Illégal

Dans la séquence d’ouverture d’Illégal, brève et en grande partie silencieuse, Olivier Masset-Depasse présente les enjeux avec une force qui sera celle de l’ensemble de ce deuxième long-métrage. On le sait d’emblée : la mise en scène sera d’une rare intensité, l’interprétation d’Anne Coesens à fleur de peau, la bande-son quasi atone, destinée à renforcer un sentiment d’immersion du spectateur, à rapprocher celui-ci de l’héroïne. C’est là toute la gageure du film : nous impliquer dans une trame à la fois charnelle et universelle. Le réalisateur choisit de raconter l’odyssée de Tania, sans-papier ayant fui la Russie pour se réfugier en Belgique, en se plaçant toujours à la bonne distance, suggérant l’horreur, nous laissant régulièrement du répit pour mieux nous confirmer ensuite ce que nous redoutions. A ce titre, les premières minutes sont exemplaires : Tania hésite avant d’entrer dans un appartement. Elle tient dans sa main une enveloppe qu’elle semble ne pas avoir osé finir de déchirer, certainement trop anxieuse vis-à-vis de ce que le courrier pourrait lui révéler. Une fois entrée, elle étreint son jeune fils, Ivan, lui offre une sucette en guise de modeste cadeau d’anniversaire et le gronde lorsqu’il parle russe plutôt que français. Un peu plus tard, silencieuse et grave, elle regarde son fils dormir, lit sur le courrier officiel « Décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire », se saoule pour s’anesthésier à la vodka et se brûle le bout du pouce. On devine une suite à cette torture : quelques scènes plus loin, ce sont bien dix cicatrices que nous voyons. Une ellipse de huit ans sépare la première séquence de la deuxième et nous révèle à quel point Tania a organisé toute son existence pour tromper les autorités. Elle est arrêtée en allant chercher son fils à l’école, elle se sacrifie pour lui laisser une chance de fuir. Conduite dans un centre de rétention, elle s’obstine à refuser de révéler son identité pour éviter d’être expulsée ou de mettre en danger son enfant – d’autant que le mafieux qui lui a obtenu des faux-papiers représente une menace planant sur Ivan.

La description d’un quotidien anxiogène fonde le projet de mise en scène du film : tout en évitant le voyeurisme, Olivier Masset-Depasse demeurera tout le long au plus près des êtres et de leurs ressentis émotionnel et physique, sans affèterie mais avec un maximum de réalisme. La proximité est favorisée par le cadre quasi unique de l’histoire : un centre de rétention réservé aux femmes et aux familles. Partout, les cris des enfants, les étreintes des couples et des mères renvoient le personnage à l’absence de l’être aimé. Parce que Tania sait tenir tête aux représentants des autorités mais qu’elle ne peut cacher l’angoisse que son corps tout entier exprime, tout le monde autour d’elle comprend vite qu’elle est une mère. Celles qui le comprennent le plus vite, ce sont ces autres mères qui peuplent le centre : les regards que ces femmes posent les unes sur les autres nous bouleversent et constituent un trait essentiel du film. Se regarder en silence, c’est déjà communiquer, c’est créer du lien, progressivement. Il n’y a qu’à voir le regard que l’immigrée chilienne, Maria (Gabriela Perez), pose sur Tania : d’abord suspect, interrogateur, puis suivi d’une action solidaire. Quelques unes des séquences les plus fortes du film mettent en scène une autre détenue, Aissa (Esse Lawson), et s’organisent également autour du regard, comme la scène de sa première apparition où, dans la pénombre de la cellule qu’elles partagent, Tania observe Aissa qui vient de revenir d’une « tentative d’expulsion », son corps tuméfié par les coups qu’elle a pris. « Qu’est-ce que tu regardes ? T’es qui toi ? » : Aissa, qui a appris à affronter comme dans un combat perpétuel la dureté du traitement qu’on lui inflige, ne tolère pas, dans un premier temps, que quiconque soit témoin de la douleur qu’elle s’efforce de ravaler (d’ailleurs, ses pieds, debout ou dans un fauteuil roulant, sont toujours ce que l’on voit d’elle en premier, comme si on voulait nous masquer son visage). Peu à peu, pourtant, les liens se tisseront. Il le faut, pour pouvoir « tenir ». Et aux regards des passants situés à l’extérieur du centre, qui voient sans voir, savent sans savoir, répondra le microcosme de l’intérieur du centre, ce kaléidoscope de regards, entre détenues donc, mais également entre détenue et gardienne. Lieve (Christelle Cornil) est témoin du calvaire des clandestines, mais celui-ci la dépasse : serait-il si horrible de retourner dans son pays d’origine, au point d’endurer ce que Tania ou Aissa « acceptent » d’endurer ? La question demeure en suspens pour nous aussi, et le refus du cinéaste de nous donner les réponses ne donne que plus de poids à cette réplique de Tania à Lieve lorsque celle-ci l’interroge sur les raisons de cette obstination : « Qu’est-ce que tu crois, qu’on est maso’ ? ».

Lieve, c’est un peu nous : témoin naïf – car peu informé – d’une situation d’une extrême dureté. Lorsque, écœurée, elle abandonnera son poste, c’est vers nous – vers l’avant de l’image – que ses pas se dirigeront, comme pour nous passer un relai. Les questions qu’elle pose, nous nous les posons avant elle, et sa révolte – celle du cinéaste – nous est transmise. Masset-Depasse, en optant pour la fiction documentée plutôt que pour le documentaire, veut toucher un public plus large en tirant du cinéma une grande puissance émotionnelle et didactique. A plusieurs moments, des répliques choc ont clairement des visées dramatiques : Maria qui dit croire, parfois, qu’elle est frappée par une malédiction, ou surtout l’avocat de Tania et sa réplique-couperet : « Tout est contre vous ». On pourrait même voir dans l’âge qu’a Ivan en 2008, treize ans, le signe d’une fatalité. Le jeu sur les accélérations et les dilatations du temps structure également le film : la « bataille » de purée dans le réfectoire et la partie de foot entre détenus constituent de nécessaires reprises de souffle qui permettent au spectateur de supporter l’épreuve des séquences violentes et lui laissent le temps de se poser les bonnes questions, de combler les non-dits par des hypothèses. Face au film, nous sommes donc spectateur-citoyen. C’est notre implication – permise par la mise en scène et plus généralement la forme du film – qui nous invite à nous situer moralement et politiquement par rapport à ce qui nous est montré. Ainsi, la violence du traitement des immigrés dont le caractère illégal est révélé (les législations sont respectées dans la première tentative d’expulsion, avec psychologue et vidéo, mais maintes fois contredites par les ecchymoses d’Assia et Tania, et par la scène paroxystique de la deuxième tentative) et l’absurdité des législations de l’Union Européenne concernant les immigrés constituent autant des contraintes pour le personnage de cette fiction que des réalités dans l’Europe d’aujourd’hui. En même temps qu’il crée le dialogue au sein de son film, à travers la confrontation détenue/gardienne et celle entre policiers violents et non-violents, Olivier Masset-Depasse fait d’Illégal un geste de citoyen révolté et un catalyseur de discussion et/ou d’engagement. L’humanisme du film nous renvoie au cinéma des frères Dardenne, auquel le cinéma belge social et engagé ne saurait dorénavant se limiter…

Réalisation : Olivier Masset-Depasse
Scénario : Olivier Masset-Depasse
Production : Olivier et Jacques-Henri Bronckart
Bande originale : André Dziezuk
Photographie : Tommaso Fiorilli
Montage : Damien Keyeux
Origine : France / Belgique / Luxembourg
Date de sortie : 13 octobre 2010
NOTE : 5/6

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Courte-Focale.fr : Critique de Source Code, de Duncan Jones (Etats-Unis - 2011)

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