R100

REALISATION : Hitoshi Matsumoto
PRODUCTION : Le Pacte, Phantom Film, Yoshimoto Kogyo
AVEC : Nao Omori, Shinobu Terajima, Hitoshi Matsumoto, Atsuro Watabe, Naomi Watanabe, Hairi Katagiri, Mao Daichi, Lindsay Kay Hayward
SCENARIO : Hitoshi Matsumoto, Mitsuyoshi Takasu, Tomoji Hasegawa, Koji Ema, Mitsuru Kuramoto
PHOTOGRAPHIE : Kazunari Tanaka
MONTAGE : Yoshitaka Honda
BANDE ORIGINALE : Shûichi Sakamoto, Shûichirô Toki
ORIGINE : Japon
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 10 septembre 2014
DUREE : 1h43
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Takafumi, vendeur de literie sans grande ambition, décide de devenir membre d’un club privé pour pimenter un peu sa vie. Un monde de plaisirs s’offre alors à lui, sous forme de femmes dominatrices faisant irruption dans son quotidien aux moments les plus inattendus. Mais lorsqu’il souhaite résilier son adhésion, Takafumi ne sait pas encore quelle tempête d’événements plus improbables les uns que les autres il va déclencher…

« Quand Maso se penche sur lui-même, il devient Sado.
Quand Sado est soumis à plus Sado que lui, les portes du Vrai s’ouvrent devant lui…
»

Comme son titre l’indique, ce film est interdit aux moins de 100 ans… Sans blague ? On se doute bien que si. Même l’avertissement en introduction du film fait un peu figure de fausse alerte : « Ce film est une œuvre de fiction créée avec des procédés d’animation utilisant une technologie de pointe et des effets spéciaux de haut niveau. Tous les êtres vivants à l’image (y compris enfants et animaux) ont été traités avec un grand respect et n’ont souffert en aucune manière ». C’est un peu bizarre : R100 n’a rien d’un film d’animation, ses effets spéciaux sont cheap, il ne contient aucun animal, le seul enfant de son casting n’est jamais en position de souffrance (quoique…) et le reste n’est même pas cité dans le carton (qu’advient-il ici des hommes et des femmes ?). Alors, c’est quoi ce film ? Une grosse blague ? Non, bien au contraire. Sous ses allures de gros délire surréaliste en tous points dans la lignée des précédents films de son auteur (hélas encore trop méconnu en France) se cache une œuvre plus tordue qu’elle n’en a l’air, à cheval entre le seppuku artistique et l’ode au dadaïsme. Mais pour tous ceux qui ont déjà sondé l’univers de Hitoshi Matsumoto, le terrain connu supplantera la terre inconnue : ce cinéaste génialement barré et iconoclaste prouve ici qu’il n’est jamais le dernier pour défier la raison et les règles du 7ème Art.

A l’origine membre d’un duo manzaï formé avec l’humoriste Masatoshi Hamada et également présentateur de show télévisés trash, Hitoshi Matsumoto a vu l’étiquette de trublion pseudo-Kitano lui coller un peu trop à la peau lorsqu’il fut découvert en France. Or, la comparaison n’ira pas plus loin, surtout quand on voit à quel point son activité de cinéaste lorgnait clairement du côté du surréalisme pur, comme en témoignaient déjà le déjanté Big Man Japan et l’hallucinant Symbol (sans doute l’un des trucs les plus WTF jamais vus sur un écran de cinéma !). Et alors qu’on le pensait plus assagi avec le touchant Saya Zamuraï (son seul film distribué dans les salles françaises), R100 débarque en latex pour nous fouetter le cortex. Le virage à 180° est ici des plus déroutants, amenant son auteur à opérer un rapprochement bien distinct avec le réel nippon tout en accentuant sa progression vers une absurdité pour le coup surmultipliée.

Auparavant attaché à saborder de l’intérieur les codes du kaïju-eïga et du film de samouraïs, Matsumoto investit ici de plein fouet le blues du salary-man moyen dans une société ankylosée et sa dérive brutale vers un terrain prompt à la réalisation de ses fantasmes sadomasochistes. Son héros est un vendeur de literie sans énergie interne, déjà abattu par l’état végétatif d’une épouse placée en milieu hospitalier, qui pousse un jour la porte d’un étrange club SM nommé « Bondage ». Le contrat est simple : retrouver un mélange de souffrance et de jouissance en laissant des dominatrices en petite tenue faire irruption dans sa vie quotidienne au moment le plus inattendu. Sauf que s’il y a bien une chose avec laquelle le désir ne s’accorde pas, ce sont les règles, quelles qu’elles soient. Le désir n’a pas de limites, et son but est de se propager sur toutes les sphères possibles, privées comme publiques, jusqu’à se faire plus violent, plus inhumain, plus destructeur, plus absurde surtout.

Matsumoto reprend donc à son compte un argument déjà exploité avec colère par Shinya Tsukamoto (Tokyo Fist) et David Fincher (Fight Club) pour le faire dériver vers une logique d’empilement burlesque. D’un salary-man évoquant avec fatalité un quotidien entièrement guidé par le conformisme (« Les gens aiment diviser le monde en deux catégories. En se plaçant dans l’une ou l’autre, ils se donnent une identité et se sentent en sécurité. Je me sens vivant ainsi »), le tout servi par une mise en images suffisamment tristoune pour refléter sa monotonie intérieure (l’étalonnage visuel est volontairement terne), on bascule soudain dans une enfilade d’humiliations en tous genres : manger des sushis écrabouillés, subir une noyade dans une fontaine publique, se faire frapper à grands coups de talons aiguilles, subir du coulis de cire chaude sur le torse, recevoir les crachats de tous ses proches (en réalité ceux d’une dominatrice spécialisée en imitations !), et on en oublie encore… Loin de s’attacher à la dimension mélodramatique du récit (celle-ci n’est qu’effleurée), Matsumoto dessine ici les contours d’une ode délirante à la jouissance, où rechercher le plaisir dans la douleur et l’humiliation revient à embrasser pleinement une forme exagérée de mysticisme. Les idées visuelles et sonores du cinéaste amplifient ce sentiment, à l’image d’un orgasme visuellement incarné à l’écran par un visage anormalement gonflé duquel s’échappent des ondulations musicales. C’est là totalement, du moins dans un premier temps, ce qui régit la narration : un comique de répétition qui emprunte à tout un pan de la comédie sexy et burlesque, où le cinéaste répète ses effets en allant toujours plus loin.

Sauf que lorsque les actions sadomasochistes se mettent tout à coup à déborder sur le cadre familial ou professionnel, le contrat de départ se rompt de lui-même par la force des choses, mettant ainsi le récit – et le film lui-même – dans une position délicate. C’est là que Matsumoto, infiniment plus malin (et moins roublard !) qu’il n’en a l’air, abat une carte maîtresse qui lui permet de se jouer à loisir du support filmique comme de la cohérence du récit frappadingue qu’il met en scène. Le temps d’une scène-clé dans les toilettes du lieu de travail, tout devient illogique : les coups de fouet de la dominatrice ne sont plus vecteurs de plaisir, le client masochiste réclame le droit de résilier son contrat et… l’image se fige tout à coup, laissant apparaître le titre du film alors qu’on en est déjà à la moitié du visionnage ! Jusque-là comédie burlesque prompte à chier ouvertement sur la censure, R100 se fait soudain réflexion couillue sur le médium filmique, où Matsumoto se permet d’utiliser le masochisme de son protagoniste pour mettre en perspective sa cruauté d’artiste. Lucidité suprême que de vouloir bâtir ainsi une distance critique avec son propre travail, ici présenté comme étant le film testamentaire d’un réalisateur centenaire qui serait visiblement le seul à en comprendre le sens véritable – d’où le titre.

La narration du film se dévisse alors sous l’effet d’une mise en abyme pirandellienne très Quentin Dupieux dans l’âme, qui interrompt souvent le récit pour laisser des spectateurs anonymes (financiers ? producteurs ? critiques de cinéma ? invités de projection-test ?) exprimer leur ressenti et leurs doutes sur ce qu’ils viennent de voir en salle de projection. Dans le making-of du film, Matsumoto se plaisait à signaler ironiquement qu’il n’était que le coréalisateur du film et que tout ce qui était « raté » dans le film était dû à ce réalisateur centenaire (qu’il avait donc inventé pour l’occasion). En gros, plus le film fait mine de partir en sucette sous l’effet du trop-plein d’idées insensées, plus son absurdité prend racine dans une zone de compréhension qui serait censée nous échapper. Sauf que le cinéaste n’est pas dupe : le plaisir recherché par son protagoniste est précisément celui que l’on ressent de plus en plus à mesure que son carrousel surréaliste gagne en vitesse. Pas la peine de chercher midi à quatorze heures pour en dénicher la clé : comme on évoquait plus haut le désir (et, par corollaire, le plaisir) comme étant opposé à toute limitation en matière de normes, R100 pousse la logique de son armée de dominatrices vers un point de non-retour. Plus celles-ci s’avèrent violentes (au point de muter en une très étrange armée de ninjas robotisées), plus leur univers s’élargit de façon insensée (une piscine comme lieu de repos, une catcheuse enragée en guise de PDG, un agent secret qui vise à les faire tomber, etc…), plus le film semble évoluer vers un climax dont on pressent vite l’énormité (la pirouette finale vaut son pesant d’or).

Pour autant, l’émotion n’est jamais absente du récit. Clairement bisseux dans l’âme, Matsumoto n’en reste pas moins attaché à l’évolution d’un protagoniste dont il dessine subtilement l’arc narratif. Passant du statut de grand timide attaché aux apparences à celui de pervers assumant ses pulsions sexuelles au-delà des normes, ce héros trace sur fond de Beethoven (surtout L’Hymne à la joie et La lettre à Elise !) la victoire de l’acceptation sur le déni, réussissant au final à se sentir vivant loin des carcans imposés par la société – faut-il vraiment avoir cent balais pour comprendre cela ? L’assaut brutal de ces dominatrices avait donc tout du réveil brutal, ici salutaire face à une société aussi anesthésiée et comateuse que sa propre femme (détail pas anodin : dans chaque scène où il se fait brutaliser, les témoins aux alentours restent indifférents). Avec ce film fou et profond à la fois, Matsumoto prend le pouls d’une société kafkaïenne en même temps qu’il s’amuse à faire monter le nôtre au gré d’un déluge de fulgurances auxquelles il nous enjoint de s’abandonner. Le mauvais goût est toujours le bon chez lui, certes, mais quand il réussit à ce point-là à faire s’accoupler la chronique sociale et le délire burlesque, le nouveau-né qui en découle a valeur de spécimen rare.

« Quand Maso se penche sur lui-même, il devient Sado.
Quand Sado est soumis à plus Sado que lui, les portes du Vrai s’ouvrent devant lui…
… et il enfante un Sado !
»

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