Youth

REALISATION : Paolo Sorrentino
PRODUCTION : Barbary Film, C-Films, France 2 Cinéma, Indigo Film, Pathé
AVEC : Michael Caine, Harvey Keitel, Rachel Weisz, Paul Dano, Jane Fonda, Alex MacQueen, Ed Stoppard, Madalina Ghenea
SCENARIO : Paolo Sorrentino
PHOTOGRAPHIE : Luca Bigazzi
MONTAGE : Cristiano Travaglioli
BANDE ORIGINALE : David Lang
ORIGINE : France, Italie, Royaume-Uni, Suisse
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 9 septembre 2015
DUREE : 1h58
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Fred et Mick, deux vieux amis approchant les quatre-vingts ans, profitent de leurs vacances dans un bel hôtel au pied des Alpes. Fred, compositeur et chef d’orchestre désormais à la retraite, n’a aucune intention de revenir à la carrière musicale qu’il a abandonnée depuis longtemps, tandis que Mick, réalisateur, travaille toujours, s’empressant de terminer le scénario de son dernier film. Les deux amis savent que le temps leur est compté et décident de faire face à leur avenir ensemble. Mais contrairement à eux, personne ne semble se soucier du temps qui passe…

Il suffit parfois d’une scène pour qu’un film se révèle dans toute son évidence. Dans le cas de Youth, c’est assez simple : sur un point d’altitude au cœur des montagnes helvétiques, une jeune femme utilise les jumelles sous deux axes différents, d’abord à travers la lentille, ensuite à travers l’objectif. Dans le premier cas, la montagne en face paraît si proche : c’est l’avenir. Dans le deuxième cas, ses jeunes amis paraissent si éloignés : c’est le passé. Tout le nouveau film de Paolo Sorrentino est déjà là, dans cette perception de l’instant présent, dans cette façon de regarder le temps passer, dans cette idée d’une jeunesse qui s’éloigne toujours plus au fur et à mesure que la vieillesse se rapproche. On est ici dans le symbole : la vieillesse assimilée à un paysage, et la jeunesse observée avec un mélange de nostalgie et de bienveillance. Judicieux choix, donc, de la part du cinéaste italien d’avoir situé le cadre de son film dans un hôtel des Alpes suisses, petit cocon de luxe isolé des lois du monde extérieur, dont le calme et l’intemporalité contrastent ici avec l’instabilité d’êtres angoissés, riches et complexes, qui apprivoisent la stase pour mieux léviter intérieurement. Ce travail de réflexion intime et existentialiste est ce qui n’a jamais cessé d’habiter ce cinéaste précieux, toujours au travers d’un style visuel incandescent qui vise à capturer la beauté des êtres et du monde là où elle ne réside apparemment pas. Et là où d’aucuns continueront de voir chez Sorrentino (« pire cinéaste du monde » selon Les Inrockuptibles… on en rigole encore) un goût immodéré pour les travellings tape-à-l’œil et un dégoût tout aussi fort pour tout ce qui se rattache au contemporain, les autres – dont fait partie l’auteur de ces lignes – persisteront dans la célébration d’un style qui utilise le mouvement de la caméra et l’impact symbolique du cadre pour intensifier la force du regard davantage que celle d’un propos. Faux réac mais vrai humaniste, Paolo Sorrentino ne juge jamais le monde, il le filme – la nuance est importante. Une sorte de contemplation élégiaque dont Youth se fait aujourd’hui le nouveau soleil.

A première vue, Youth aurait tout pour incarner une sorte de neveu serein de La Grande Bellezza, à savoir le tableau d’un microcosme menacé d’extinction et que ses locataires – en l’occurrence des hommes âgés – vont tenter d’appréhender au gré de nombreuses réflexions, mais de façon cette fois-ci plus concentrée et apaisée. Entre la peur de mourir, l’envie de ralentir l’écoulement du temps dans le sablier, la difficulté à surmonter le deuil et l’obstination à renouer avec l’art dans un monde régi par le culte de l’apparence, Sorrentino brasse alors un large panel d’interrogations sur le hiatus entre vieillesse et jeunesse (lequel dépend ici du regard, devenant ainsi de l’ordre d’une vue de l’esprit), avec là encore le désir ardent d’aller sonder les passions qui régissent l’être humain, aussi stimulantes et destructrices puissent-elles être. Mais là où La Grande Bellezza enregistrait l’égarement d’une Italie post-Berlusconi déconfite car égarée entre ses chimères et son hypocrisie, Youth choisit au contraire une autre voie, faisant mine d’orchestrer une sorte de clash générationnel (du genre « esthètes octogénaires vs. jeunes altruistes ») pour ensuite le contredire et, ainsi, entériner l’importance du désir – au sens large – chez tout un chacun pour retrouver la paix intérieure.

Pour en prendre le pouls, il suffit d’observer ceux que Sorrentino filme dans cet hôtel d’altitude, et de guetter où va résider la bascule de chacun. Ancien chef d’orchestre désormais à la retraite, Fred Ballinger (Michael Caine, impérial) ne ressent pas le besoin de manier à nouveau la baguette, refusant ainsi pour « raisons personnelles » les invitations insistantes à diriger un concert pour la Reine d’Angleterre. A ses côtés, un réalisateur nommé Mick (Harvey Keitel) se lance dans l’écriture de son prochain – et ultime – film, aidé d’une flopée de jeunes assistants un peu largués et complexés. Tous deux entretiennent une amitié de longue date, n’hésitent pas à tourner la vieillesse en dérision (voir leur comparaison de la quantité d’urine qu’ils ont réussi à pisser !) et subissent de plein fouet la remise en question de leur rapport à l’art : là où la passion pour la musique a poussé le premier à délaisser les autres (en particulier sa fille), le second persiste dans ses idées reçues sur le cinéma sans chercher à se caler sur l’évolution inévitable de celui-ci. De là à penser que les artistes sont tous destinés à subir quoi qu’il arrive l’effritement de leur propre bulle par action ou par omission, il n’y a qu’un pas que Sorrentino ne craint pas de franchir, en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en parallèle deux frustrations, aussi bien celle résultant de désirs inassouvis que celle révélant l’interruption trop rapide de l’attention – pour ne pas dire l’amour – envers l’Autre.

C’est là que Youth révèle sa matière première : la façon qu’a le cinéaste de questionner la manipulation des émotions à travers l’art est un prétexte pour sonder le cœur des âmes en peine, alors mues par la stase et la réflexion. Ses nombreux cadres plus ou moins fixes sur les activités relaxantes des vieux clients de l’hôtel en sont une très belle incarnation : des corps tour à tour mécaniques et immobiles, capturés dans toute leur nudité, dans la moiteur des hammams, sur la ligne de flottaison d’une piscine ou sur les tables de massage d’un salon relaxant. Face à cette vieillesse « en transit » se révèle une « jeunesse » qui s’en fait elle aussi l’écho : d’un côté, un jeune acteur (Paul Dano) répète le « rôle ultime » (on vous laisse découvrir lequel) afin de mieux briser l’impact populaire généré par son rôle de robot dans une série télévisée, et de l’autre, la fille amère de Fred, Lena (Rachel Weisz), atterrée d’avoir été larguée par son compagnon au profit d’une pop-star racoleuse (apparemment, cette dernière était plus douée au lit), décide de remettre son pouvoir de séduction au premier plan pour se transcender soi-même. Peu importe l’âge, le cas est le même pour tous : une partie de soi qui finit par prendre la poudre d’escampette, des sentiments contraires qui renforcent l’angoisse de s’éteindre, un désir protéiforme qu’il devient nécessaire de réactiver. Avec la jeunesse vue avant tout comme un état d’esprit, corollaire du fait de se sentir vivant et d’apprivoiser moins les idées qui nous parcourent que les sensations qui nous animent (Mick le dit lui-même : « Nos émotions, c’est tout ce que l’on a »).

Loin d’être aussi misanthrope que peuvent parfois l’être ceux qu’il met en scène, Sorrentino fait donc acte de bienveillance, installant pour le coup un optimisme cristallin dans chaque strate de son film. C’est évidemment déjà le cas de ce magnifique décor alpin, certes cadré le plus souvent dans un contexte de carte postale touristique (avec les parapentes et les boutiques d’horloges-coucou qui vont avec !), mais qui prend ici un caractère méditatif, où l’invitation à poser un autre regard sur le monde se mêle au désir mixé de liberté et de transcendance – voir ce moniteur de varappe qui interpelle sa jeune élève une fois au sommet d’un mur d’escalade (« Regarde comme le monde est beau vu de là-haut ! »). C’est aussi le cas de tous les personnages du film, qui fissurent un par un leur carapace d’archétype pour prendre à revers l’image qu’ils peuvent renvoyer, preuve de la tendresse du cinéaste pour ceux qui sont constamment soumis au regard méprisant de certains : à titre d’exemples, citons une Miss Univers qui tacle sans ménagement un jeune acteur persuadé d’avoir plus de talent qu’elle (« J’apprécie l’ironie, mais quand elle est trempée dans du poison, elle révèle la frustration »), une prostituée triste qui attend chaque soir dans un salon de l’hôtel un client qui ne vient jamais, un moine bouddhiste qui contre son image de charlatan par la lévitation (tout est question de croyance), ou encore ce cher Diego Maradona (ici joué par un sosie !), certes obèse et décati, mais qui conserve malgré tout son talent (on le voit shooter dans une balle de tennis comme un dieu) et son image médiatique (il remercie celui qui lui rappelle qu’il est gaucher : clin d’œil à la fameuse « main de Dieu » qui a fait sa renommée). Des figures plus que des stéréotypes, que Sorrentino filme avant tout comme des mystères à ciel ouvert, comme des matières mystiques et symboliques, et que sa caméra, aussi attentionnée que son filmage reste d’une élégance à toute épreuve, se plaît à inspecter, à caresser, à sublimer. Comme soutien à une approche du cinéma qui s’accorderait à nos désirs tout en se redonnant aux êtres leur mystère originel, on aura bien du mal à trouver plus bel exemple récent.

Du début à la fin de Youth, la petite musique du monde s’en retrouve bouleversée, sublimée par des éclats de magie inattendue où le bruit des cloches des vaches peut faire l’effet d’un concert incongru, où le bruit de feu de bois produit par le frottement des doigts sur un papier de bonbon peut suffire à faire naître l’inquiétude, et où une vallée montagneuse peut soudain devenir pour un cinéaste réputé le théâtre de toutes les actrices qu’il a dirigé – une scène incroyable que n’aurait pas renié le Fellini de 8 ½. C’est qu’avec Sorrentino, la beauté peut se cacher partout, il faut juste essayer de la trouver au-delà du regard condescendant et cynique qui caractérise le monde d’aujourd’hui. Ici, elle réside dans ces corps flétris et ridés que la main d’une jeune masseuse embellit en leur « lisant » ainsi l’esprit, dans cette ondulation du corps nu de « la plus belle femme du monde » qui s’allonge tendrement sur les plaques chauffantes d’un jacuzzi, dans ce spectacle kitsch d’un cracheur de feu, dans la légèreté de ces bulles de savon créées par une danseuse kabuki, dans cette danse au ralenti d’une jeune fille qui suit les pas d’un avatar de jeu vidéo, dans ces nombreuses ballades en duo au cœur des vallées suisses, dans ce travail zen de réflexion collective effectué têtes contre têtes, ou plus globalement, dans cette mise en scène d’une perfection absolue où la pureté fantasmatique d’un cadre (com)posé voit son impact renforcé par une bande-son envoûtante à souhait. Jusqu’à présent, les films de Sorrentino nous hypnotisaient. Celui-ci nous fait carrément flotter, comme dans un songe éthéré.

Opus sans rides et sans âge, délesté de toute velléité intellectuelle, empreint d’une tonalité douce-amère tout sauf artificielle et parcouru du début à la fin par un spectre infini de fulgurances visuelles, Youth est un film contrôlé par rien d’autre que les émotions pures, jamais surestimées et toujours placées en amont du processus créatif, sans prétention à vouloir théoriser sur le « sens » ou poser un jugement quelconque sur qui que ce soit. La mélancolie déchirante qui s’y déploie laisse alors s’infuser une large métonymie du désir et facilite in fine le retour des « chansons simples » de l’existence, dans toute leur musicalité et leur beauté d’origine. Ainsi va Paolo Sorrentino, humaniste à fleur de peau – ou plutôt de pellicule – et cinéaste visionnaire, pour le coup empreint d’une jeunesse créative qui ne semble pas prête de s’étioler et que peu de ses contemporains peuvent prétendre avoir.

2 Comments

  • Anonyme Says

    Superbe article

  • Kathnel. Says

    Un très bel article qui me touche beaucoup pour un film que j’ai beaucoup aimé dans lequel Sorrentino peint la vieillesse avec bienveillance . Rien n’est vulgaire, au contraire, il nous invite à regarder le monde autrement avec une certaine poésie, avec cette tendresse mêlée d’ironie et peut être parfois un peu de cruauté … Si le film m’a beaucoup émue, c’est peut être parce que que je suis sensible à cette question du temps qui passe, quand la jeunesse est tout de même derrière soi. Quand on pense que le temps, on aimerait l’arrêter un instant, le garder dans ses mains avant de le voir s’écouler entre les doigts comme le sable, sans être capable de le retenir. « Nos émotions, c’est tout ce que l’on a »……

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