Vice Versa

REALISATION : Pete Docter
PRODUCTION : Pixar Animation Studios, Walt Disney Pictures
AVEC LES VOIX DE : Amy Poehler, Phyllis Smith, Bill Hader, Mindy Kaling, Lewis Black, Kaitlyn Dias, Diane Lane, Kyle MacLachlan, Richard Kind
SCENARIO : Pete Docter, Meg LeFauve, Josh Cooley
MIXAGE : Doc Kane, Michael Miller
BANDE ORIGINALE : Michael Giacchino
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Animation, Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 17 juin 2015
DUREE : 1h34
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Au Quartier Général, le centre de contrôle situé dans la tête de la petite Riley, 11 ans, cinq Émotions sont au travail. À leur tête, Joie, débordante d’optimisme et de bonne humeur, veille à ce que Riley soit heureuse. Peur se charge de la sécurité, Colère s’assure que la justice règne, et Dégoût empêche Riley de se faire empoisonner la vie – au sens propre comme au figuré. Quant à Tristesse, elle n’est pas très sûre de son rôle. Les autres non plus, d’ailleurs… Lorsque la famille de Riley emménage dans une grande ville, avec tout ce que cela peut avoir d’effrayant, les Émotions ont fort à faire pour guider la jeune fille durant cette difficile transition. Mais quand Joie et Tristesse se perdent accidentellement dans les recoins les plus éloignés de l’esprit de Riley, emportant avec elles certains souvenirs essentiels, Peur, Colère et Dégoût sont bien obligés de prendre le relais. Joie et Tristesse vont devoir s’aventurer dans des endroits très inhabituels comme la Mémoire à long terme, le Pays de l’Imagination, la Pensée Abstraite, ou la Production des Rêves, pour tenter de retrouver le chemin du Quartier Général afin que Riley puisse passer ce cap et avancer dans la vie…

Commençons par un gros coup de gueule : pourquoi Vice Versa n’a pas concouru cette année pour la Palme d’Or ? A quoi bon inviter le cinéma d’animation sur la Croisette si c’est pour le reléguer hors compétition, alors qu’il déballe plus d’émotions et d’inventivité que dans la totalité des films en compétition cette année ? Pure idiotie, snobisme impossible à décoincer, dénigrement d’un cinéma enfantin qui ne l’est d’ailleurs pas du tout : le mystère reste entier. Devant une œuvre aussi ravageuse, peut-être la plus belle de l’année sur le terrain de l’émerveillement émotionnel, l’incompréhension reste d’autant plus de rigueur que le résultat s’impose comme le signe d’une remise en question majeure au sein de la team à John Lasseter. Ce n’est pas que l’on sentait l’extinction d’un génie depuis la récente fusion avec Disney, mais force est de constater que la tristesse prenait l’avantage sur la joie devant des résultats aussi pauvres, allant de quelques séquelles inutiles (Cars 2 et Monstres Academy) à un méli-mélo consensuel et toujours impossible à digérer (Rebelle). Sous la houlette d’un Pete Docter qu’un CV prestigieux aura intronisé champion incontesté du studio à la lampe qui sautille, Vice Versa renoue avec une source de folie créative que l’on pensait – à tort – tarie, et s’impose, à la surprise générale, comme un véritable manuel du système Pixar.

En effet, si des films comme Wall-E et Là-haut – et c’est loin d’être les seuls exemples – ont su s’imposer comme des classiques d’une inventivité visuelle à toute épreuve, c’était tout d’abord pour avoir favorisé la reconnexion de leur public avec une noblesse d’âme longtemps écrasée sous le poids du cynisme plaintif, mais aussi pour avoir sublimé par le biais du symbole le plus cristallin les émotions qui nous composent et nous transcendent. Avec le recul, une telle intelligence dans le décorticage des paradoxes de l’être humain ne laissait plus de doute sur l’étape suivante : maintenant que ces émotions sont identifiées, il était grand temps de les incarner et de voir comment elles interagissent. Vice Versa allait donc être un projet décisif pour Pixar : au mieux un chef-d’œuvre absolu mettant à nu l’âme de créateurs subtils et humanistes, au pire un énorme ratage mégalo signant l’incapacité du studio à incarner les concepts abstraits qu’ils ont si bien su identifier. Au final, on n’est pas juste rassuré de voir que la première option est la bonne, on est surtout sidéré de la maestria avec laquelle Pete Docter facilite notre approche des mécanismes de l’esprit humain.

Comme toujours chez Pixar, tout part du regard d’un enfant sur le monde. Premier plan : une petite fille nommée Riley vient de naître, elle ouvre les yeux. Dans sa tête, plusieurs petits personnages apparaissent derrière un pupitre blindé de boutons. Ce sont ses émotions : Joie, Tristesse, Peur, Dégoût et Colère. Elles observent le monde à travers ses yeux et entament dès à présent un processus de communauté et de relais, appuyant sur des boutons pour contrôler les réactions de Riley. C’est lorsque celle-ci, devenue avec le temps une préado fan de hockey sur glace, déménage avec ses parents à San Francisco que le processus se complique. D’une part en raison d’un changement de lieu qui perturbe les attaches établies, d’autre part en raison d’une enfance vouée à l’extinction qui évapore les premiers souvenirs au profit d’une vraie instabilité émotionnelle. Dès lors, c’est le chaos : Joie galère à monopoliser le contrôle pour faire perdurer l’optimisme chez Riley, Tristesse a le blues qui laisse parfois la dépression prendre le dessus (son tempérament exagéré en fait le personnage le plus attachant et le plus drôle de tout le film), Peur s’alarme devant la moindre petite nouveauté (prises électriques, camarades de classe, prise de parole en classe, etc…), Dégoût lâche ses jugements hâtifs sur les brocolis (c’est pas bon) et les rues de San Francisco (c’est pas propre), et Colère s’enflamme lorsque Riley se confronte à ses parents. Plus grave sera le moment où Joie et Tristesse seront éjectées par accident du centre de contrôle, laissant ainsi les trois émotions restantes – forcément les plus irréfléchies – prendre le contrôle d’une Riley de plus en plus rebelle.

A bien des égards, un tel scénario n’est pas sans rappeler les circonvolutions narratives de Charlie Kaufman sur Dans la peau de John Malkovich, autre comédie cérébrale et joyeusement barrée qui glissait vers les recoins les plus secrets du cortex humain. La dérive métaphysique et existentialiste qu’incarne Vice Versa mange du même pain, d’abord pour une folie visuelle et narrative qui observe le reste de la galaxie Pixar dans le rétroviseur, ensuite pour une multitude de ruptures de ton qui reflètent en tant que telles l’hypersensibilité d’un enfant en phase de préadolescence, dont les émotions se bousculent, se déséquilibrent et ne se jaugent pas réciproquement de la même façon. Mais là où Docter touche du doigt quelque chose qu’aucun cinéaste n’avait su retranscrire jusqu’à présent, c’est lorsqu’il explore cette hypersensibilité par le biais commun d’une action réelle et de son contrepoint cérébral, ici traduit à des fins ludiques et symboliques. La narration se compose donc sur la base d’un montage alterné entre le monde de l’esprit et le monde réel, une action dans l’un (un bouton pressé par-ci, une dispute entre deux émotions par-là) métaphorisant sa conséquence dans l’autre. Un exemple frappant reste la relation entre Joie et Tristesse qui, une fois abandonnées dans le labyrinthe des souvenirs, se lancent à la recherche de l’enfance perdue de Riley : dans ces moments-là, Docter capture ce sentiment délicat que l’on appelle « mélancolie » et réussit à l’incarner de façon détournée.

Il en est de même pour les autres matérialisations dans l’esprit de Riley, dont l’inventivité a de quoi nous laisser bouche bée toutes les dix secondes. Lorsque l’équilibre entre les émotions se fragilise et que l’âme d’enfant tend à disparaître, ce sont plusieurs petits mondes originellement reliés au centre de contrôle (la bêtise, la famille, l’amitié, les loisirs, etc…) qui sont menacés d’extinction. Lorsque la maturité nous pousse à tourner le dos à l’enfance, voilà qu’un personnage de clown triste – une sorte d’éléphant en barbe-à-papa qui pleure des cadeaux – erre à travers les couloirs des souvenirs (ce fameux « ami imaginaire » que l’on finit inévitablement par oublier). Lorsqu’un élément revient jouer les parasites en boucle dans un recoin de notre cortex, on hurle de rire : l’objet de désir de Riley (un jeune et joli lycéen) devient ici un mannequin qui défile à l’infini sur une estrade, et une chanson-leitmotiv fait ici figure de souvenir musical envoyé fréquemment au centre de contrôle pour énerver Colère ! Ne parlons pas non plus des concepts de « pensée abstraite » (encore plus barré que chez Salvador Dali !) et de « mémoire à long terme », ici incarnés sous la forme de territoires à l’inventivité graphique inédite. Même notre art préféré se voit convoqué pour favoriser l’émerveillement : les souvenirs sont ici des boules lumineuses et colorées que l’on éclaire à la manière d’un projecteur de cinéma, et un studio de cinéma mental sert à tourner les rêves, parfois parasités par des interventions de l’inconscient (Joie et Tristesse surgissent par accident au milieu d’une prise !). Le 7ème Art n’est-il pas après tout une fenêtre ouverte sur nos rêves ?

Ce bouleversant voyage philosophique dans les méandres de nos têtes d’enfants qui ont souvent tendance à trop vouloir brûler les étapes ne sublime au final qu’une seule et unique composante de l’existence : la relation. Celle qui fait de nous des humains. Celle qui forme l’interaction entre les différentes facettes de notre personnalité, donc qui cimente l’éventail de nos émotions. Celle, aussi, qui reliait déjà le grand-père de Là-haut à son amour disparu et à ses rêves de voyageur. Celle, également, qui marquait au fer rouge l’amour entre deux petits robots réceptacles de l’âme humaine dans le monde désenchanté de Wall-E. Celle, en fin de compte, qui n’a jamais cessé de former l’épicentre des films d’un studio décidément irréprochable, de plus en plus prompt à égaler Ghibli en matière d’humanisme et d’appel à une âme d’enfant impossible à oublier. La force de Pete Docter est de convoquer tout ce que nous avons tendance à laisser de côté pour mieux l’illuminer à nouveau, à la manière d’un cadeau fraternel. Logique, donc, que l’on quitte Vice Versa en ayant l’impression de flotter sur un petit nuage, d’avoir le cœur en montgolfière, d’avoir parcouru un spectre d’émotion si vaste, d’avoir fendu pour de bon sa carapace de cynisme, et accessoirement d’avoir aspiré une grosse dose de gaz hilarant (gare aux fous rires pendant le générique de fin !). De la joie à la tristesse, et vice versa, Pixar a enfin escaladé son Everest.

3 Comments

  • cath44 Says

    Pour avoir revu Vice versa , j’en ressens aujourd’hui toute la dimension émotionnelle et la créativité. Cela fait du bien. Tout cet éventail d’émotions qui nous étreint, nous ramène à l’enfance à travers le regard de cette petite fille. C’est un Pixar superbe, d’une grande humanité. Ce voyage au pays des sentiments, des émotions les plus intimes met en évidence ce qui est essentiel à nos vies, qui est si bien exprimé par cette phrase de l’article « la relation. Celle qui fait de nous des humains. Celle qui forme l’interaction entre les différentes facettes de notre personnalité, donc qui cimente l’éventail de nos émotions. »

  • cath44 Says

    Freudienne dans l’âme et dans ma pratique, je m’étais au départ fixée sur les différents niveaux de lecture et de compréhension du film . Il n’y a pas une correspondance simple entre la description du cerveau et du fonctionnement de la conscience du point de vue des neurosciences et l’univers de la psyché et de l’inconscient théorisé par la psychanalyse. C’est une tentative impossible, hasardeuse, car les logiques requises pour la spécificité de chacun de ces 2 champs, ne se rejoignent pas et conduisent à des questions radicalement différentes. Mais ce qui est assez passionnant est que le film oscille sans cesse entre ces deux domaines de la construction de la subjectivité. D’un côté, réalisée du point de vue des neurosciences, on a une imagerie originale du cerveau avec ce qui se déroule, du côté de ce monde codifié des émotions, qui s interagissent entre elles pour modifier les comportements et le mode des relations.

  • cath44 Says

    Quant au domaine de la psychanalyse, on s’y approche avec ce voyage aux confins des représentations, dans les recoins sombres de l’inconscient à travers la description d’un monde interne labyrinthique et onirique à travers la fabrication du rêve , les transformations des images du rêve et des figurations surréalistes propre aux processus du rêve freudien (les passages du dessin animé à l’art abstrait par ex. déformation des personnages, ajustement hétéroclite des objets) à celle d’un monde imaginaire enfantin sous forme de parc d’attraction ludique, peuplé de souvenirs d’enfance et de cet « ami imaginaire » que nous avons peut un jour créé et que nous avons dû quitter. Merci pour ce très bel article sur ce film qui m’a aussi fait « flotter sur un petit nuage » J’ai aussi « le cœur en montgolfière ».

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