Une Nuit

REALISATION : Philippe Lefebvre
AVEC : Roschdy Zem, Sara Forestier, Samuel Le Bihan, Grégory Fitoussi, Jean-Pierre Martins
SCENARIO : Simon Michaël, Philippe Isard, Philippe Lefebvre
PHOTOGRAPHIE : Jérôme Alméras
MONTAGE : Pascale Fenouillet
BANDE ORIGINALE : Olivier Floriot
ORIGINE : France
GENRE : Policier
DATE DE SORTIE : 4 janvier 2012
DUREE : 1h40
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Paris. Simon Weiss, commandant à la Brigade Mondaine, entreprend, comme chaque soir, sa tournée des établissements de nuit. Son métier. Une nuit, mais pas comme les autres… Très vite Weiss comprend qu’on veut le piéger. Pris en tenaille entre la police des polices et les voyous, Weiss va se défendre, affronter flics, hommes d’affaires et malfrats…

On ne peut pas faire plus direct que ce titre et paradoxalement, difficile de ne pas y voir la plus belle des invitations à pénétrer dans l’inconnu. Romance, rêve, action, aventure, suspense : l’éventail des possibilités est plutôt large. Par chance, on aura droit à un polar. Mieux encore, un film noir, intense et authentique, aussi corsé qu’un café sans sucre et d’une faculté d’immersion quasiment inédite dans le cinéma français. Soyons honnêtes, des polars comme celui-là, on n’en voit jamais, si ce n’est dans quelques rares chefs-d’œuvre hongkongais ou américains. Mais dans la patrie de Julie Lescaut, ce serait plutôt le désert. Juste le temps de constater qu’en France, hormis à la grande époque de Melville ou de Corneau, le genre policier s’est englué pendant longtemps dans un filmage télévisuel et une description de l’univers des flics particulièrement consensuelle, en tout cas peu avant que la filmographie d’Olivier Marchal ne vienne remettre les pendules à l’heure. Pourtant, il manquait encore quelque chose au cinéma de Marchal pour atteindre le nirvana : si le magistral 36 quai des Orfèvres peut se prévaloir d’être la plus belle des exceptions, ses films suivants se fourvoyaient dans une imagerie policière (ou truande, si l’on parle des Lyonnais) à la limite de l’outrance, sans compter les excès de manichéisme qui anéantissaient toute perspective d’ambiguïté.

Premier grand film à inaugurer cette année 2012, Une nuit répond aux espérances les plus folles et signe le grand retour de Philippe Lefebvre au cinéma (à ne pas confondre avec le co-scénariste des films de Guillaume Canet !). Réalisateur d’une poignée de polars dans les années 80, dont Le juge avec Jacques Perrin et Richard Bohringer, et depuis cantonné à la réalisation de séries télévisées, Lefebvre revient donc au genre après une période d’absence de plus de vingt ans, et, aidé par les scénaristes Simon Michaël (déjà réputé pour son travail sur Les Ripoux) et Philippe Isard (ancien policier chargé de la surveillance des établissements de nuit à Paris), change la donne du polar français sur quasiment tous les points, ne serait-ce qu’en terme d’atmosphère et d’immersion. Plus clairement, son film aborde l’univers policier sous un angle à la fois réaliste et sensoriel, sans lourdeur ni excès, mais avec une volonté d’immerger le spectateur dans un univers aux ramifications plus souterraines que prévu. Si l’on ajoute à cela la force du film noir, réceptacle évident d’une vision personnelle du monde, et la volonté de filtrer l’intrigue au profit d’une vraie introspection du métier de flic, le pari semblait ambitieux. Sur pas moins de cent minutes de métrage qui s’écoulent à la manière d’un songe lancinant et cotonneux, il est relevé haut la main.

En apparence, Simon Weiss (Roschdy Zem) est un flic comme les autres, ou, plus précisément, comme le 7ème Art aime à les matérialiser sur grand écran : sobre, massif, élégant, regard perçant, costume noir, cigarette dans la main et posture droite comme un « i ». Commissaire à la brigade mondaine, il entreprend chaque soir un travail de surveillance dans les établissements de nuit de Paris. Une virée nocturne qui l’amène, de bar en bar, des boîtes de nuit les plus bondées aux clubs à partouzes les plus discrets, à croiser tout ce que la capitale compte de tenanciers sous pression, d’hommes d’affaires plus ou moins véreux, de truands aux intentions louches ou de paumés en tous genres qui traînent leur carcasse fatiguée dans ce Paris by night. La faune de l’obscurité, qui peuple les coins fermés dès que le ciel s’assombrit dans son intégralité, et que Weiss, suite à ses nombreuses escapades nocturnes, connait désormais très bien. Trop bien. Surtout pour ne pas pressentir à chaque instant que quelque chose se trame derrière son dos. Cette fois, la nuit qui l’attend risque de ne pas être comme les autres : suite à une dénonciation inconnue, il se retrouve dans le collimateur des inspecteurs de l’IGS, bien décidés à le faire tomber. Qui l’a balancé ? Il ne lui reste plus beaucoup de temps pour le savoir. Pour circuler efficacement au sein des nombreux quartiers troubles de la capitale, on lui adjoint les services d’une jeune flic, Laurence Deray (Sara Forestier), laquelle sera son chauffeur pour la nuit, en même temps que le témoin silencieux du moindre de ses agissements.

Le début d’une errance nocturne, sorte de vaste enfilade de micro-événements qui s’enchaînent au fil des déambulations de Weiss : menacer les propriétaires des bars pour obtenir des informations capitales sur cette mystérieuse dénonciation, épier les actions musclées des brigades nocturnes, surveiller de près l’implication de malfaiteurs fichés au grand banditisme dans la future ouverture d’un nouvel établissement de nuit, et surtout, aider les quelques amis paumés pour qui il éprouve de l’affection, qu’il s’agisse d’un travesti désespéré (menacé par un chantage après que son amant ait kidnappé son chien) ou d’un vieil ami de 20 ans, Tony Garcia (Samuel Le Bihan), toujours empêtré dans de sales histoires. D’une scène à l’autre, d’un endroit à l’autre, les caractères se fritent et se confrontent, les sous-intrigues se recoupent, les éléments s’emboîtent, et de façon plus souterraine, un piège semble sur le point de se refermer sur Weiss. Il faudra attendre les dix dernières minutes du film, le temps d’un coup de théâtre assez redouté, pour voir où Philippe Lefebvre souhaitait en venir : sans trop spoiler, on pourra toutefois considérer que cette plongée en territoire interdit était avant tout l’occasion d’explorer les composantes d’un métier dangereux, au sein duquel la légalité d’une action ne serait finalement qu’une vue de l’esprit. Une idée déjà soulignée par le parcours des flics brisés de 36 quai des Orfèvres, sans cesse à cheval entre leur désir de justice et leurs liens insidieux avec le milieu des truands, et que Roschdy Zem, dans un rôle magnétique à souhait, exprime brillamment à travers ce personnage aussi abstrait que constamment sur le fil du rasoir.

Le titre du film respecte avant tout la règle des trois unités de temps spécifique au théâtre classique : un cadre temporel (la nuit), un lieu précis (la ville de Paris) et une action précise (un piège qui se referme sur le héros). Pour le reste, sur le plan de la structure scénaristique, au vu de la lenteur atmosphérique dans laquelle s’immerge la quasi-totalité de l’intrigue, l’erreur la plus évidente serait de considérer le film comme le lent prologue, toujours répété, d’un thriller en eaux troubles. On pourrait penser cela si l’on est habitué au rythme trépidant d’une enquête policière lambda, sauf que Philippe Lefebvre ne mange pas de ce pain-là. En outre, il ne perd d’ailleurs pas de temps, ne s’embarrasse d’aucun bout de gras, et s’amuse même à lancer le processus narratif du film dès la première seconde, où Weiss sort de chez lui pour rejoindre son chauffeur. Un procédé qui n’est pas sans rappeler celui adopté pour des séries basées sur l’immersion en temps réel (surtout 24 heures chrono), à la seule différence que l’action et la tension se traduisent ici par la lenteur et la répétition moins que par la rapidité et la surenchère. Le film se réduit donc à une suite de déambulations nocturnes, lesquelles prennent la forme de scènes a priori identiques où la tension va pourtant s’accentuer, révélant petit à petit les pires démons du flic : la sensation d’avoir subi les pires trahisons derrière son dos et la fatigue de devoir bâtir une vie entière sur la répétition des mêmes actes (intimidation, discussion, mise sous surveillance, tabassage, etc…). Et comment changer dans un monde où le code et l’honneur d’antan semblent s’être évaporés, mais où la marche des choses n’a plus à être modifiée ou remise en question ?

Ce que filme aussi Philippe Lefebvre dans cette lente introspection, c’est donc aussi bien la fin d’un monde que son éternelle remise en boucle, les anciennes figures de la nuit (ici personnifiés par Richard Bohringer et Samuel Le Bihan) laissant la place à des jeunes ambitieux aux dents longues (Jean-Pierre Martins en truand menaçant et Grégory Fitoussi en avocat sournois), et les policiers les plus efficaces voyant leurs méthodes (légales ou pas) disséquées et punies par une autre police, plus élevée et plus insidieuse. Bien sûr, l’esprit de Jean-Pierre Melville s’invite sans crier gare au cœur de ce spleen existentiel, ne serait-ce qu’à travers la posture abstraite et intemporelle du personnage de Weiss, mais aussi en ce qui concerne l’hallucinante réalisation du film, laquelle combine les travellings les plus sophistiqués à des cadres d’une précision quasi hitchcokienne. Il reste qu’en définitive, c’est surtout l’ombre du Collateral de Michael Mann qui hante chacun des moindres recoins du projet : un tournage en caméra HD afin de capter toutes les nuances de la nuit parisienne, une photographie qui magnifie les jeux de lumières en jouant sur les variations (exemple : les brillances qui se reflètent dans l’eau, que ce soit la pluie ou les flaques), la mise en place d’une atmosphère qui compte (et en dit) infiniment plus que tous les mots, les sonorités hypnotiques du compositeur Olivier Floriot qui génèrent souvent une vraie transe sensorielle, et surtout, la redécouverte de Paris comme territoire baudrillardien dont la modernité côtoie des ruelles délabrées où zigzaguent des existences paumées. Si l’on cherchait l’immersion sensitive en territoire interdit, autant dire que l’on atteint ici le nirvana.

Au bout du compte, en raison d’un final un tantinet attendu dans sa résolution narrative, il s’en faudrait vraiment de peu pour voir dans Une nuit le sommet tant espéré du polar français contemporain. L’éblouissante réussite du projet de Philippe Lefebvre aura surtout été de combiner tout ce que le genre aura su aborder au cours des vingt dernières années en une sorte d’épure atmosphérique et inédite, ce qui renvoie d’une certaine manière au travail de sublimation du genre policier effectué par Nicolas Winding Refn sur Drive. A l’heure où le genre tend à jouer le jeu de la dynamique et de l’accélération à tout prix, il est rassurant de retrouver une forme d’immersion aussi précise et harmonieuse que la lenteur, dont la force d’évocation se mesure ici en fonction de l’alliage entre l’image et le son. Pourtant, ici, il est nécessaire de ne pas y voir une forme de révolution ou de redéfinition des codes du genre. L’intrigue même du film en est la plus belle cristallisation : du crépuscule au petit matin, les règles du jeu semblent sur le point de s’écrouler, mais au final, tout n’a jamais cessé de rester intact, puisque ces règles perçues par le protagoniste n’étaient que les composantes d’un vaste jeu de dupes, en plus du fait que tous ses actes n’en finissaient pas d’être placés sous surveillance. Le nouveau monde qui s’installe n’est donc que le prolongement à peine décalé (et donc, bien plus pernicieux) du précédent. Reste désormais à savoir de quel côté se placer, le monde de la nuit n’ayant pas fini de livrer ses secrets.

Photos : © UGC Distribution. Tous droits réservés

1 Comment

  • Kathnel Says

    Un article qui parle si bien de ce film excellent parmi les polars contemporains, très réaliste, malgré une certaine poésie liée à son côté sombre, mais aussi sa mise en scène, sa photographie.Une errance nocturne entre lumières et ombres qui m’a évoqué Michael Mann et son « Collatéral ». j’ai eu la chance de le voir en 2011 en AVP et que la projection soit suivie d’un débat en présence R.Zem. Un acteur que j’aime déjà beaucoup, mais qui là incarnait avec talent ce rôle à la fois sombre, torturé, plein de failles internes, mais d’une classe absolue . Il a parlé de son rôle mais aussi du film pour lesquels il s’est immergé pendant un certain temps dans le milieu d’une brigade de nuit. Il a pu vivre et percevoir tous les aspects les plus tortueux, rencontrer des personnages très particuliers du monde de la nuit.

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