La Favorite

REALISATION : Yorgos Lanthimos
PRODUCTION : Arcana Studio, Element Pictures, Film4, Twentieth Century Fox
AVEC : Olivia Colman, Emma Stone, Rachel Weisz, Nicholas Hoult, Joe Alwyn, James Smith, Mark Gatiss, Faye Daveney, Jennifer White, Jenny Rainsford
SCENARIO : Deborah Dean Davis, Tony McNamara
PHOTOGRAPHIE : Robbie Ryan
MONTAGE : Yorgos Mavropsaridis
BANDE ORIGINALE : Johnnie Burn
ORIGINE : Etats-Unis, Irlande, Royaume-Uni
TITRE ORIGINAL : The Favourite
GENRE : Drame, Historique
DATE DE SORTIE : 6 février 2019
DUREE : 2h00
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Début du XVIIIème siècle. L’Angleterre et la France sont en guerre. Toutefois, à la cour, la mode est aux courses de canards et à la dégustation d’ananas. La reine Anne, à la santé fragile et au caractère instable, occupe le trône tandis que son amie Lady Sarah gouverne le pays à sa place. Lorsqu’une nouvelle servante, Abigail Hill, arrive à la cour, Lady Sarah la prend sous son aile, pensant qu’elle pourrait être une alliée. Abigail va y voir l’opportunité de renouer avec ses racines aristocratiques. Alors que les enjeux politiques de la guerre absorbent Sarah, Abigail quant à elle parvient à gagner la confiance de la reine et devient sa nouvelle confidente. Cette amitié naissante donne à la jeune femme l’occasion de satisfaire ses ambitions, et elle ne laissera ni homme, ni femme, ni politique, ni même un lapin se mettre en travers de son chemin…

Auréolé de deux prix à la Mostra de Venise et déjà dans les starting blocks pour les Oscars, le nouveau film de l’iconoclaste Yorgos Lanthimos ne manquera pas de surprendre tous ceux qui espèrent – ou redoutent – un énième film à costumes…

Au vu de deux films géniaux et célébrés (The Lobster et Mise à mort du cerf sacré), on s’était désormais fait à l’idée que Yorgos Lanthimos allait continuer sur sa voie triomphale, quittant pour de bon sa Grèce natale pour s’en aller injecter son génie allégorique et barré dans des productions classieuses et internationales. Et soyons honnêtes, le retrouver aux commandes d’un film d’époque avait tout du cadeau surprise du Schtroumpf Farceur. Le cinéaste allait-il perdre son âme dans un genre cadenassé et poussiéreux jusqu’à plus soif, s’en tenir à des prestations d’actrice grand luxe au détriment de tout contenu subversif, voire même se contenter de viser la moisson d’Oscars pour asseoir son statut de valeur sûre ? Monumentale erreur. Les costumes d’époque, les bougies qui brûlent, le parquet qui craque, les couloirs qui n’en finissent pas, les dorures sur les murs, les tapis sur le sol, les duels au pistolet, les belles paroles dans des intérieurs baroques : tout cela, Lanthimos n’en avait cure. Inutile, donc, de s’attendre à un banal livre d’images à forte tonalité féministe façon Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot, et bienvenue au contraire dans un jeu de massacre grandeur nature, moins crêpage de chignons entre têtes couronnées que violence des échanges en milieu tempéré, avec en prime un trio féminin très pervers. Bien déterminé à lâcher une boule de bowling corrosive sur cette cour royale où tout le monde ressemble à une quille, Lanthimos ne vise rien d’autre que le strike à répétition. Les cibles seront aussi atteintes que le genre lui-même, en l’état modernisé et vérolé de l’intérieur par un ange du bizarre qui n’a pas renié sa singulière et précieuse nature.

Si versant allégorique il y a encore à déceler dans le style venimeux de Yorgos Lanthimos, La Favorite n’a certes rien d’un coup d’éclat en la matière. Tout juste peut-on relever la présence symbolique de petits lapins, libérés ou enfermés par une reine qui s’en sert comme vecteur d’identification (sont-ils à l’image des membres de la cour sous ses ordres ? un simple rappel de ses multiples grossesses échouées ? un reflet de sa propre condition d’individu sous cloche ?), ou encore une poignée de piments modernes qui viennent craqueler le vernis de la reconstitution d’époque – c’est fou comme on danse toujours de façon très bizarre dans les films de Lanthimos. C’est tout. Ceux qui espéraient voir le cinéaste redoubler d’absurdité et de surréalisme dans sa proposition visuelle et narrative devront passer outre un début de frustration qui, en fin de compte, n’a pas lieu d’être. Ils penseront au départ être dans le vrai, s’imaginant que Lanthimos aurait voulu mettre un peu d’eau limpide dans son vin allégorique, avec, comme preuve la plus évidente, le fait qu’il se soit intéressé pour une fois à un scénario qui n’était pas le sien. Sauf qu’investir une commande n’a pas forcément pour corollaire une perte d’identité artistique, et que se rendre plus accessible ne garantit pas pour autant d’élargir fissa son cercle d’initiés. Lanthimos reste plus que jamais le cinéaste qu’il a toujours été : mordant, cinglant, intemporel, dont chaque nouveau geste de cinéma tranche dans le vif de son sujet tout en faisant monter le mercure de la cruauté. D’autant que la profondeur thématique que ses précédents films ont toujours mis un point d’honneur à révéler par à-coups n’a pas du tout disparu.

Au vu d’un scénario qui cible la cour de la reine Anne d’Angleterre (jouée avec fièvre par Olivia Colman) au tout début du XVIIIème siècle, le cinéaste investit un écrin détourné et adéquat pour interpeller les zones sensibles et les canons séditieux du monde d’aujourd’hui. Cette « guerre » menée par deux femmes à l’ambition toxique – la duchesse Sarah Churchill (Rachel Weisz) et sa cousine Abigail Hill (Emma Stone) – est avant tout le point de départ d’un huis clos sournois, où toute action se destine à mouliner exclusivement par l’image des niveaux de lecture très universels. On reste ici bouche bée par la facilité qu’a Lanthimos à savoir « mettre en scène » des sentiments aussi délicats que la frustration de désirs inassouvis et le poids destructeur de l’Autre dans l’échelle sociale. Un ravissement qui se répercute aussi vis-à-vis d’une mise en scène maline, faisant mine d’accroître le surmoi kubrickien du cinéaste grec pour finalement le dézinguer de l’intérieur : en effet, de subtils jeux d’éclairages à la bougie façon Barry Lyndon se coltinent ici des effets de grand angle déformant sur certains plans d’ensemble, comme pour inviter les figures aristocrates d’une peinture d’époque à finir déformées par l’espace, au sein même du système qui ne cesse de vouloir les compartimenter. Tout fait ici preuve d’une redoutable intelligence de mise en scène, où des travellings lancinants se jouent du souci de réalisme pour au contraire lorgner vers l’onirisme, où une armée de dialogues fleuris et imagés – balancés à la gueule tels des grenades à fragmentation – ont force de commentaire politique sur la violence du langage dans des cercles élitistes vantant hypocritement la retenue et la réserve, et où l’usage d’une sexualité sournoise au sein même des jeux de pouvoir n’est pas sans rappeler les enjeux subversifs qui irriguaient les films européens de Paul Verhoeven – en particulier Katie Tippel et La Chair et le Sang.

Au premier plan, la mécanique narrative du film s’en tient à des répliques qui blessent et qui saignent, histoire de savourer un ping-pong de phrases assassines entre trois actrices au sommet de leur art – le choix d’un découpage où une réplique cinglante donne son titre à un chapitre va de pair avec cette idée. Mais à l’arrière-plan, le tableau s’enrichit d’un fond plus fragile, dans lequel la gravité des enjeux politiques va de pair avec le regard sarcastique de Lanthimos sur ce bain de sournoiseries. Tout, dans La Favorite, est affaire de domination. Dominer le pays et dominer son prochain sont deux attitudes qui ne se distinguent plus, permettant au cinéaste de réactiver son goût de l’absurde dans des rapports de force : ici, une décision cruciale (par exemple, faut-il garantir la paix ou déclarer la guerre à la France ?) n’est pas mûrie par une maîtrise de soi ou un savoir de stratège, mais impulsive, guidée par des affects futiles (comme une trahison amoureuse) quand ce n’est pas par des intérêts extérieurs (comme un chantage imposé par la partie concurrente). De même qu’entre les trois femmes, le spectre d’un amour sincère n’est qu’une fleur piétinée et aspergée de boue : à gauche une duchesse vénéneuse qui s’impose en dirigeante à poigne, à droite une jeune aristocrate déchue qui veut à tout prix récupérer son rang, et au centre, comme objet de conquête, une reine réduite au rang d’énamourée capricieuse et végétative. Qui est la « favorite » de qui, ici ? On devine bien le rapport sadomaso de ce triangle, mettant sur un pied d’égalité la gifle et la caresse – les deux se suivent parfois – afin d’enfoncer le clou d’un jeu toxique où la dominée n’est pas celle que l’on croit. Et quand la place de la favorite redeviendra vacante, rien ne dit que les rôles ne seront pas voués à s’inverser. Rien qu’avec ce constat final ouvert sur une infinité de perspectives, singeant de nouveau l’aspect amoral et robotique de la nature humaine sans placer le moindre point final sur quoi que ce soit, il est évident que Yorgos Lanthimos a encore frappé très fort.

Photos : © 2018 Twentieth Century Fox. Tous droits réservés

1 Comment

  • kathnel Says

    Un très bon film qui figure dans mes préférés de 2019 . Une histoire de rivalité et de manipulation féroce, dans un vénéneux gynécée où se convoitent le pouvoir et ses mirages. On y retrouve la cruauté exacerbée des rapports humains, l’absurdité du monde , sa déliquescence, avec les relations de domination dans le lien social et les rapports de pouvoir (en cela c’est très contemporain si on se place du coté politique. C’est une triangulation savoureuse où les mots deviennent des armes et la rhétorique un moyen de manipulation, avec un rapport de force assez pervers quand ils se combinent avec la rivalité amoureuse et la quête du pouvoir… Cela devient un jeu de massacre où se joue la quête toxique du pouvoir et c’est très jubilatoire. La favorite c’est vraiment une affaire de femmes et de leur condition sociale et personnelle à l’époque, qu’il s’agisse d’être reine, noble ou servante. L’émotion, j’ai pu la ressentir à travers le personnage de la reine, dans des passages notamment où l’on découvre sa très grande solitude (l’actrice est formidable autant dans ce qu’elle peut montrer de rebutant que de touchant …

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