Steve Jobs

REALISATION : Danny Boyle
PRODUCTION : Management 360, The Mark Gordon Company, Scott Rudin Productions, Universal Pictures, Legendary Pictures
AVEC : Michael Fassbender, Kate Winslet, Seth Rogen, Jeff Daniels, Michael Stuhlbarg, Katherine Waterston, John Ortiz, Perla Haney-Jardine
SCENARIO : Aaron Sorkin
PHOTOGRAPHIE : Alwin H. Kuchler
MONTAGE : Elliot Graham
BANDE ORIGINALE : Daniel Pemberton
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Biopic, Drame
DATE DE SORTIE : 3 février 2016
DUREE : 2h02
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans les coulisses, quelques instants avant le lancement de trois produits emblématiques ayant ponctué la carrière de Steve Jobs, du Macintosh en 1984 à l’iMac en 1998, le film nous entraîne dans les rouages de la révolution numérique pour dresser un portrait intime de l’homme de génie qui y a tenu une place centrale…

C’est un film sur un cerveau. Ou plutôt un film dans un cerveau. Mais aussi un film conçu par deux autres cerveaux dont les styles respectifs ne laissaient rien présager d’une symbiose aussi idéale. Et pour cause : on voulait un anti-biopic, on l’a eu. Le hasard aura même fait que ce film sorte en salles peu de temps après que la lecture de la biographie non autorisée de Luc Besson – écrite par le journaliste Geoffrey Le Guilcher et éditée par Flammarion – ait fait l’effet d’une énorme gifle. Quel serait le lien exact entre le créateur de la « marque à la pomme » et le fondateur des usines EuropaCorp ? Ce serait trop facile : enfance malheureuse, désir maladif de reconnaissance (voire d’idolâtrie), dérive insidieuse d’un idéal créatif vers un système autocratique, obsession de l’image médiatique, communication contrôlée à la baguette, etc… Mais aussi, et surtout, une constante plus souterraine : on peut y voir deux sortes de « génies » de plus en plus enfermés dans leur solitude, désireux d’acquérir le succès à tout prix et de réinventer les lois du monde extérieur, et ce moins par souci de transcendance que par désir de revanche – fût-elle sociale ou intime. On a vu ce que ça a donné : à la manière de son modèle inavoué George Lucas, Luc aura fini par devenir Dark Vador à force de se rêver en mogul vénéré – mais pas vénérable pour autant. Et de son côté, Steve Jobs aura littéralement croqué la pomme du mystère, s’effaçant de lui-même derrière la marque qu’il a créé pour finir en génie invisible et omniscient, ordonnant malgré lui la marche technologique du monde. Réussir, mais à quel prix ?

La trajectoire de Steve Jobs en rappelle forcément une autre : celle de Mark Zuckerberg, créateur de Facebook, autre figure de créateur mégalomane virant au démiurge à jamais isolé en solitaire sur son cloud à force d’avoir grimpé trop haut et trop vite. Une figure marquante dont le cinéma n’a pas tardé à s’emparer pour mieux autopsier les fondations d’un capitalisme rebooté à l’ère du numérique. Le film en question, à savoir The social network de David Fincher, reste encore aujourd’hui un chef-d’œuvre dont on ne mesure toujours pas le degré d’importance, tant dans sa proposition visuelle et narrative que dans son propos subversif. On aurait dû retrouver Fincher aux commandes de Steve Jobs, mais ce fut finalement Danny Boyle qui récupéra le projet. En revanche, le scénariste est resté le même : Aaron Sorkin, génial créateur de la série A la Maison-Blanche, harmonisateur d’une forme de narration mue par l’énergie du dialogue et l’incision de la réplique. L’homme idéal, en somme, pour cracker le firewall de Steve Jobs, histoire d’inspecter son hard disk et d’atteindre finalement le core de son ego. L’académisme au placard et l’hagiographie dans le coaltar, en somme. Ce qui en ressort est une authentique dissection mentale du boss d’Apple, tout à fait concordante par rapport à nos attentes, mais qui surprend néanmoins sur quelques points.

Précisons d’emblée qu’il est assez étonnant de retrouver Danny Boyle aux commandes de ce faux biopic. Comme si la frénésie du texte d’Aaron Sorkin était déjà en soi suffisante, le réalisateur de Trance choisit de placer son goût de l’expérimentation filmique en retrait – hormis au détour de quelques intermèdes graphiques furtifs – et d’adopter un filmage plus sec, plus frontal, qui colle à l’approche comportementaliste des personnages. De là à juger Sorkin comme étant le vrai réalisateur du film, il n’y a qu’un pas que l’on ne franchira cependant pas après réflexion. Parce que Boyle propose ici une vraie vision de cinéma, et ce au travers de cadres que l’on sent organisés dans un but discrètement opératique. Déjà, l’énergie du film s’avère stupéfiante parce qu’elle s’installe dans trois moments-clés de la vie de Jobs auxquels le film se limite : le lancement du Macintosh au Flint Center en 1984, la présentation du NeXT en 1988 après son éviction d’Apple, le lancement de l’iMac au Davies Symphony Hall en 1988. Naissance, échec, renaissance : trois phases qui ne sont pas loin d’évoquer les trois actes d’une tragédie théâtrale. Sauf que le film évite le côté événementiel de ces dates-clés pour fouiller au contraire les arcanes de l’innovation.

Ainsi donc, tout le film tire sa sève de l’exploration des coulisses, sans déification de Jobs ni récital biographique à la manière d’une page Wikipédia – on peut d’ores et déjà faire « clic droit + supprimer » sur le biopic fadasse avec Ashton Kutcher qui était sorti en 2013. Du début à la fin, tout devient ici une question de mouvement perpétuel, où parler (vite) se fait en marchant (vite), où l’immobilité – propice à l’intime – est bannie, où la dynamique du récit trace en tant que telle la ligne directrice de son antihéros. En révélant Steve Jobs dans toute sa dualité (à la fois idéaliste et cynique, attentionné et orgueilleux, artiste et fumiste, dieu et démon, etc…) et en s’intéressant à tout ce qui fait bugger son système « parfait » (et qui, évidemment, n’est perceptible qu’après avoir ouvert la « bécane »), Boyle dissèque le paradoxe d’une icône planétaire confronté à ses semblables. Et surtout, le cinéaste atteint son but ultime : organiser des duels successifs entre Jobs et ses interlocuteurs, jusqu’à les mettre sur un pied d’égalité. Le casting est la pierre angulaire de cet équilibre des forces : Michael Fassbender a beau être grandiose dans son incarnation de Steve Jobs (son charisme et son look cool tranchent idéalement avec le côté maléfique de Jobs), on se réjouit de voir Kate Winslet, ici en fidèle assistante pare-chocs, lui voler plus d’une fois la vedette à force de lui tenir tête.

Pour le reste, que des satellites reliés au parcours de Jobs, totalement acquis à la révolution prônée par ce dernier tout en étant visiblement assimilés par lui à des virus logés dans un programme (ce que reflète la musique sophistiquée de Clint Mansell à partir de sons basiques et répétés). Une ancienne compagne (Katherine Waterston) qu’il rejette sans appel après avoir refusé de se reconnaître comme étant le père de sa fille, l’ex-ami altruiste Steve Wozniak (Seth Rogen) auquel il révèle tout son orgueil de démiurge lors d’une paire d’échanges édifiants, le CEO d’Apple John Sculley (Jeff Daniels) avec qui les relations conflictuelles auront cimenté son statut d’homme-orchestre, ou plus généralement ses collaborateurs qu’il assaille de remarques ou de gueulantes durant la phase préparatoire du show. A chaque fois, Jobs apparait toujours plus fragile (donc humain) lorsqu’il tend à écarter les autres de sa bulle, lorsqu’il rejette tous ceux qui pourraient installer chez lui l’existence d’un doute, d’une faiblesse ou – pire encore – d’un sentiment. Et même lorsqu’il accède enfin au statut de légende vivante dans une scène finale sous le regard bienveillant de sa fille autrefois rejetée, il reste un Mephisto à visage multiple. Ainsi, en bannissant toute échelle de jugement, Boyle garde les pieds sur terre, grandement épaulé par le foudroyant tour de main du dialoguiste Sorkin. Aucun doute là-dessus : leur association est, à sa façon, une heureuse anomalie. Un bug dans le système. Un ver à l’intérieur de la pomme.

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