Tokyo Tribe

REALISATION : Sion Sono
PRODUCTION : Nikkatsu
AVEC : Young Dais, Ryôhei Suzuki, Nana Seino, Shôta Sometani, Riki Takeuchi, Shôko Nakagawa, Yôsuke Kubozuka, Akihiro Kitamura, Takuya Ishida, Ryûta Satô
SCENARIO : Sion Sono
PHOTOGRAPHIE : Daisuke Sôma
MONTAGE : Junichi Itô
BANDE ORIGINALE : B.C.D.M.G.
ORIGINE : Japon
GENRE : Action, Comédie, Musical
DATE DE SORTIE : inconnue
DUREE : 1h56
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans un Tokyo futuriste, une immense guerre des gangs fait rage et divise la ville en quatre clans qui veulent imposer leurs règles. À la tête de deux bandes, deux anciens amis rivalisent pour un motif laissé sous silence, et les rancœurs et sentiments personnels viennent se mêler aux affrontements des hommes dans un chaos toujours grandissant…

Les habitués du cinéma de Sion Sono – une catégorie à laquelle l’auteur de ses lignes se fait une fierté d’appartenir – savent qu’il faut s’attendre à tout de la part de ce cinéaste stakhanoviste, du genre à tourner en moins de temps qu’il n’en faut à Lucky Luke pour vider son chargeur sur un hors-la-loi. Le mois dernier, nous étions revenus sur la personnalité du bonhomme à l’occasion de la sortie en DVD de l’excellent Why don’t you play in hell, en s’imaginant qu’un film aussi personnel et décomplexé ne pouvait être que source de renouveau par la suite. L’annonce du menu de Tokyo Tribe était déjà en soi une forme de mise en bouche pour les papilles avant un plat de résistance potentiellement explosif. Jugez plutôt : une adaptation du deuxième tome du manga éponyme de Santa Inoue, centré sur une guerre des gangs dans un Tokyo transformé en fournaise délinquante. La nouveauté, c’est que même avec une trame principale plutôt respectueuse du matériau original, les puristes du manga ne vont pas en croire leurs orbites : fidèle à sa liberté d’action légendaire, Sono s’est attaché à rejeter toute idée de transposition bêta et revisite le manga sous la forme d’une comédie musicale hip-hop, où les dialogues sont rappés, le casting composé à 90% de vrais rappeurs et l’action déplacée dans un futur apocalyptique. Le résultat, contre toute attente, nous prend par surprise en offrant exactement ce que l’on espérait – soit un morceau de péloche énervée et unique en son genre – tout en nous laissant souvent sur le carreau. Parce que voilà un audacieux mélange de genres qui, sous couvert d’un rollercoaster à l’énergie électrique (et c’est un euphémisme), donne à revivre les pulsations d’un concert par ses excès d’excentricité tapageuse et de pop-culture provocatrice.

Déjà, on va mettre les choses au point : si le moindre morceau de hip-hop – nippon qui plus est – vous donne en général envie de fracasser votre poste de radio sur le crâne de votre voisin, fuyez à toute vitesse. En plus d’intégrer une BO en rupture totale avec de la J-Pop sirupeuse pour pisseuses de quinze piges, le film calque littéralement sa narration sur le style d’un album de gangsta-rap, d’abord en faisant souvent intervenir une DJ septuagénaire qui relance la narration d’un bon coup de scratch, ensuite en donnant à chaque dialogue parlé le rôle d’un intermède censé faire le lien entre les morceaux (avec un jeune rappeur pour nous guider dans cet univers barré), enfin en optant pour des textes d’une vulgarité proprement insensée. Le goût de Sono pour la provocation la plus extrême atteint ici des sommets, tant le résultat s’apparente en tant que tel à une provocation à ciel ouvert : tout dans Tokyo Tribe ne vise rien d’autre que la virée azimutée dans un microcosme hystérique où se conjuguent perversité sexuelle, vulgarité totale, violence extrême et ridicule assumé. Rien de très étonnant pour une production estampillée Nikkatsu, me direz-vous…

D’autant plus inouï que Tokyo est ici revisité en vaste parc d’attraction post-nuke, quelque part entre Crows Zero et Mad Max 2, où tout est éparpillé – des quartiers de la ville jusqu’à des personnages croqués façon Les Guerriers de la nuit – et où la violence est autant la seule loi qu’un mode d’expression à part entière. Preuve en est que Sono s’amuse dès la scène d’ouverture à placer une policière zélée en situation délicate (aaaah, le tripotage de seins à la japonaise, tout un art !), et ce sous les yeux de collègues impassibles qui lui avaient pourtant dit de ne pas intervenir pour arrêter un deal de drogue. Sans parler d’un nombre incalculable d’excentricités en pagaille, où l’on peut voir un arsenal bling-bling digne de celui du Roméo + Juliette de Baz Luhrmann (auquel le film fait souvent penser, d’ailleurs), des effets sanglants utilisés comme des fulgurances gratuites (notons un sanibroyeur géant que n’auraient pas renié les créateurs du jeu vidéo Madworld), une pièce garnie de meubles humains en petite tenue (clin d’œil direct au mobilier érotique du bar Korova dans Orange mécanique) qui s’animent soudain comme des robots tueurs, ou encore un final over-the-top qui fait voler ses combattants comme dans un pastiche philippin de wu xia pian. De la débilité fun à l’état pur, sous l’impulsion d’un rythme de beatbox si euphorisant que même une simple symphonie de Beethoven utilisée comme sonnerie de smartphone passe pour l’intruse de service.

Pour autant, en plus de mettre en charpie les orbites et les tympans des plus fragiles en à peine dix minutes de pellicule, cette gigantesque battle gangsta-tokyoïte n’est pas du genre à tout miser sur la cascade de fun au détriment d’une vraie cohérence plastique – Sion Sono n’est pas Takashi Miike. Tokyo Tribe se révèle en effet riche d’une mise en scène immersive en diable, où la photo saturée à l’extrême met la rétine à rude épreuve (d’autant que le chef opérateur ne lésine jamais sur le facteur de flare), où le cadre bourdonne en permanence sous l’impulsion d’un nombre d’acteurs inimaginable (avouons-le, on n’arrive pas toujours à s’y retrouver), où la plongée en apnée dans cet univers taré est corollaire d’une virtuosité folle des plans-séquences – celui qui ouvre le film est à peu près aussi mémorable que celui de La soif du Mal. Transformé en boule de flipper au sein d’une attraction trop grande pour lui, le spectateur est donc invité à se laisser gagner par le rythme, quitte à sortir de ces deux heures de folie furieuse dans un stade avancé d’épilepsie. Alors, certes, le film n’est rien d’autre qu’un gros trip sans prise de tête, son côté hystérique aura de quoi horrifier les tenants d’une vision sereine du médium ciné, et la résolution finale des enjeux du film ne va pas au-delà d’un simple concours de quéquettes digne d’un bis italien décérébré. Mais que le film soit totalement vide de sens a-t-il une importance ? Tout est une question de beats, de flow et de vibes : laisse-toi électriser par le son, assimile les vibrations, pense juste aux sensations. Et si tu n’aimes pas quand ça chauffe, change d’adresse parce que tes murs vont s’écrouler.

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