I

REALISATION : S. Shankar
PRODUCTION : Rising Sun Pictures, Weta Digital
AVEC : Chiyaan Vikram, Amy Jackson, Upen Patel, Suresh Gopi, Santhanam, Powerstar Srinivasan, Ojas Rajani, Ramkumar Ganesan
SCENARIO : S. Shankar, D. Suresh, A.N. Balakrishnan
PHOTOGRAPHIE : P.C. Sreeram
MONTAGE : Anthony
BANDE ORIGINALE : A.R. Rahman
ORIGINE : Inde
GENRE : Drame, Fantastique, Romance
DATE DE SORTIE : 14 janvier 2015
DUREE : 3h08
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Lingesh, bodybuilder, n’a qu’un seul rêve, celui de devenir « Mister Inde ». Obsédé par Diya, une top-modèle spécialisé dans le tournage de publicités, il parvient à se faire embaucher pour tourner dans un film publicitaire à ses côtés. Cependant, tout ne va se passer comme prévu…

Le titre le plus court de tous les temps est donc attribué à un film indien, et pas n’importe lequel : ni plus ni moins qu’une superproduction de 3h08 en langue tamoul et sans la moindre pause pipi, où tous les genres du 7ème Art s’entrechoquent à la vitesse de particules nucléaires. Avec, à l’intérieur du cockpit de ce gros engin visuellement inouï, le cinéaste S. Shankar, considéré comme le nouveau roi de Bollywood depuis le triomphe planétaire de son fameux Endhiran – énorme blockbuster de SF indienne à la Terminator. Jolies promesses pour un ovni inclassable qui nous offre enfin l’occasion d’aller faire un petit tour du côté du cinéma indien, jusqu’ici non abordé sur ce site. Certes, I ne sera pas du genre à transcender les caractéristiques les plus basiques de ce cinéma-là, où le goût évident pour le musical le plus décomplexé se mêle à un surprenant amas de fulgurances visuelles – et pas toujours très subtiles. C’est surtout parce qu’il pousse ces caractéristiques vers le point de non-retour qu’il réussit à provoquer une hallucination totale. D’autant que Shankar, très fidèle à sa culture et débordant d’idées barrées, n’essaie pas de lorgner du côté des critères hollywoodiens – notamment le cynisme – et opte au contraire pour un premier degré tout à fait bienvenu. Ce qui en ressort touche à la définition la plus pure de ce qu’il est convenu d’appeler le divertissement : aucune règle fixée, aucune limite imposée à l’imaginaire, aucun temps mort afin que le rythme n’impose jamais le moindre décrochage, et surtout un scénario joyeusement instable, histoire de ne pas gâcher un effet de surprise qui se relance ici toutes les trente secondes. Voir I sur grand écran impose donc un avertissement : bienvenue dans une dimension parallèle où se joue un spectacle total aux effets secondaires ravageurs.

Cette neuvième lettre de l’alphabet occidental qui forme le titre du film a ici une triple signification : le nom d’un spray pour lequel les deux héros tournent une publicité ; le nom d’un mystérieux virus qui va causer bien des soucis à l’un d’eux ; la lettre la plus compliquée de l’alphabet tamoul (« i » signifie « beauté » dans cette langue). Inutile d’argumenter sur ce sujet-là, le scénario le fait déjà au détour de quelques échanges. Un scénario qui, reconnaissons-le, se fait imprévisible dans son contenu et malicieux dans sa construction. Pour faire simple, disons que le film est centré sur la love-story entre un bodybuilder naïf (Chiyaan Vikram, superstar locale) et une top-modèle sexy (Amy Jackson, belle à en perdre la raison), tous deux engagés pour travailler en couple sur une série de films publicitaires. Mais des événements peu joyeux vont vite noircir ce tableau idyllique : en vrac, on recensera un culturiste revanchard à très grosse moustache, un médecin pédophile qui cache bien son double jeu, un producteur véreux qui ne pense qu’à bronzer en songeant à ses stock-options, un mannequin Hugo Boss à l’ego aussi énorme que malsain, un ersatz de Cristina Cordula en mode Priscilla folle du désert, une série d’empoisonnements à l’origine incertaine, sans parler d’un énigmatique Quasimodo au visage pustuleux qui intervient à des articulations précises du récit pour kidnapper l’héroïne et commettre une série de meurtres horribles.

C’est sur cette trame assez classique d’un conte de fées sauce tandoori, avant tout parcouru par une irrésistible naïveté romantique, que Shankar trouve donc matière à lâcher ses idées les plus folles. Ce qui fascine d’emblée est son envie de foncer tête baissée dans la démesure graphique, pour ne pas dire carrément orgasmique, où les barres de rire se mêlent à une sidération permanente de la part de nos cinq sens. Tout dans I est de l’ordre de l’improbabilité assumée comme « probable », d’un masala tendance Kamoulox qui privilégie le mélange absolu des tonalités à la notion de « genre » à proprement parler. Dès le premier quart d’heure, on sait déjà à quoi s’attendre : le temps d’une ouverture compilant des clips publicitaires et musicaux à la sauce Nicki Minaj, on a déjà les pieds qui flottent et les orbites en ébullition, et il suffit juste après d’une violente bagarre entre bodybuilders au corps huileux et aux slips dorés pour que l’on quitte définitivement la stratosphère du sérieux. Dans l’idée de mixer plusieurs genres tout en zébrant ce mélange d’une riche composante musicale où les acteurs chantent et dansent de façon enjouée (ce qui fait en soi toute la spécificité d’un film masala), Shankar s’autorise tout, même l’usage d’un symbolisme clairement over-the-top, et ce en faisant toujours en sorte que chaque idée serve une narration remarquablement tenue jusqu’à la fin.

Preuve en est que le premier clip musical du héros – celui où il crie son amour pour Diya après avoir obtenu son numéro – ne se contente pas juste d’intégrer des lyrics aussi irrésistibles que « Même sans kérosène, tu m’as fait brûler », « Comme une omelette dans une poêle, tu as pris ta place dans mon cœur » ou encore « Je suis un morceau de mangue coincé entre tes dents qui me font penser à de petits morceaux de noix de coco ». Non, on a surtout alors droit à une série de matérialisations en 3D de l’héroïne à travers chaque nouvel élément du décor – Dyla devient alors télévision, haltère, moto, poisson, téléphone Nokia, mousse de savon, etc… Idée barrée mais visuellement géniale à l’image d’une bonne centaine d’autres qui peuplent ces 188 minutes de folie pure, telle cette dérivation soudaine du wu xia pian sur des toits de maisons chinoises (avec des BMX à la place des sabres !), cette utilisation de termes informatiques à des fins anatomiques (le décolleté est assimilé à une fenêtre Google, la zone du pénis se voit surnommée YouTube, etc…) ou encore cette vision d’un démon à cornes dansant au milieu des anges pour symboliser le kidnapping d’une jolie fille par un bossu difforme. Sans parler du détail qui tue : pour un film qui montre souvent des personnages en train de boire ou de fumer, le simple fait d’avoir incrusté des logos de prévention santé sur le bas de la pellicule a de quoi provoquer de sacrés fous rires.

Face à une telle effervescence d’idées frappadingues, on ne s’étonnera pas de constater à quel point I crache une purée tout aussi dingue sur le terrain visuel. En plus de mettre au cube le nombre de décors envisageables dans un blockbuster et de pousser le degré de variations colorimétriques vers un zénith inédit à ce jour, Shankar se joue à merveille des règles de la pesanteur. Sa mise en scène, virevoltante en diable et peu encline à opter pour un grand angle outrancier, expérimente des perspectives pour le coup rarement osées à l’écran, joue des loopings aériens comme des panoramiques verticaux à 180°, élabore une chorégraphie des combats câblés avec une virtuosité identique à celle d’un Tsui Hark (on y retrouve la même logique de « chaos organisé »), construit chaque cadre comme une fulgurance picturale à part entière, met en valeur chaque travail d’une équipe technique déjà riche en talents exceptionnels (les génies de Weta Workshop sont à l’origine des maquillages prosthétiques du film), favorise l’échappée onirique par une gestion diabolique du plan-séquence, et blinde son cadre au maximum jusqu’à lui donner l’allure d’un organisme vivant – certaines scènes de comédie musicale avoisinent les mille figurants ! Tout cela au service d’un récit qui, joie extrême, ne se contente pas d’une narration linéaire et délivre ses informations à la manière de deux sabliers mis en parallèle qui finiront par écouler leurs contenus respectifs dans le même récipient. Shankar en profite d’ailleurs pour intégrer des répétitions narratives par le biais de son découpage – l’exemple le plus évident reste ce zoom arrière récurrent sur des pubs visualisées sur une télévision – ou pour subvertir son regard sur le monde de la publicité à travers des déviations satiriques pour le moins astucieuses – chaque scène de déclaration d’amour ressemble ici à une publicité. Parallèle bien vu avec les affres de la création : tournage difficile, prises ratées, quête éperdue de l’image chic et choc, etc…

C’est au travers d’un ovni aussi réjouissant, d’une liberté si absolue qu’elle semble en permanence élargir le champ des possibles, que l’on en arrive à reconsidérer enfin le cinéma indien aux antipodes de ce qu’il semblait être, à savoir un banal réservoir de films musicaux aussi grotesques que peu aptes à traverser les frontières. Plus que jamais, et comme l’ont prouvé une poignée de films récents (citons le percutant diptyque Gangs of Wasseypur), ce cinéma-là possède un rythme et une virtuosité technique qui devraient renvoyer bon nombre de cinéastes hollywoodiens à leur cour d’école, ainsi qu’une faculté à oser la démesure dans le seul et unique but de favoriser la sensation et la sidération, même si cela est au prix d’une naïveté confondante. Et si cette dernière fonctionne aussi bien dans une superproduction comme celle-ci, c’est parce que la croyance de ces cinéastes envers leur histoire et leur art ne passe par rien d’autre que le contre-pied permanent de nos attentes. Ou comment la persistance finit toujours par porter ses fruits, avec un spectateur qui se laisse peu à peu gagner par le vertige de l’imprévu. Œuvre d’une intégrité totale qui nous fait traverser mille émotions, I intègre donc cette catégorie rare de films-expériences qui se vivent sans avoir fondamentalement besoin d’être analysés. Un chef-d’œuvre ? Là n’est pas la question…

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