La Famille Wolberg

C’est le genre de film qui, pour l’auteur de cette critique, ne suscitait pas la moindre sympathie au simple énoncé du nom de sa réalisatrice : Axelle Ropert. Celle qui, au-delà de son activité de journaliste aux Inrocks, est désormais connue pour ses chroniques de films dans l’émission Le Cercle, dont les remarques parfois écœurantes de prétention bobo sur le 7ème Art ne pouvaient susciter qu’une indifférence polie. Mais en plus d’être la scénariste des films de Serge Bozon, elle est aussi la réalisatrice d’un curieux moyen-métrage remarqué à Cannes en 2006, Etoile Violette, dont les partis pris éminemment littéraires ne laissaient paraître aucun doute sur sa sensibilité d’auteur. Ne pas se voiler la face : ce premier long-métrage est dans la même lignée. Pour autant, sommes-nous à nouveau devant cette catégorie de films parisiens « bien de chez nous », où l’exploration du quotidien des Français moyens fait figure de revendication auteuriste, où les dialogues surécrits et lourdement littéraires sont gages d’un travail approfondi sur la psychologie des personnages, où l’utilisation de la caméra comme outil de transmission d’émotions sincères n’a de cesse d’être écrasée sous le poids de la branlette intellectuelle ? Heureuse surprise : la réponse est non. Du moins, ce qui frappe avant toute chose dans ce premier long-métrage est un équilibre quasi harmonieux entre la rigueur du dialogue et la précision de la mise en scène, sans que l’un ne vienne prendre le dessus sur l’autre. Avec ce premier film, Axelle Ropert ne démérite pas dans sa peinture douce d’un microcosme singulier, mais ose aussi se servir du langage cinématographique pour capter l’imminence d’une famille a priori solide, dont le point final est ici remplacé par des points de suspension. Car, oui, malgré une affiche qui transpire l’harmonie, de lourds secrets pèsent sur la famille Wolberg. Dès les premiers plans du film, rien n’est là pour laisser croire à un tableau idyllique : une neige épaisse qui tombe sur un paysage hivernal, une soul mélancolique en guise de bande-son, et l’apparition du patriarche, Simon Wolberg (François Damiens), en train de contempler une pierre tombale. Quelque chose de triste semble roder, mais qui ne dit jamais son nom, la réalisation faussement paisible de l’ensemble servant ici de leurre malicieux. Et jusqu’au bout, le film n’aura de cesse de révéler au compte-goutte les fêlures de cette cellule familiale, le tout à travers une chronique où la fragilité des êtres ne s’exprime jamais par les larmes ou la violence. En outre, malgré un titre et un postulat de départ qui pourraient laisser croire à un film choral, le film ne parle majoritairement que d’une seule personne (le père), et le titre du film, tout comme son affiche, est une fausse piste.

On comprendra donc assez vite que cette famille Wolberg, désirée par son patriarche comme un idéal absolu, est avant tout une vue de son propre esprit : soit elle n’existe pas vraiment, soit son existence n’est pas délimitée dans le temps, si tant est qu’on la considère vivante dès lors que tous les membres manifestent le désir de rester fermement attachés au nid familial. Joué magistralement par un François Damiens à la fois bouleversant et terrifiant, ce père discrètement tyrannique, également maire de cette petite ville, est du genre à vouloir tout maîtriser, qu’il s’agisse de la vie de sa propre famille ou même de celle de ses concitoyens. Malgré tout, son tempérament ne reflète pas cela, et le montre comme suspendu entre le désir de donner chair à ce qu’il idéalise et la crainte de tout perdre (ce que les élans mélancoliques de soul-music, composant l’intégralité de la bande-son du film, semble illustrer). Il semble tout contrôler, mais il se trompe. Tout lui échappe, y compris la réalité. Il est sans cesse dans l’illusion. Un exemple très clair : en se rendant sur la pierre tombale de sa mère avec son père afin de pratiquer un rituel familial en buvant du vin, voilà que le gardien du cimetière vient lui rappeler qu’il n’a pas tenu sa promesse d’éviter ce genre de pratiques à l’avenir. Le temps et les codes ne semblent pas avoir la moindre emprise sur lui, hormis ceux qu’il a lui-même mis en place. Et alors, tout se déglingue autour de lui, tant Axelle Ropert, loin de chercher le naturel ou de prétendre à une véritable étude de mœurs sur le malaise familial, montre avant tout cette famille comme une entité fictive, totalement inventée par son patriarche qui souhaiterait figer cette image pour en faire une réalité. Or, peu à peu, tout a fini par se détruire : sa fille aînée (Léopoldine Serre) manifeste le désir ardent de quitter le carcan familial après avoir fêté ses 18 ans, son fils (Valentin Vigourt) lui cache des facultés de musicien dont il ne veut rien entendre, sa femme (Valérie Benguigui) a fini par se trouver un amant à force de ne plus être vraiment heureuse, et Simon lui-même se retrouve atteint d’un cancer du poumon dont il n’a rien révélé à personne. Rien ne dure, même pas le bonheur, ici éphémère ou illusoire.

La force d’Axelle Ropert, c’est avant tout d’avoir placé ce carcan familial a priori heureux et idyllique dans un environnement trompeur et graphique à la fois, que l’on croirait extrait d’une nature morte ou d’une aquarelle. D’une part, le décor de ce village provincial jouit d’une étrange architecture (avec pas mal d’angles droits et de lignes de fuite) et de lieux assez bizarres (on passe d’un lotissement moderne à un autre plus ancien), ce qui confère au film une étrangeté parfois assez proche de celle de la série télé Twin Peaks. D’autre part, avec leurs commentaires tellement littéraires que cela pourrait en devenir agaçant, les enfants semblent parler comme leur propre père, souvent lancé dans de longues tirades sur la soul américaine ou l’importance de la famille. Et du coup, l’aspect trop écrit des dialogues prend tout son sens et échappe au simple gimmick intello, même si le simple fait d’entendre des enfants de 15 ans commenter leurs émotions dans de grandes envolées littéraires comme dans le dernier nanar de papy Rohmer (avec des mots comme « apogée » ou « olympien », ou des phrases comme « Je veux que mon anniversaire reste gravé dans nos cœurs et dans le marbre » !) suscite parfois la consternation. Même la lumière (presque irréelle) et les cadrages (précis jusqu’à l’obsession) participent à cette « étrangeté du quotidien » et génèrent un vrai décalage qui révèle le symbole tragique de cette famille : un cocon protecteur qui s’apprête à imploser de lui-même.

De son début très paisible jusqu’à son final assez bouleversant, et sur une durée somme toute assez courte (à peine 1h22) qui a visiblement poussé la réalisatrice à enlever tout bout de gras de son histoire pour n’en conserver que l’essentiel, La famille Wolberg réussit le pari du film d’auteur à la fois sincère et jamais prétentieux, parce qu’il contient une confiance réelle envers le pouvoir du langage filmique. Si l’on adhère complètement à cette utilisation éblouissante du plan-séquence pour créer un suspense diffus lors d’une visite du maire chez un de ses concitoyens (en réalité, l’amant de sa femme), une scène du film résume assez bien la profession de foi de la jeune cinéaste : pour répondre à son neveu qui lui demande ce qu’est « le bon côté de la vie », un homme (incarné par le cinéaste Serge Bozon) trace une ligne sur le perron de sa cabane, délimitant la frontière entre la vie et le reste, et symbolise la nécessité de passer d’un côté à l’autre en sautillant à la manière d’un enfant qui jouerait à la marelle. La scène a beau paraître théâtrale, pour ne pas dire lourdement illustrative, elle échappe à ce double risque en raison de la faculté de sa réalisatrice à créer une forme d’émerveillement enfantin avec presque rien. Il y a dans ce mélo familial une certaine douceur, à la fois diffuse et jamais feinte, qui nous rapproche au plus près de ces êtres, sans jugement ni caractérisation douteuse. La sincérité des acteurs à épouser les différents états psychologiques de leurs protagonistes n’est pas non plus à mettre en cause. Une démarche artistique d’autant plus touchante que, répétons-le, on ne s’attendait définitivement pas à une telle réussite.

Réalisation : Axelle Ropert
Scénario : Axelle Ropert
Production : David Thion, Philippe Martin
Photographie : Céline Bozon
Montage : Thomas Glaser, Emmanuelle Castro
Origine : France
Date de sortie : 2 décembre 2009

Photos : © Carole Bethuel. Tous droits réservés

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