole de police qui, en arrivant sur la scène du crime à élucider, prend la porte d’entrée d’une maison pour une place de parking ! Comment mettre en scène tout ce bazar sans faire croire à un navire sans maître à bord qui s’échouerait sur les récifs du portnawak ? Quand on s’appelle Werner Herzog, la réponse est toute simple : une caméra réactive et vivante qui évite au maximum les champs/contrechamps et les inserts pour privilégier les plans-séquences où l’improvisation est de rigueur. Même l’emploi quasi permanent de la courte focale n’a pas tant ici pour ambition de déformer l’espace visible que de favoriser le sens de l’orientation au sein même du cadre – un effet que le gros plan serait incapable de produire. A mesure qu’elle réussit à choper des détails et des indices par la seule puissance du regard, la mise en scène de Herzog peut dès lors laisser s’autogénérer un authentique empire de la vision hallucinée, dont on ne sait jamais s’il relève de la rêverie subjective ou de la magie sournoise, le tout avec un redoutable humour grinçant. Parce que oui, le film est à mourir de rire. Et comme dans les vrais grands trips tarés, le rire se vit plus qu’il ne s’élucide.

POISSON-CAGE

La scène la plus célèbre du film voit ainsi McDonagh rejoindre ses collègues inspecteurs – dont un Val Kilmer plutôt en retrait – dans une planque. A peine arrivé sur les lieux, il repère des iguanes sur une table basse et se demande ce qu’ils foutent là. Réponse de son collègue : « Il n’y a pas d’iguanes ». La scène se poursuit alors normalement, et voilà que soudain, le temps d’un petit regard de McDonagh en direction du supposé reptile, Herzog vire son chef opérateur, prend une petite caméra DV et accouche d’une série de close-up tremblotants sur l’iguane avec du blues en fond sonore. Vision dingue, invraisemblable, shootée à la sauce documentaire mais casée dans le montage comme un hors-sujet hallucinogène. Mais alors, ils existent ces putains d’iguanes, oui ou merde ?!? Le simple fait que McDonagh ait sniffé une bonne ligne de coke avant la scène est déjà un petit indice en soi. Mais pour être moins simpliste, disons plutôt que cette vision remplace en quelque sorte celle du Christ crucifié que Harvey Keitel vivait autrefois dans le film de Ferrara : un être humain qui appelait autrefois à l’aide par le biais de « piqûres de rappel fantasmatiques », et qui, désormais, soumet son statut social – un enquêteur chargé d’une affaire sérieuse – à un régime de visions instables et tout sauf claires, quitte à passer lui-même pour un bouffon total. Doit-on chercher plus loin l’origine de la légèreté suspecte de ce récit policier, qui avance au prix d’une fluidité assez irréelle ? En vérité, oui, il faut aller un peu plus loin que ça. C’est que la temporalité zarbie du film, entretenue aussi bien par le plan-séquence qui s’étend (voir cette longue arrestation en temps réel d’un dealer dans une banlieue glauque) que par le dialogue qui distend (à la fin, McDonagh voit toutes les zones d’ombres du film résolues par des informations miraculeuses qui défilent à la queue leu leu !), tient pour beaucoup dans la figure qui s’agite dans le cadre. Celle du « possédé ». Celle-là même qui, d’Aguirre à Cobra Verde en passant par Woyzeck et Fitzcarraldo, a toujours fait le sel de la filmo herzogienne.

Vu que Herzog n’a plus le cinglé Klaus Kinski sous la main et qu’on imagine mal Harvey Keitel tenté à l’idée de déglinguer son rôle le plus mémorable, il a donc sorti un sacré lapin de son chapeau magique en la personne de Nicolas Cage. Un acteur qui – gros avantage par rapport à Kinski et Keitel – n’a pas besoin de se shooter pour de vrai pour partir totalement en vrille. Mais surtout un authentique alien qui, depuis presque deux décennies, a donné l’impression de gérer sa carrière avec une irresponsabilité joyeusement punk, comme lâché dans une approche quasi chamanique de l’actorat – on avait déjà fait le tour de la question avec Hell Driver et Mandy. C’est pourtant avec ce Bad Lieutenant que Cage, en plus de trouver enfin un rôle à la mesure de toute sa démesure (cette performance est de loin la plus dingue et la plus aboutie de sa carrière), tutoie comme jamais cette recherche risquée du « hors-corps ». Dès la scène d’ouverture, en faisant le choix de sauver un toxico de la noyade, son personnage de flic pourri se brise le dos, ce qui le contraint à tripler sa posologie de calmants et de drogues pour calmer la douleur. De ce passage en mode junkie nait tout de suite un corps différent, tantôt raidi tantôt convulsif, traversé par une série de grimaces paniquées et de tics multiples (voir le rire nerveux de McDonagh à chaque fois qu’il prononce le surnom « G » d’un dealer !). Mais ce caractère boiteux, psychotique, pour ne pas dire en pilotage automatique, qui devient le sien passe en même temps pour un atout paradoxal. Cela le rend apte à nager tel un poisson dans l’eau – on insiste encore sur l’effet-miroir ! – dans ce marécage géographique halluciné, peuplé de morts-vivants bien moins conscients de leur condition que lui. Tandis que ceux qui l’entourent meurent, encaissent les coups ou subissent une transformation (cela concerne aussi la ville), McDonagh ne laisse rien l’atteindre, fait totalement corps avec l’espace reptilien, s’apaise au contact d’un Eden aqueux et perdu, laisse son enquête à la Pynchon s’achever d’elle-même par une pirouette heureuse et accidentelle (contrairement à Keitel, il ne passe pas de vie à trépas) et reste la seule entité du film à n’avoir pas changé d’un iota lorsque le générique tombe.

Et que fait le personnage pendant tout le film s’il n’évolue pas ? Il s’amuse, voilà tout. Il jouit, surtout. L’euphorie du Mal dans laquelle il se complait avec plaisir relève, selon les mots de Herzog, d’une certaine « volupté de la méchanceté ». Si le personnage est aussi méchant, c’est parce qu’il aime ça. C’est parce que le Mal lui-même crée de la jouissance et que le spectateur ne ressent alors que le plaisir, plus ou moins inavouable, du n’importe quoi moral. Là-dessus, que ce soit pour surjouer la défonce au crack ou pour singer le sadisme d’un tortionnaire psycho, Nicolas Cage donne l’impression d’avoir eu la totale en matière de « blanche » (la carte et la poudre !). Car il faut le voir, ce « plus grand acteur vivant » (on cite encore Herzog) recourbé façon Quasimodo, en train de saccager une pharmacie, de torturer une mamie sous assistance respiratoire, de pointer son flingue sur une vieille afin de lui soutirer des informations ou de forcer un jeune abruti à regarder sa copine le masturber à la sortie d’un night-club. Il est le seul dieu d’un film mystique sur un monde sans dieux. Son personnage s’en fait le vecteur idéal, usant d’un schéma interne erratique pour mieux laisser le moindre petit problème glisser sur lui comme sur de la toile cirée. Tout ce qui devrait lui valoir mille et un soucis, à savoir les soupçons de la police des polices ou les noises que lui cherchent des truands cannellonis, n’a aucune emprise sur lui. Et cet « empire de visions » que l’on évoquait plus haut devient ainsi autant le sien que celui du contexte chaotique extérieur : les iguanes bien sûr, mais aussi la vue subjective en caméra embarquée d’un alligator, ou encore ce surréaliste numéro de capoeira qu’effectue un mafieux mort au-dessus de son propre cadavre criblé de balles (« Tire encore sur lui. Son âme continue de danser », lâche alors McDonagh). Une seule de ses « visions » ne sera pas visible à l’écran, et comme par hasard, ce sera celle qui, laissée dans le hors-champ, activera la rédemption de la douce Frankie : ce paradis perdu de l’enfance que le bad lieutenant tient à garder intact par nostalgie autant que par utopie. On serait prêt à parier que la scène – bouleversante – où McDonagh raconte à Frankie un souvenir de jeunesse (une histoire de chasse au trésor) aurait été improvisée par Cage lui-même, immense acteur qui n’a sans doute jamais voulu quitter le monde de l’enfance.

Que retenir au final de ce film noir recourbé sur lui-même ? Une densité documentaire qui tranche avec celle – trop illustrative – d’un Bertrand Tavernier sur Dans la brume électrique, un art du contre-pied permanent qui s’infuse d’un bout à l’autre de l’enquête (bon courage à ceux qui voudraient en offrir un résumé complet), un zigzag topographique à travers une poignée de lieux revisités en boucle (hôtel, commissariat, quartier criminel, maison familiale), un acteur-sorcier qui livre la performance de sa vie en faisant régresser sa palette de jeu vers le primitivisme pur. Rien ne sera pourtant plus mémorable que d’y retrouver la dimension pionnière du cinéma de Werner Herzog, visant à ne jamais cesser d’investir de nouveaux territoires, soit pour y poser sa caméra en guise de drapeau et en revenir avec des images inédites, soit pour revisiter sous un autre angle tout ce qu’ils pouvaient avoir de familier. Certes, le contexte de la Louisiane post-Katrina – là encore nouveau théâtre des ravages de la nature – est un peu à cheval entre les deux : pas assez neuf pour égaler les expéditions passées de Herzog dans un volcan guadeloupéen ou dans un parc national d’Alaska, mais pas assez détaché des codes du cinéma de genre pour transformer le terrain connu en terre inconnue. C’est la précision et la perversité de l’œil du cinéaste qui fait ici toute la différence. Même si l’on sait depuis longtemps que tanguer entre fiction et documentaire relève chez lui du choix conscient, Herzog continue d’entretenir le doute sur son appréhension d’un sujet. Sérieux ou décalé, en tout cas scindé sans chercher à faire de distinction trop claire, et clairement gagné par la transe de l’aventure. Et si l’idée consistait simplement à filmer la dérive reptilienne de l’Amérique après une catastrophe naturelle, qui plus est avec un néo-Aguirre qui s’en donne à cœur joie sur cet amas de mythologies marécageuses, alors pas de doute, le cinéaste routard des 70’s sait mieux que quiconque secouer le cocotier. On ne le félicitera jamais assez.

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