Suspiria

REALISATION : Dario Argento
PRODUCTION : Seda Spettacoli, Les Films du Camelia
AVEC : Jessica Harper, Stefania Casini, Miguel Bosé, Flavio Bucci, Barbara Magnolfi, Susanna Javicoli, Eva Axen, Alida Valli, Joan Bennett, Rudolf Schündler, Udo Kier, Renato Scarpa
SCENARIO : Dario Argento, Daria Nicolodi
PHOTOGRAPHIE : Luciano Tovoli
MONTAGE : Franco Fraticelli
BANDE ORIGINALE : Goblin
ORIGINE : Italie
GENRE : Fantastique, Horreur
DATE DE SORTIE : 12 août 1977
DUREE : 1h38
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Suzy, une jeune Américaine, débarque à Fribourg pour suivre des cours dans une académie de danse prestigieuse. À peine arrivée, l’atmosphère du lieu, étrange et inquiétante, surprend la jeune fille. Et c’est là qu’une jeune élève est spectaculairement assassinée. Sous le choc, Suzy est bientôt prise de malaises. Et le cauchemar ne fait qu’empirer : le pianiste aveugle de l’école meurt à son tour, égorgé par son propre chien. Suzy apprend alors que l’académie était autrefois la demeure d’une terrible sorcière surnommée la Mère des Soupirs. Et si l’école était encore sous son emprise ?

« Le cinéma est le seul endroit où l’on peut établir ses règles, plier le temps et l’espace à son service. Et, au fil des films réalisés, on se rend compte à quel point la vie reste sans pitié : elle est capable de dépasser – et de beaucoup – le niveau de cruauté atteint par la plus perfide des sorcières »

Dario Argento, « Peur »

Votre cinéma italien, vous l’aimez comment ? Réaliste ou onirique ? Engagé ou dégagé ? Sobre ou excessif ? Carbonara ou bolognaise ? Dario Argento a depuis longtemps fait son choix : chez lui, le rêve et le cauchemar auront toujours plus de poids face au reste. Mais que les choses soient claires : il aura fallu attendre la sortie de Suspiria en 1977 pour que l’idée puisse enfin germer. Jusque-là attaché à bousculer les codes du giallo tels que définis par Mario Bava, et ayant réussi à porter le genre à un degré rare d’incandescence en 1975 avec Profondo Rosso (désolé, mais ici, on déteste son ridicule titre français…), Argento larguait enfin les amarres en plongeant de plein fouet dans le fantastique pur, avec la ferme intention de dynamiter son héritage et de tout révolutionner sur son passage. Film pivot d’une carrière en dents de scie sur laquelle on s’arrache encore les cheveux, Suspiria se voulait avant tout une œuvre sous très haute influence, synthétisant la passion de son cinéaste pour le patrimoine cinéphile de son enfance (en particulier les frères Grimm et Walt Disney), pour ses maîtres de toujours (de Mario Bava à Alfred Hitchcock), pour ses proches (l’intrigue a été coécrite par sa compagne Daria Nicolodi, qui mettra leur relation en pause durant tout le tournage), pour ses goûts littéraires (l’origine du film est à extraire d’un passage très précis de Suspiria de Profundis de Thomas De Quincey) et pour tout ce qui relèverait plus ou moins de son inconscient créatif (la filiation qu’entretient le film avec La Résidence de Narciso Ibañez Serrador apparaît toujours plus évidente à chaque vision). Le résultat va bien au-delà d’un culte légitime, et d’ailleurs, on ne reviendra pas là-dessus. Seul compte ici le travail effectué sur la matière cinématographique elle-même : vivante, vibrante, mais aussi plus fragile qu’elle n’en a l’air.

On le disait donc : Suspiria ne se veut en aucun cas empreint d’un réalisme prégnant, encore moins prétexte à un énième whodunit (il n’y a ici ni énigme à résoudre ni visage d’assassin à dévoiler). Profondo Rosso en avait déjà donné le « la » deux ans plus tôt : ce vers quoi tendait Argento à ce moment-là était le pur asservissement de la narration à la forme cinématographique, comme si la logique de la première se retrouvait soudain dépendante de la folie de la seconde. Ce que l’on pouvait donc apparenter à de la superficialité dans Suspiria, voire à un amas de symboles cryptiques et d’illogisme à fond les ballons, était au contraire signe d’une confiance absolue portée dans le pouvoir de la forme. L’intrigue du film ? Faisons bref : une intrigue de conte enfantin qui voit une jeune et jolie ballerine américaine nommée Suzy Banner (Jessica Harper, tout juste débarquée du Phantom of the Paradise de Brian De Palma) intégrer une école de danse de Fribourg dans laquelle des disparitions et des meurtres violents vont s’enchaîner, peut-être en lien avec un mystérieux couvent de sorcières ancestrales. Grosso modo, il n’y a que ça à en dire, et peu importe puisqu’on a tôt fait de ne plus s’y intéresser. Le casting du film ? Quelques figures connues (Jessica Harper, Miguel Bosé, Udo Kier, Joan Bennett…) et pas mal de visages inconnus (à peu près tous les autres) qu’Argento, la tête focalisée sur autre chose, n’arrive jamais à diriger correctement. Sans parler du fait que cette direction d’acteur approximative s’avère encore plus fragilisée par la médiocrité hors norme de la postsynchronisation à l’italienne – un détail qui mériterait une encyclopédie à lui tout seul.

Face à tout cela, il vaut mieux démarrer par ce qui pose souci pour mieux évoluer ensuite vers ce qui stupéfie. Les défauts de Suspiria – car il y en a – sont en général à tirer de tout ce qui échappe au désir d’Argento de vouloir atomiser la matière filmique. Si la structure narrative et le casting n’ont en fin de compte qu’une fonction décorative dans Suspiria, leur place dans le montage n’en reste pas moins imposante, donnant ainsi lieu à de vrais instants de mollesse et de classicisme qui mettent quelque peu à mal la dynamique révolutionnaire du film. Autre détail plus tangible : le sens du découpage reste toujours d’une extrême fragilité chez Argento (sur ce point-là, ses bons films sont logés à la même enseigne que les mauvais), et se met à poil dans des choix de raccords trop succincts où la bande-son et la dynamique du récit ont l’air en contradiction – sans pour autant laisser croire que le monteur a tranché trop vite dans les bobines. Voilà pour les maigres regrets, certes proches de tout ce que les fans font l’effort de passer sous silence, mais qui claquent au visage lorsqu’on s’en tient à une lecture sensitive de la chose. Pour autant, la méfiance est de rigueur sur ce constat-là : dans la mesure où le film se veut un cauchemar onirique et opiacé, il est difficile de ne pas juger ses défauts, ses zones d’ombre, ses digressions, ses contradictions et ses fêlures narratives comme faisant partie d’une sorte de « logique de l’illogisme », où l’irréalisme casse tout sentiment d’harmonie, où l’expressionnisme déchaîne sa puissance, où le non-dit et le hors-champ sont davantage à ressentir qu’à élucider. Nulle trace de nonchalance chez Argento, juste une mise à l’écart assumée pour mieux inviter la forme et la narration à prendre les chemins de traverse – ceux sur lesquels les contes les plus terrifiants font en général surgir leurs plus belles horreurs.

L’ouverture géniale du film, résumable à un torrent foudroyant de sons et de fulgurances graphiques, fait figure de manifeste. Une porte automatique d’aéroport quasiment assimilée par le montage à une lame de guillotine inversée, une symbolique aqueuse mettant en parallèle la pluie qui coule violemment sur une bouche d’égout et l’eau qui s’écoule bruyamment d’un réservoir, l’architecture baroque et organique de certains décors, le thème mondialement célèbre du groupe Goblin qui injecte des râles monstrueux dans une comptine obsédante : tout est mis en œuvre pour évoquer sinon un décalage, en tout cas un sentiment de voir la réalité gagnée par des forces obscures qui hurlent leur présence sans pour autant se dévoiler en tant que telles. La mise à mort qui s’ensuit, dévoilant un sadisme total dans une cascade de cris et de délires chromatiques, suffira de son côté à mettre notre psyché de spectateur un peu sens dessus dessous. Le tout dans des environnements en trompe-l’œil, parfois empreints d’un vrai surréalisme, où chaque micro-détail devient par la force des choses une matière à décrypter (si l’on y tient) et à déguster (il le faut). Que déceler derrière un visage féminin si écrasé contre un miroir qu’il finit par le traverser, dans cette boîte crânienne tranchée sur toute sa diagonale par un épais morceau de verre, ou encore dans cette très étrange verrière multicolore sur le plafond ? Et que dire de cette aberration scénique qui amène des personnages à passer d’un endroit à l’autre sans qu’on sache comment ils ont pu s’y prendre ? Encore un jeu sur les volumes et les perspectives dans un univers qui ne mise plus sur notre suspension d’incrédulité. Seul l’effet de sidération importe face à une matière visuelle et sonore qui s’exp(l)ose et qui s’imp(l)ose, avec un rosso plus profondo que jamais.

Élaboré à partir des dernières bécanes Technicolor (du moins si l’on en croit les échos), ce fabuleux travail chromatique du chef opérateur Luciano Tovoli n’a pas volé son étiquette de subversion à ciel ouvert. Dans sa relecture démoniaque des couleurs voyantes de certaines illustrations (dont les cartoons de Walt Disney, inspiration première d’Argento), dans son déferlement de jeux de lumière inventifs (personne n’a jamais pu oublier le fameux « plan de l’ampoule »), dans son artisanat inouï pour créer de l’inédit en matière d’effets (Tovoli faisait traverser la lumière par des panneaux de velours qui renvoyant une tache de couleur dense sur le visage des acteurs), dans sa quête de cadrages et de mouvements de caméra qui cassent toutes les conventions de l’époque, la forme baroque de Suspiria n’a toujours pas fini d’exercer une fascination durable sur les cinéphiles. Et on insiste, cette œuvre tout sauf cérébrale ne se limite pas à un simple délire formel. Sans pour autant s’en tenir à une psychanalyse de bazar (laquelle voudrait rattacher le sourire final de Suzy à une découverte de sa propre sexualité) ou à une énième lecture du passage à l’âge adulte (ce qui est le lieu commun de tous les contes !), c’est la couleur elle-même qui invite ici à traverser le miroir. En effet, le bleu s’invite dans les moments de tension silencieuse, le rouge se fait envahissant lorsque l’angoisse terrasse l’individu, et les deux couleurs se mêlent dans un chaos infernal dès que l’horreur débarque, agressive et traumatisante. Une scène mémorable est d’ailleurs à signaler : dans un dortoir inondé de couleurs rouges et garni de draps tendus, un jeu s’organise alors sur les échelles de plan, la respiration sourde de la « Mater Suspiriorum » se révélant en ombre chinoise sur l’arrière-plan et restant invisible pour les deux héroïnes au premier plan (ce qui relève du monde occulte n’est révélé que par l’image). En cela, le simple agencement des plans suffit ici à créer du sens, ce qui demeure l’alpha et l’oméga d’une expérience de cinéma digne de ce nom.

À un moment donné du film, un scientifique sort une phrase empruntée par Argento à l’écrivain ecclésiastique Vincent de Lérins, dont la traduction latine donnerait quelque chose comme ça : « La magie est quelque chose partout, quelque chose toujours, quelque chose que tout le monde croit ». Une manière de figurer que ce qui échappe au réel est tout le temps sous nos yeux, étalé à la vue de tous et déguisant l’espace en un vaste piège théorique (souvenez-vous du miroir de Profondo Rosso…). De ce fait, la puissance formelle de Suspiria se décrypte d’elle-même et révèle ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : une véritable fabrique du regard. Preuve en est qu’il suffira à Suzy de se souvenir d’une phrase énigmatique pour déceler la porte d’entrée vers le monde occulte et devenir ainsi pleinement une « Alice au pays des horreurs ». Il en est de même pour les quelques clins d’œil figuratifs qu’Argento aura disséminé un peu partout dans son film, à l’image de cet étrange « oiseau au plumage de cristal » qui, dans la scène finale, révèlera à Mater Suspiriorum la présence de Suzy dans sa chambre à coucher – Suzy n’aura qu’à deviner sa silhouette invisible pour pouvoir enfin l’anéantir et s’extraire du cauchemar. Une fois « réveillée », cette nouvelle Alice titubera en souriant sous une pluie colorée qui la révèlera enfin, entière et affirmée. Ce qu’elle ressentira alors n’appartiendra qu’à elle. Ce que l’on ressentira en la voyant n’appartiendra qu’à nous. Suspiria est comme une boîte dans laquelle notre propre subjectivité aurait trouvé un espace secret. Osons toutefois dire que l’expérience paraît désormais un peu dépassée au regard de films récents infiniment plus radicaux et audacieux : à titre d’exemple, le tohu-bohu érotico-sensoriel du génial Amer d’Helène Cattet et Bruno Forzani aura su réparer tous les petits défauts que l’on évoquait plus haut. Mais au fond, qu’importe : se noyer à nouveau dans les couleurs de Suspiria procure toujours le même plaisir.

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