L’amour est un crime parfait

REALISATION : Arnaud Larrieu, Jean-Marie Larrieu
PRODUCTION : Arena Films, Arte France Cinéma, Entre Chien et Loup, Gaumont
AVEC : Mathieu Amalric, Karin Viard, Maïwenn, Sara Forestier, Denis Podalydès, Marion Duval
SCENARIO : Arnaud Larrieu, Jean-Marie Larrieu
PHOTOGRAPHIE : Guillaume Deffontaines
MONTAGE : Annette Dutertre
BANDE ORIGINALE : Caravaggio
ORIGINE : France, Suisse
GENRE : Thriller
DATE DE SORTIE : 15 janvier 2014
DUREE : 1h55
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Marc est professeur de littérature à l’université de Lausanne. Très apprécié pour son professionnalisme, il est aussi réputé pour collectionner les aventures amoureuses avec ses étudiantes. Un jour, la plus brillante d’entre elles disparaît mystérieusement après une soirée passée avec lui, et Marc ne semble pas au courant de ce qui s’est passé. Il rencontre alors la belle Anna, qui veut à tout prix connaître la vérité sur sa belle-fille disparue…

Il n’aura pas fallu de nombreuses années pour qu’ils y arrivent, certes, mais c’est enfin chose faite : Arnaud et Jean-Marie Larrieu ont bel et bien atteint leur zénith. C’est pourtant peu dire que Les derniers jours du monde, sorti en catimini en pleine vague des sorties de l’été 2009, n’avait pas aidé à y voir plus clair sur la situation des deux frangins les plus barrés du cinéma français : cette curieuse variation sur la fin du monde (désormais un genre à part entière), joyeusement écartelée entre la romance déglinguée et le cinéma catastrophe à grande échelle, prenait en effet le pari de revisiter ses propres codes sous un angle à la fois sexuel et décalé, sans craindre de friser le grotesque assumé ou la métaphore en roue libre. Ovni inouï, souvent frappadingue, en tout cas suffisamment inclassable pour laisser une partie de son audience sur le bord de la route. Pure logique que voilà, tant un violent orage semble avoir banni toute notion de « consensus » du vocabulaire des frères Larrieu depuis longtemps, ce que confirme aussi la réception très variée de leurs autres longs-métrages. Et celui-ci, de très loin leur meilleur, n’y échappera pas non plus à force d’introniser ces deux zigotos en véritables électrons libres du cinéma hexagonal.

Si l’on voulait utiliser le symbole pour décrire le cinéma des frères Larrieu, ce serait assez facile. Commençons par admettre que leurs origines pyrénéennes en font des artistes très attachés aux univers géographiques où les pics côtoient les vallées (libre à vous d’y voir une métaphore érotique) et que le chemin qu’ils empruntent depuis plus d’une décennie impose une remise en cause des notions de sécurité : passer du goudron fléché au sentier non balisé (et vice versa), pousser la logique d’exploration jusqu’à s’engager sur le hors-piste non contrôlé, zigzaguer d’un motif à un autre tout en conservant une vraie fluidité dans le mouvement, bousculer tous les repères avec un art diabolique de la rupture. Les plans inauguraux du film, qui adoptent la vue subjective d’une voiture roulant en serpent sur une route de montagne plongée dans la nuit, en sont une parfaite illustration. Mais avec L’amour est un crime parfait, il n’était pas question pour les Larrieu de confirmer leur talent (leurs précédents films s’en étaient déjà chargés), mais plutôt d’installer leur style sur un nouveau terrain de vacances, en l’occurrence le thriller hitchcockien, susceptible de l’assimiler tout en prenant soin d’en exacerber chaque composante.

Il pourrait sembler un peu éculé de citer le cinéma d’Hitchcock comme influence, mais aussi évidente puisse être celle-ci, c’est pourtant au travers de l’œuvre d’un romancier français que les cinéastes ont extrait leur nouvelle matière. Ce n’est certes pas la première fois que Philippe Djian voit l’un de ses romans adaptés au cinéma (André Téchiné et Jean-Jacques Beineix s’étaient déjà collés à l’exercice), mais la démarche est ici transcendée : en effet, aucun désir pour les Larrieu de coller au roman Incidences avec tout ce que cela suppose de liens étroits avec le format littéraire, ni même d’en éclater la matière narrative façon puzzle pour tout redéfinir, les personnages comme les situations. Seul compte ici le désir de faire dérailler le train d’une intrigue policière vers une sorte d’épure stylistique, entièrement guidée par un pur désir de cinéma. En cela, le terme « adaptation », souvent galvaudé dans le sens où il reste trop associé à l’idée de « transposition » (deux notions qui n’ont pourtant rien à voir), trouve ici son idéal filmique : il faut certes conserver l’idée de départ et l’esprit originel du roman, que Djian avait d’ailleurs construit comme une combinaison de suspense et de drôlerie, mais en faisant en sorte de plier cette matière aux conventions d’une narration voulue trouble et imprévisible.

Après avoir parcouru la filmographie des frères Larrieu, on semblait désormais rodé aux routes narratives qui privilégient le serpentin à la ligne droite. Il n’est en effet question chez eux que d’un monde réel qui se détraque par petits à-coups, qui vire rapidement au microcosme buñuelien (ce n’est pas un hasard si les cinéastes citent ici L’âge d’or au détour d’une scène), mais toujours exploré avec un premier degré assumé de plein fouet. L’idée peut paraître incongrue, mais c’est précisément en gardant leur sérieux, y compris lorsque tout menace de partir en sucette, que la logique de leurs intrigues farfelues (en général des histoires d’amour qui dérivent vers le surréalisme osé ou l’aventure épique) peut exploser ses propres limites. A bien y regarder, un tel principe d’écriture, basé sur la déconstruction permanente des enjeux et des tonalités tout au long d’une ligne narrative paradoxalement claire, n’est pas sans évoquer la rédaction d’un cadavre exquis.

Voilà qui tombe d’ailleurs plutôt bien : dans le roman comme dans le film, tout part ici d’un cadavre, potentiel parce qu’introuvable, dont l’existence va aspirer le héros dans un siphon d’incertitudes. On en revient alors à Hitchcock : si l’on regarde bien, la présence possible d’un cadavre au centre des enjeux, bien que laissée à l’état d’hypothèse pour le spectateur (dans le roman, ce n’était pas le cas), devrait en principe suffire pour que les codes du thriller puisse se jauger tranquillement au gré des indices et des suspicions. C’était d’autant plus envisageable que les Larrieu n’ont pour le coup pas lésiné sur les figures hitchcockiennes, surtout au travers d’un trio de personnages féminins hautement troublants et savoureux : une sœur potentiellement incestueuse qui révèle un puits infini de frustrations (Karin Viard, toujours ultra-sexy chez les Larrieu), une belle-mère éplorée qui cache peut-être un tempérament de veuve noire (Maïwenn, épatante) et une Lolita extraordinairement nymphomane qui n’en reste pas moins le personnage le plus terre-à-terre de l’intrigue (Sara Forestier, piquante).

Tout est donc là pour que la confrontation fasse de l’électricité. Sauf que non : en dignes exégèses capables d’intégrer leur propre travail au sein même du processus d’investigation, les Larrieu ne l’entendent pas de cette oreille et tentent un décalage éminemment couillu. En lieu et place d’un thriller glacé et programmatique se déploie en fin de compte un pur exercice de style sur le thriller lui-même, ce qui ne manquera pas de dérouter tout le monde, voire d’en agacer certains. On s’aperçoit très vite que l’intrigue fait du surplace, que chaque ligne de dialogue rend le sous-entendu et le non-dit plus fréquents que tout le reste, que la nonchalance ambiguë du protagoniste devient l’épicentre du scénario, et que la narration, pourtant d’une précision et d’une fluidité extrêmes, n’ose jamais recourir à une relance soudaine de rythmique. D’où la sensation de voir un film en analogie d’une lente crise de somnambulisme, où seule l’intro lancinante et l’explosion finale font respectivement figure de plongée dans le sommeil et de réveil brutal. D’où cette impression que la vérité est bel et bien présente quelque part, mais peut-être cachée sous cet épais manteau de neige qui recouvre tout, les paysages comme les maisons en altitude.

Tout ça, c’est bien joli, mais cela ne pourrait évidemment pas suffire à faire notre bonheur, un jeu malin sur les codes du thriller ne pouvant remplacer la logique même d’un thriller (l’intrigue tourne autour d’un mystère à éclaircir). Là encore, les frères Larrieu ont trouvé la parade rêvée. Si ce système de narration « en surface » devient ici un atout sur l’élaboration d’un suspense (car il y en a quand même un) et l’installation d’un vrai trouble (car il y en a toujours chez eux), tout le mérite en revient au personnage de Marc, professeur volontiers dandy, imbu de lui-même, incarné par un Mathieu Amalric au top dans l’égarement burlesque. Si l’on est tenté au départ de n’y voir qu’une caricature à faire grincer les dents des intellos, ne serait-ce qu’au vu de sa persistance à enseigner l’écriture avec un art consommé du langage-branlette, la volte-face s’impose d’emblée : ce personnage, à la fois mécanique dans ses actions et largué dès que l’imprévu surgit dans son quotidien, est avant tout une marionnette pour les Larrieu, présenté comme un parangon de sérieux qui escamote en sourdine le premier degré du récit, et ce au travers de petites incrustations incongrues dont il est parfois lui-même à l’origine (une parenthèse sexuelle par-ci, un discours très cru par-là). Et l’intérêt des Larrieu n’est pas tant de le suivre que de prendre un pied total à épier tout ce qui s’incarne autour de lui, ou plutôt de délaisser ce qui est visible au premier plan pour privilégier ce qui semble exploité (ou décliné) à l’arrière-plan.

D’où le fait que la caméra prenne soin de se focaliser sur des petits détails, certes a priori anodins car reliés au pur comportementalisme, mais en lesquels ils perçoivent un statut potentiel de parasite ou d’élément déclencheur. Ici, les exemples sont légion, d’une chaussure rouge retrouvée sous un lit jusqu’à un matériel de ski exploité pour diverses raisons, en passant par la bienveillance mesquine de cet effarant personnage de directeur joué par Denis Podalydès. Mais rien ne sera plus édifiant que le motif de la cigarette, décliné tout au long du film et sous toutes ses formes (classique ou électronique, qu’importe), devenant aussi bien le ciment des relations sociales (Amalric/Maïwenn) qu’un vrai sujet de discorde (Amalric/Viard), avant de prendre un rôle capital dans le dénouement de l’intrigue.

Face à de tels partis pris, il ne faut pas grand-chose aux Larrieu pour calquer leur mise en scène sur ce principe de transparence et injecter in fine une étrangeté à toute épreuve dans chaque plan. Ce sont contre toute attente les cours d’écriture délivrés par Marc qui offre une lecture souterraine de la mise en scène des Larrieu : outre le désir d’éviter le trop-plein psychologique et de bannir tout réflexe lié à une approche biographique (ici, pas de personnages figés dans le ciment du réel pur et dur), ce dernier envoie du très lourd en osant citer le mangaka Kazuo Kamimura (« Ce qui marque le plus une personne n’est pas tant ses expériences passées que les paysages dans lesquels il les a vécues ») et le théoricien André Breton (« Le fumeur cherche l’unité de lui-même dans le paysage »). Idée interceptée : un paysage ne sera pas ici un décor, mais un milieu autonome, décryptable au travers d’une lecture mentale.

On retrouve là-dedans le goût des frères Larrieu à vouloir utiliser l’extérieur pour refléter les variations psychologiques : par exemple, dans Peindre ou faire l’amour, il était déjà question d’évoquer les aléas de la vie d’un couple en utilisant des dialogues à base de météo. La nouveauté, c’est que les cinéastes forcent encore plus l’épure et la stylisation, favorisant ainsi leur mainmise sur un contexte réaliste et la captation du mouvement qui s’y installe en douceur. D’où ce décor de faculté suisse aux murs vitrés et réfléchissants (très Atom Egoyan, tout ça…), où la caméra glisse le long de couloirs obliques ou en spirale. D’où ces magnifiques paysages enneigés, cadrés dans des plans subjectifs de voiture serpentant sur une route qui tranche un univers à la blancheur aussi abstraite qu’aveuglante (presque une « page blanche » où la fiction va pouvoir s’écrire). D’où également ce mystérieux précipice autour duquel l’intrigue ne cesse de graviter sans jamais s’y aventurer (y a-t-il un cadavre dedans… ou y en aura-t-il bientôt un ?), métaphore évidente de la spirale mentale qui menace notre héros scène après scène, jusqu’à une disparition finale qui achève de clore l’intrigue sur une pirouette explosive.

C’est donc au travers de cette mise en scène faussement superficielle et abstraite que les Larrieu réussissent au final à composer un piège cotonneux, pour ne pas dire terriblement sophistiqué, soufflant le chaud et le froid dans un même écrin jusqu’à en extraire un délicieux courant électrique. Avec, une fois de plus, le choix de mettre leurs personnages face à une « épreuve », dont ils n’ont jamais cessé de décliner le champ lexical au travers de leurs films : renouer avec la fibre sexuelle au travers de l’échangisme (Peindre ou faire l’amour), retrouver l’équilibre conjugal par le biais de l’échange d’enveloppes corporelles (Le voyage aux Pyrénées) ou tout simplement viser la jouissance suprême avant que ne s’active l’anéantissement de la planète (Les derniers jours du monde). Et dans ce décor de montagnes où l’on ne cesse jamais de descendre ou de monter (voire même de glisser), les deux frères zigzaguent à loisir, permutent les tonalités et les ruptures de ton jusqu’à plus soif, et bringuebalent leur héros-marionnette jusqu’à le faire chuter dans le précipice. Surface et profondeur : il fallait bien que les frères Larrieu puissent vouvoyer la première pour finir par tutoyer la seconde. Tel est le plus beau coup d’éclat de ce thriller en tous points éblouissant.

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