Thelma et Louise

REALISATION : Ridley Scott
PRODUCTION : Metro Goldwyn Mayer, Pathé Entertainment
AVEC : Susan Sarandon, Geena Davis, Harvey Keitel, Brad Pitt, Michael Madsen, Christopher McDonald, Stephen Tobolowsky, Timothy Carhart
SCENARIO : Callie Khouri
PHOTOGRAPHIE : Adrian Biddle
MONTAGE : Thom Noble
BANDE ORIGINALE : Hans Zimmer
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 29 mai 1991
DUREE : 2h09
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Deux amies, Thelma et Louise, frustrées par une existence monotone l’une avec son mari, l’autre avec son petit ami, décident de s’offrir un week-end sur les routes magnifiques de l’Arkansas. Premier arrêt, premier saloon, premiers ennuis et tout bascule. Un évènement tragique va changer définitivement le cours de leurs vies…

Là, on est obligés, il faut commencer par la fin. Parce qu’elle est inoubliable. Parce qu’elle porte le degré d’émotion du film à un pic démesuré. Et surtout, parce qu’elle magnifie la prise de conscience de deux personnages, en l’occurrence deux femmes confrontées in fine à la fatalité de leur parcours et qui décident de l’assumer pleinement, fièrement, librement, dans un geste kamikaze qui galvanise autant qu’il laisse bouche bée. Lorsqu’elles entamaient leur voyage à la montagne entre copines, Thelma Dickinson (Geena Davis) et Louise Sawyer (Susan Sarandon) avaient pris soin de faire une photo souvenir, laissant éclater leur joie à l’idée de profiter d’un week-end de détente, loin de leur quotidien frustrant. A la fin, rien ne s’est déroulé comme prévu : les voilà en plein désert d’Arizona, face au Grand Canyon, physiquement métamorphosées, avec un hélicoptère et une armée de policiers qui les traquent sans relâche. Le voyage fut mouvementé : un meurtre, un braquage à main armée, un camion-citerne explosé, sans parler d’un flic enfermé dans le coffre de sa voiture. La fin est proche. Mais hors de question de se rendre, de reculer. Il leur faut continuer à avancer, tout droit. Un bon gros coup d’accélérateur, et leur voiture s’éloigne des flics jusqu’à s’élancer tout à coup dans le canyon, cadrée dans une légère contre-plongée. L’image se fige alors dans un fondu au blanc, lançant le générique de fin. Mais bizarre, cette fin ne semble pas en être une…

NOUVELLE FRONTIERE

Nous sommes à l’époque en 1991, et pour tout dire, le cinéma hollywoodien n’est pas à proprement parler ouvert au renversement des clichés, ne serait-ce que sur la question du rôle des femmes dans les films et dans l’industrie. A bien des égards, le film de Ridley Scott aura constitué une date dans ce domaine-là, tant et si bien que l’énorme polémique qui aura entouré sa sortie aux Etats-Unis n’aura pas manqué de dépasser le cadre du film lui-même pour déborder sur le contexte sociétal. Des soupçons de film « fasciste » (il est question de deux femmes qui répondent par les armes à la violence masculine) au statut désormais acquis de film « féministe », de l’exploitation du caractère soi-disant misandre du scénario (sans doute alimenté par des spectateurs machos qui n’avaient même pas vu le film) à un débat houleux sur la violence supposément gratuite du film, d’un gros « fuck » expédié à la face du patriarcat à une symbolique mystique appuyée par sa géniale scène finale, ce film – pourtant simple et limpide – aura fait l’effet d’un coup de boule, enchaînant parfois plus de surinterprétations chez tout un chacun que chez une horde de cinéphiles amateurs de rébus narratifs à décoder. Sans doute parce qu’il appuie précisément là où les fondations risquent de s’écrouler.

Thelma et Louise créait-il une rupture avec les conventions du genre ? C’est évident. Mais il posait surtout problème au sein de l’opinion. Si l’on en juge par le parcours de combattante mené par sa scénariste Callie Khouri, le fait de créer deux grands rôles de femmes indépendantes – donc à l’opposé d’un statut réducteur de faire-valoir ou de plante décorative au sein du cinéma américain – était d’autant moins accepté que son scénario jouait en l’occurrence la carte du road-movie. En gros, celui (ou celle) qui conduit la voiture, c’est celui (ou celle) qui conduit l’histoire. Bien plus que sa revendication féministe sous-jacente, la subversion originelle du récit était assurément à chercher là-dedans, dans une quête initiatique qui revisite un territoire longtemps conquis par les hommes au fur et à mesure que la voiture des deux héroïnes avale les kilomètres. Le choix de Ridley Scott comme réalisateur ne pouvait d’ailleurs que suivre cette logique : outre le désir d’offrir des premiers rôles forts à des femmes (ce qu’il avait déjà fait dans Alien en castant Sigourney Weaver pour un rôle initialement masculin), ce cinéaste européen, perpétuellement attaché à la richesse picturale d’un cadre surchargé de micro-détails, pouvait dès lors poser son regard de non-initié sur les grands espaces américains, revisitant à sa manière les codes du western afin d’inscrire l’histoire dans l’Histoire.

Le plan d’ouverture, cadrant une route désertique face aux imposantes montagnes du sud-ouest américain, a en cela la même valeur que le plan inaugural du fameux Pique-nique à Hanging Rock de Peter Weir – un film lui aussi gorgé de puissantes revendications féministes. Ce que l’on voit alors dans ce plan va bien au-delà de la visualisation concrète d’un décor. De façon imperceptible, voire même au travers des belles mélodies rock de Hans Zimmer, le film met alors en avant le contexte géographique comme prolongation abstraite de l’évolution des caractères des personnages. Une façon subtile pour Ridley Scott d’anticiper l’issue du trajet des deux héroïnes tout en inscrivant leur émancipation dans un cadre mythologique, celui du western, dont il reprend à la lettre les codes et les techniques de filmage. Ainsi donc, du simple film de caractères traversé par un courant de revendications féministes, Thelma et Louise bascule peu à peu vers la mythologie pure, usant du gros plan serré ou du plan d’ensemble avec équilibre pour replacer le personnage et le paysage (le premier s’émancipe au travers du second) sur un pied d’égalité. Cette « nouvelle frontière », que les héros de western n’ont jamais cessé d’explorer pour mieux la repousser, n’a pas disparu. Elle est toujours là, mais elle a juste changé de visage. Celui du sexisme, ici combattu par deux héroïnes qui empiètent sur un territoire de violence machiste pour retrouver leur indépendance.

WOMEN UNCHAINED

Au premier regard, la façon qu’a Ridley Scott d’introduire ses deux héroïnes tangue un chouïa vers la caricature, quitte à forcer un peu le trait. D’un côté, Thelma est une femme au foyer soumise à un mari aussi macho que terreau d’un abominable complexe de supériorité. De l’autre, Louise est une serveuse solitaire et libérée qui aimerait pouvoir s’épanouir avec son petit ami. Or, si l’opposition est posée d’entrée entre les deux femmes (l’une veut s’émanciper, l’autre veut se caser), la scénariste va rapidement accentuer leur réunion et s’amuser à la tordre par le biais du thème du double au détour de quelques scènes faussement anodines : par exemple, au début de leur voyage, Thelma s’observe dans le rétroviseur en fumant une cigarette, et dit « Je suis Louise ». Sans aller dans l’idée d’un rapprochement intime entre les deux femmes (ce que certains spectateurs n’auront pourtant pas hésité à faire, allant même jusqu’à y voir un sous-texte homosexuel), Ridley Scott vise néanmoins à les faire évoluer en les confrontant de plein fouet à une réalité sombre. Ainsi est définie la narration du film : une suite d’épreuves. Une fois la machine du week-end de détente enrayée par un premier drame (Louise abat un dragueur éméché qui s’apprêtait à violer Thelma), c’est une quête de survie et de transcendance qui prend place, avec la causalité comme filtre évolutif.

L’un des reproches longtemps faits à Thelma et Louise concerne la soi-disant misandrie de son scénario, voué à présenter les personnages masculins sous d’abominables stéréotypes de machos (un violeur, un routier obscène, etc…) chez qui la testostérone précède l’intelligence. Pure idiotie que voilà, tant la présence d’un petit ami romantique (Michael Madsen n’est jamais aussi bon acteur que lorsqu’il joue les sensibles), d’un auto-stoppeur voleur et séducteur (Brad Pitt, encore jeunot au corps de rêve, démarrait ici sa carrière) et d’un flic empathique (Harvey Keitel dans son premier rôle de gentil) sont là pour contredire cette lecture faussée. C’est d’ailleurs ce dernier personnage qui se fait témoin de la causalité des événements, creusant chacun d’un afin de saisir l’engrenage de fatalité dans lequel se sont engagées les deux héroïnes. Evoluant du statut de pipelettes frustrées à celui d’amazones délivrées, Thelma et Louise sont ici des victimes de la causalité, qui mutent avant tout en hors-la-loi sous l’effet de l’environnement qui cherche à les enfoncer toujours plus bas.

Au fur et à mesure que leur cavale s’intensifie, les épreuves rencontrées les contraignent autant à imiter ceux qui les ont mis dans le pétrin (à un moment, Thelma braque une banque en s’inspirant des confidences de l’auto-stoppeur) qu’à se la jouer cow-boy dans un geste de revanche face à la bêtise malsaine des hommes. A ce titre, l’ultime rencontre avec le routier obscène compile à loisir tout le champ lexical du western : la posture menaçante du méchant apparaissant tout petit (arrière-plan) loin devant deux personnages visualisés de dos (premier plan), le concours de tir au revolver pour abattre la cible (l’explosion d’un camion-citerne qui nettoie soudain le ciel à la couleur de feu), le départ précipité après la victoire (elles sautent dans leur voiture comme les cowboys enfourchent leur cheval) et le petit numéro de rodéo qui va avec (elles tournent autour de l’ennemi ridiculisé avant de lui voler sa casquette). Là encore, l’énergie du western les fait ressortir grandies de chaque épreuve, telle une catharsis radicale qui égratignerait autant l’Amérique profonde que la misogynie d’un genre exclusivement masculin.

Il y a dans Thelma et Louise un instant fugace, visiblement conçu comme une pause dans le récit, qui reste dans la tête après visionnage. Le temps d’une halte en pleine nuit au sein des montagnes du Nouveau-Mexique, Louise sort de la voiture et regarde, immobile, les premiers rayons de l’aurore percer l’horizon, juste avant de reprendre la route. On ressent alors diverses choses : sa mélancolie face à une vie qui ne sera plus jamais la même, la fatalité qui ne cesse de la rapprocher d’une fin potentiellement tragique, l’inscription de l’individu dans un décor mythologique qui réveille en lui sa force et son désir de liberté, son silence méditatif en écho au silence éternel des décors originels. Si l’on se demandait à quel genre appartenait le film de Ridley Scott (aucun et tous à la fois, disons-le clairement), cette scène-là met fin à la question en orientant le récit sur le terrain mystique. Traquées sans relâche et vouées à l’échec si elles réintègrent le système abusif contre lequel elles se sont rebellées, Thelma et Louise ne sont plus seulement des personnages hurlant leur désir de liberté à chaque nouveau virage, mais des icônes vouées à accéder in fine à l’immortalité.

On en revient donc à leur sacrifice ultime, pour le coup impossible à lire autrement que comme un happy end. Il suffit ici de deux mains qui se réunissent (lesquels forment un poing dressé), d’une photo instantanée prise au début du film qui devient réalité (le sourire des deux héroïnes, enfin épanouies et heureuses, est alors le même) et d’une puissante élévation musicale de Hans Zimmer pour qu’une image de suicide produise tout à coup une force de vie galvanisante. Pure mystique que de laisser la mort hors champ et de figer cette victoire implicite dans un fondu au blanc, créant ainsi une image inoubliable qui enferme à jamais ces deux héroïnes rebelles dans la mémoire collective. Si l’émancipation de Thelma et Louise ne pouvait pas se régler ailleurs que dans une autre vie (d’où ce suicide en forme de pied-de-nez à la violence du monde), alors cette autre vie est devenue la réalité (la nôtre, pas celle présentée dans le film). Plus de vingt ans après la sortie du film, les films mettant en scène des héroïnes fortes et à contre-courant des codes sexistes se seront multipliés, finissant ainsi par faire entendre raison à un Hollywood trop coincé… Il fallait que l’on commence par la fin. Parce que c’est par elle que tout pouvait commencer.

5 Comments

  • Kathnel. Says

    Une « échappée belle » dans ces décors splendides qui nous rappellent le western. qui peut caractériser ce road movie sublime à la fin inoubliable, métaphore d’une liberté enfin retrouvée. Un périple qui vient révéler à la manière d’un voyage initiatique ce que désirent profondément ces deux femmes aux prises avec la violence des hommes. Féministe assurément , mais aussi poétique et émouvant, avec une mélancolie étrangement traversée d’humour ..Ode à une amitié , voire une sorte de gémellité qui transcendent ces deux personnages . Un grand merci pour m’avoir donné envie de le revoir.

  • Cathy Croos Says

    Beau film vrai et inoubliable ♥️

  • Sandra T Says

    Superbe analyse d’un magnifique film qui a marqué mon adolescence rebelle. ❤ Film culte que je reverrai volontiers à la lumière de tout ce que dévoilez des choix du réalisateur pour accompagner les messages symboliques (le rôle du paysage, les plans serrés sur les visages…) et bien sûr pour l’inoubliable fin, par laquelle vous ne pouviez en effet que commencer
    Merci

  • Anonyme Says

    J’adore ! Mon rêve et j’emmerde cette société

  • Albert Says

    Excellente critique qui fait découvrir tout le sous-texte du film, western, série d’épreuves initiatiques, icônes rebelles inscrites dans la mémoire collective. Un superbe film culte redécouvert début août sur Arte.

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