L’homme des hautes plaines

REALISATION : Clint Eastwood
PRODUCTION : Universal Pictures, The Malpaso company
AVEC : Clint Eastwood, Verna Bloom, Mariana Hill, Geoffrey Lewis, Billy Curtis
SCENARIO : Ernst Tidyman, Dean Riesner
PHOTOGRAPHIE : Bruce Surtees
MONTAGE : Ferris Webster
BANDE ORIGINALE : Dee Barton
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Western
DATE DE SORTIE : 22 août 1973
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un homme, tout de noir vêtu, débarque dans une petite ville américaine, située au bord d’un lac. Dès son arrivée, il s’attire les foudres de trois malfrats, qu’il abat froidement. Les habitants lui demandent alors de les protéger contre des bandits qui ont juré de semer le chaos dans la communauté. L’étranger accepte, mais pose ses conditions…

Pas facile de se faire un nom quand on erre dans l’Ouest américain de film en film, en conservant le même mutisme, en adoptant le même comportement et en trimballant le même archétype. Tout juste peut-on acquérir le statut d’icône mythologique, ce qui avait fini par arriver pour le fameux « homme sans nom ». En 1973, alors que le personnage restait encore associé pour les cinéphiles à l’image de son interprète Clint Eastwood, ce dernier revint sans crier gare au bercail pour son deuxième passage derrière la caméra après Un frisson dans la nuit en 1971. Une double occasion pour lui : d’abord celle de livrer enfin sa propre vision de l’homme de l’Ouest (et autant dire qu’elle tranchera radicalement avec les autres), ensuite celle de payer enfin son tribut à ses maîtres de cinéma. Ce qu’il accomplira ici de façon ironique et détournée en inscrivant certains noms précis (Don Siegel, Sergio Leone, Brian G. Hutton) sur trois des pierres tombales du cimetière de la ville où se déroulera l’action. Le moins que l’on puisse dire est que L’homme des hautes plaines contenait déjà tout ce que le cinéaste pouvait apporter de nouveau au genre, désacralisant au passage l’image picaresque de l’Ouest développée par le western spaghetti pour l’épicer d’une cruauté et d’une ambiguïté peu communes. Avec, comme souvent chez Clint, le thème de la vengeance au cœur des enjeux du récit. C’est toutefois l’exploitation très spécifique (voire ambiguë) de ce thème qui rend ce second film inouï et fascinant à décortiquer. Et comme ce dernier fête cette année ses quarante bougies, il est grand temps de revenir là-bas, près du lac, dans cette ville « rouge sang », en enfer…

Premier des quatre westerns que réalisera Clint Eastwood dans sa carrière, L’homme des hautes plaines n’a clairement rien d’un western traditionnel. Désormais sûr de lui et de ses capacités à aborder ses thématiques par le seul biais de sa mise en scène, Clint annonce la couleur dès la première image : un lourd brouillard sur la ligne d’horizon, duquel se détache soudain une silhouette, celle d’un cavalier encore non identifié qui surgit en plein centre du cadre. Une apparition quasi surnaturelle qui tranche avec les normes habituelles du western (en général, le cowboy entre de façon concrète par la gauche du cadre) et qui place d’entrée le film à la croisée des chemins comme des genres (faut-il y voir une sorte de grand écart entre le cinéma américain et le cinéma européen ?). On peut certes discerner l’influence du western italien dans le film, ne serait-ce que dans la plupart des scènes qui forment la première demi-heure du métrage : le héros arrive dans une ville silencieuse où tout le monde le regarde d’un air méfiant, sa visite chez le barbier s’achève par l’élimination de trois hommes qui lui cherchaient des noises, les commentaires sarcastiques des villageois tranchent avec le mutisme glacial de cet étranger, et bien sûr, ce protagoniste garde un certain je-m’en-foutisme en plus de ne jamais révéler son identité. Reste que le début du métrage installe d’emblée une action violente, parfois sadique dans les échanges (à peine arrivé, l’étranger tue trois hommes et viole une prostituée à la gouaille beaucoup trop affirmée), créant ainsi une rupture sèche avec l’identification du public.

Là où Leone faisait autrefois de « l’homme sans nom » une figure mythologique et porteuse d’une justesse brute de décoffrage, Eastwood enfonce le clou et franchit la ligne : doté d’un charisme animal, son « étranger » sera un être silencieux et reptilien, capable de s’incarner d’un coup sec en exterminateur brutal et non dénué d’une certaine forme d’arrogance. Ce qu’il veut, il le prend sans dire un mot, allant même jusqu’à employer la force, et dès que les villageois voient en lui l’homme providentiel qui pourra les protéger d’un trio de bandits, il n’hésite pas à poser ses conditions, obligeant ainsi les habitants à lui accorder les pleins pouvoirs, à faire de leur souffre-douleur (un nain nommé Mordecai) le shérif et le maire de la ville, et pour couronner le tout, à repeindre la ville en rouge sang pour la rebaptiser « Hell » (« L’enfer »). L’homme sans nom est devenu un homme sans « oui », et aucune dérogation ni contestation possible ne seront acceptées pour dévier d’une route qu’il semble avoir tracée.

On l’aura compris très vite, cet étranger n’est pas là par hasard. Que cache donc cette petite ville de Lago, bâtie au bord d’un vaste lac ? Par petites infos magistralement amenées et quelques dialogues disséminés par-ci par-là (« Tous les habitants de la ville ont peur de vous, ils vous trouvent dangereux – C’est ce qui est au fond de leur âme qui leur fait peur »), Eastwood rentre dans le vif du sujet : cette ville est un purgatoire où les âmes pécheresses sont punies pour leurs crimes, et l’étranger s’incarne alors en juge et bourreau, exerçant ses sentences avec une incroyable perversité. Pas un donneur de leçons, juste un punisseur qui se met au même niveau que ces hommes de l’Ouest, fustigeant leur lâcheté et leurs faiblesses par un trop-plein de cruauté, peut-être dans l’espoir de mieux comprendre leur propre détresse.

Une tonalité terrifiante qui atteint un point critique lors des deux flashbacks du scénario, levant le voile sur l’événement qui hante encore les habitants de la ville : le meurtre d’un shérif nommé Duncan par trois bandits, que les villageois ont secrètement payés afin de ne pas laisser ce dernier mettre leur existence en péril. Après un premier flashback axé sur la cruauté du meurtre (on notera que jamais des coups de fouet n’avaient été aussi choquants à entendre), le second s’attarde davantage sur la présence passive des habitants, entourant la scène du crime sans intervenir, tous tapis dans l’obscurité, le visage à peine discernable. Et quand l’actuel shérif de la ville se plaît à lâcher une phrase-clé à l’étranger (« Oublier, fermer les yeux, c’est notre devise »), on saisit tout de suite l’ambition d’Eastwood par rapport aux visions manichéennes des westerns avec John Wayne (lequel a par ailleurs détesté le film : surpris ?) : briser les barrières d’identification pour mieux mettre à mal la notion de civilisation, ici quasi morte si l’on en juge par l’hypocrisie et les tensions secrètes qui règnent chez les villageois les plus influents. L’Ouest montré ici n’est qu’un enfer à ciel ouvert, crépusculaire par essence, hanté par les fautes de ceux qui le peuplent. Le protagoniste devient alors bien plus qu’un punisseur : déjà très perceptible à travers le plan d’ouverture évoqué plus haut, la dimension surnaturelle de cet « étranger » se cristallise pour de bon par la place laissée au premier flash-back dans le montage : en l’insérant en tant que souvenir intime du personnage (alors qu’aucun signe réel ne laisse à penser qu’il ait pu être témoin du meurtre de Duncan), Eastwood en fait presque une figure de revenant, ce que la musique fantomatique et angoissante de Dee Barton, surgissant à chaque apparition soudaine du personnage, tend aussi à illustrer.

Reste qu’en étant quelque peu éventé, le vrai mystère de l’intrigue (qui est réellement cet « homme sans nom » ?) aura fini par asseoir malgré lui la légende de ce film exceptionnel : en effet, la modification de la dernière phrase de dialogue dans certaines versions doublées (dont la version française) contribua à changer radicalement le sens de l’histoire. Dans la dernière séquence, quand l’étranger quitte la ville, il croise Mordecai en train de finir la tombe de l’ancien shérif Duncan. Et alors que Mordecai lui confie ne jamais avoir su son nom, l’étranger lâche une ultime réplique qui varie selon la version : « Mais si, tu le sais… Prends soin de toi » dans la version originale, « C’est celui que tu graves, celui de mon frère. Prends-en soin » dans la version française. Le spectateur se retrouvera donc face à un terrible choix : conserver le mystère autour de ce personnage par une lecture mythologique (voire surnaturelle) ou opter au contraire pour une clarification sécurisante des enjeux. Homme avec ou sans nom ? Faites votre choix. Ce qui n’empêcha pas pour autant Clint Eastwood de participer à sa manière à l’élaboration d’une figure mythique d’un western plus âpre et brutal, qu’il réutilisera avec autant de panache dans Josey Wales Hors-la-loi, Pale Rider et Impitoyable. Dès ce flamboyant second long-métrage, Clint aura réinvesti l’Ouest pour se trouver définitivement un nouveau nom, plus vrai que nature : Cinéaste. Et la majuscule n’est pas exagérée.

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