The Duke of Burgundy

REALISATION : Peter Strickland
PRODUCTION : Rook Films, Pioneer Pïctures, The Jokers
AVEC : Sidse Babett Knudsen, Chiara D’Anna, Eugenia Caruso, Zita Kraszko, Monica Swinn
SCENARIO : Peter Strickland
PHOTOGRAPHIE : Nicholas D. Knowland
MONTAGE : Matyas Fekete
BANDE ORIGINALE : Faris Badwan, Rachel Zeffira
ORIGINE : Royaume-Uni
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 17 juin 2015
DUREE : 1h46
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Quelque part, en Europe, il n’y a pas si longtemps… Cynthia et Evelyn s’aiment. Jour après jour, le couple pratique le même rituel qui se termine par la punition d’Evelyn, mais Cynthia souhaiterait une relation plus conventionnelle. L’obsession d’Evelyn se transforme rapidement en une addiction qui mène leur relation à un point de rupture…

En seulement trois films, on serait presque tenté de poser pour acquis que l’objectif de Peter Strickland, réalisateur britannique installé en Hongrie, serait de revisiter des styles filmiques très précis (première couche) en y plaquant par-dessus son goût de l’expérimentation sonore (deuxième couche). Sur Katalin Varga, il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour guetter dans cette histoire de vengeance un surmoi tarkovskien – sans doute trop lourd à porter dans un premier film. Sur Berberian Sound Studio, son incursion dans les coulisses d’un studio de mixage avait pour malice de revisiter sous un angle ludique et expérimental les codes du giallo italien – tentative inégale mais fascinante. Et sur The Duke of Burgundy, la valise des références explose en un temps record, entre une esthétique renvoyant à la grande époque du giallo, une relation amoureuse s’inscrivant dans une tradition de films sur l’inversion du schéma entre maître et esclave (citons The Servant de Joseph Losey) et des décors baroques à en filer des palpitations à Jess Franco. Alors quoi, Strickland n’aurait-il donc comme seule ambition que de déballer plein cadre ses goûts de cinéphile en les retravaillant à sa sauce ? On pouvait y croire au vu de l’inégalité de ses deux premiers films, mais ce troisième, pour le coup totalement abouti, abat nos soupçons d’un coup sec. Et pourtant, comme tout film-concept reposant sur une approche assez risquée de la narration et du rythme, The Duke of Burgundy va diviser en raison d’un style raffiné qui tient lieu d’épicentre narratif et d’un rythme avant tout construit par la répétition de certains motifs. Le tout saupoudré d’un fétichisme érotique prompt à faire bouillir les sens.

Fidèle à une approche économe du récit où l’épure prime toujours sur la complexité, Strickland circonscrit son action à une vaste bâtisse, luxueuse résidence située dans une forêt, où réside une certaine Cynthia (Sidse Babett Knudsen), lépidoptériste riche et austère, et où travaille visiblement Evelyn (Chiara D’Anna), jeune femme de ménage fraîchement embauchée et objet de domination pour la maîtresse des lieux. A chaque faute qu’elle commet (ménage inachevé, vêtement mal lavé, etc…), Evelyn subit la punition de son employeuse, laquelle semble être sous l’emprise de pulsions dominatrices. C’est du moins ce que laisse entendre la scène d’ouverture. Parce que, tout de suite après, les véritables rôles sont alors révélés : Cynthia accepte d’exécuter quotidiennement ce rituel SM sur ordre d’Evelyn elle-même, qui est en réalité sa compagne et qui tire son plaisir du simple fait d’être dominée par la femme de sa vie. Ce revirement installe d’emblée un paradoxe sadien sur la mécanique interrelationnelle du couple (qui domine qui ?), comme si le dominant et le dominé inversaient – ou fusionnaient – leurs rôles sans pour autant s’allonger réciproquement sur le divan (pas de psychologie ici).

Si l’on s’en tient à la grammaire récurrente de la relation SM tel qu’elle fut souvent exploitée au cinéma, cet amour semble bâti sur un schéma de jeux de rôles, qui ne fonctionnerait qu’au travers des bascules de statuts et de tempéraments, afin de pimenter la relation et d’installer de l’imprévu. Or, c’est plutôt l’inverse qui semble se produire : l’union entre Cynthia et Evelyn est ici liée par des codes souvent invariables qu’il s’agit de reproduire au quotidien, avec des punitions sans cesse appliquées (remarque vexante sur le résultat d’une lessive, enfermement dans une caisse en métal pendant une nuit entière, etc…). Et comme les deux femmes aspirent chacune à des envies et des désirs très différents, leur relation s’en retrouve fragilisée. Etant plus âgée (une vingtaine d’années de plus que sa compagne), Cynthia se fatigue vite de ces petits jeux érotiques et rêve d’une vie plus tranquille, tandis qu’Evelyn n’hésite jamais à la pousser plus loin pour satisfaire son propre plaisir et inventer de nouvelles punitions. D’où un dangereux point de rupture qui s’installe en douceur au fil des séquences, opérant un processus de répétition narrative qui envoûte là où il aurait pu exaspérer.

On se permet d’insister sur ce point : la répétition de ces rituels sadomasochistes ne fait en aucun cas du film un objet filmique qui tournerait à vide. En effet, chaque répétition vise à enrichir la précédente par l’ajout d’un nouveau détail, en général un élément perturbateur qui menace alors de dérégler la mécanique. Par analogie, on peut y voir un lien avec l’approche de Bela Tarr sur Le cheval de Turin, qui remodelait de façon maline chacune des sept parties de sa narration afin de créer une progression et de rendre sa conclusion aussi terrible que lumineuse. Ici, si la relation SM tend à se fragiliser à force de dupliquer les mêmes rituels d’excitation, le découpage élaboré par Strickland produit paradoxalement l’effet opposé sur le spectateur, faisant d’abord monter l’extase par l’installation de petites ruptures imprévues jusqu’à favoriser la prédominance de l’émotion lorsque les deux femmes mettent enfin cartes sur table. Le cinéaste va même plus loin en osant des symboles et des mises en parallèle qui touchent au faramineux, qu’il s’agisse du lien avec le comportement des insectes (surtout les papillons de nuit, auxquels les deux femmes sont assimilées) ou d’un décor quasi intemporel – cette maison évoque autant un château qu’une prison dorée – qui brouille les frontières entre conte et contemporain. Le tout enrichi d’un travail sonore exceptionnel, à travers lequel Strickland ose une fois de plus des perspectives sensorielles de premier plan – mention spéciale à ce plan onirique qui met en valeur les stridulations des papillons.

Entre désir, fantasme et torture émotionnelle, The Duke of Burgundy s’impose donc comme un ovni inouï dont la radicalité ne sera évidemment pas jugée de la même manière par tout le monde. Film exclusivement féminin sans être féministe, il ne prétend pas délivrer de thèse ou de jugement moral sur cette relation saphique, et encore moins rejouer le schéma puritain de Cinquante nuances de Grey, qui ne voyait dans le SM qu’une déviance prenant racine dans le passé difficile de ses pratiquants. L’extase et le fétichisme sont ici élevés au rang d’arts suprêmes, loin de toute psychologie, infusés tout au long d’un rythme lancinant que la mise en scène de Peter Strickland, riche en travellings optiques et en changements d’axes sophistiqués (on note un grand nombre de perspectives sur les miroirs), arrive à rendre diaboliquement stimulant. Si l’on n’a pas oublié que l’une des caractéristiques du cinéma de genre est de jouer avec nos attentes comme avec nos sens, l’expérience proposée ici est unique en son genre. Il faut donc la tenter, l’apprivoiser sur sa durée et la digérer selon son propre système. Rien de difficile là-dedans, après tout…

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