Chloe

Comme souvent, le revisionnage d’un film décevant peut engendrer une certaine remise en question, encore plus lorsque l’œuvre se caractérise moins par ses défauts que par ses nombreux paradoxes. Et dans le cas de Chloe, l’exercice critique se mue en authentique numéro d’équilibriste. Deux raisons à cela. D’une part, parce que son cinéaste n’est autre que le prodigieux Atom Egoyan, réalisateur canadien réputé pour ses fictions paranoïaques explorant l’aliénation et la solitude des êtres au cœur du monde contemporain. D’autre part, parce qu’il s’agit du remake d’un film français particulièrement fade, Nathalie, sorti en 2004 et réalisé par Anne Fontaine, et qu’on se demande vraiment comment Egoyan, en sérieuse perte de vitesse depuis le triomphe de sa superbe adaptation de Russell Banks (De beaux lendemains, Grand Prix à Cannes en 1997), en est arrivé à accepter des projets aussi anecdotiques. Qu’on se rassure, c’est justement ce paradoxe assez hallucinant qui titille un peu la curiosité du cinéphile, surtout pour les fans du cinéaste canadien. Mais avant d’y revenir, un petit retour en arrière s’impose. On ne va pas se mentir, la découverte du film en salles ne pouvait provoquer autre chose qu’une amère déception : loin de la rigueur formelle et de la complexité émotionnelle de ses précédents longs-métrages, Atom Egoyan semblait s’être fourvoyé dans un thriller érotique lambda, thématiquement assez bêta, tournant autour d’une situation de départ sans grand intérêt (une femme mariée engage une call-girl pour tester la fidélité de son époux soupçonné d’adultère) et s’achevant sur un épilogue moralisateur que n’aurait pas renié l’Adrian Lyne de Liaison fatale. En outre, si Egoyan reprenait le même point de départ que le film d’Anne Fontaine, il avait néanmoins su le rendre beaucoup plus intéressant, puisqu’ici, l’infidélité de l’époux n’était que supposée. Un film plus ténébreux, beaucoup moins auteuriste, et d’une perversité sous-jacente qui aurait presque suffi à donner à l’ensemble le relief d’un audacieux thriller théorique sur les tiroirs du désir sexuel. En un sens, c’est un peu le cas, mais de façon tellement basique et lourde que cela en devient très anecdotique. Et surtout, pour une fois, Egoyan fait preuve d’une flemmardise un poil embarrassante que l’on n’aurait jamais soupçonné chez lui.

Tout d’abord, histoire de remettre les pendules à l’heure, il est important de noter que Chloe est le premier film que le cinéaste réalise sans en avoir écrit le scénario (c’est Erin Crissida Wilson, la scénariste de La secrétaire, qui s’en est chargée), et qu’il s’agit donc d’un film de commande sur lequel il aurait eu le champ libre pour plaquer ses propres obsessions (pour preuve, dans son tout premier film Next of kin, il était déjà question de l’irruption de la jeunesse au sein d’une famille unie). Un retour sur Nathalie s’impose d’emblée pour mesurer la volonté du cinéaste de s’émanciper d’un éventuel copier-coller : par rapport au film original, l’absence de certitude à propos de l’infidélité du mari crée ici un intéressant suspense autour des oppositions « caché/dévoilé/supposé », et c’est surtout entre les deux femmes que le trouble va s’installer, le récit des ébats torrides provoquant chez l’épouse frustrée un revival des instincts sexuels qu’elle retenait jusque-là, en même temps que la jeune call-girl semble prise d’une vraie ambiguïté à force d’en narrer le moindre détail. Sans compter que le personnage de la call-girl, ici très éloigné du cliché ambulant qu’incarnait Emmanuelle Béart dans le film original, est présenté dès la scène d’ouverture comme un authentique caméléon aux diverses facettes, changeant d’apparence comme de sensibilité, passant de la séductrice perverse à la jeune fille fragile. C’est au centre de ce canevas psychologique que Chloe se détache assez joliment de son modèle, lorgnant ainsi du côté du suspense hitchcockien à forte connotation érotique.

Ne reste alors à Egoyan qu’à illustrer la dispersion de la vérité au cœur de l’environnement, et sur ce point, il s’en tire très bien : baignant dans un univers architectural d’une froideur exemplaire, riche en couleurs métalliques et restitué par des cadres figés, le film joue énormément sur les reflets et les miroirs, où les personnages n’en finissent pas de s’épier, de s’observer, de se refléter jusqu’à finalement perdre de vue leurs certitudes. Cette façon de fragmenter les corps dans les miroirs peut renvoyer à tout un pan du cinéma théorique (Argento et Antonioni en tête), mais renforce aussi l’érotisme des scènes en jouant sur le voyeurisme. Si l’idée fonctionne pendant un certain temps, cela ne dure pas : très vite, l’ambiguïté s’effondre en raison d’une fin prévisible, et la supposée érotomanie d’Egoyan, pour une fois plus que perceptible, crée une gêne non dénuée d’un léger fou rire. A titre d’exemple, si son talent pour faire naître le trouble au cœur de scènes lascives atteignait autrefois les sommets (on se souvient encore de la superbe Mia Kirshner dans Exotica), il faut voir comment il s’y prend désormais pour illustrer la tension sexuelle qui s’installe entre deux femmes, à savoir quelques regards pas toujours très intenses, filmés en champs/contre-champs, jusqu’à une scène de sexe lesbienne d’un racolage insensé, à peine digne d’un porno-soft chic pour le dimanche soir de M6. Si cette dérive vers un canevas de thriller grotesque peut surprendre, c’est aussi parce que la mise en scène d’Egoyan n’est pas à la hauteur : malgré son savoir-faire et l’élégance de ses cadres, le cinéaste ne semble plus motivé à l’idée de faire surgir le trouble de ses cadres et s’est visiblement contenté de livrer une image glacée, assez figée et métallique, pour ne pas dire unidimensionnelle tant elle ne suscite pas grand-chose. Du coup, le spectateur est relégué au statut de témoin passif, forcé de suivre une intrigue prévisible qui utilise finalement les vieilles recettes du thriller à la Liaison fatale pour aboutir à une fin moralisatrice très agaçante.

On aura beau repérer la patte Egoyan dans quelques éléments du scénario, comme cette façon d’utiliser les nouvelles technologies (téléphone portable, chat sur Internet, etc…) pour souligner l’éloignement des êtres et l’effritement des relations humaines, cela ne change rien à l’affaire Chloe : on se retrouve face à un cinéma de pure surface, figé dans son propre concept sans jamais brouiller les règles du jeu. Reste un casting hautement réussi : outre un Liam Neeson au charisme massif et une Julianne Moore toujours aussi formidable dans sa capacité à incarner frontalement la perte de repères, c’est surtout la jeune et jolie Amanda Seyfried (révélée par Mamma Mia et Jennifer’s body) qui constitue l’atout majeur du projet, tant sa silhouette de poupée Barbie et son regard à triple sens se révèlent adéquats avec l’ambiguïté souhaitée du personnage. Une fois de plus, le choix du casting s’avère judicieux pour le cinéaste canadien. Et quoiqu’on puisse en dire, il reste assez rare de pouvoir découvrir une fiction qui, sous couvert d’une évidente construction intellectuelle effectuée par l’héroïne, ose explorer les tréfonds du désir sous un mode plus théorique que lyrique. Pour autant, même si le second visionnage impose un point de vue plus mesuré et argumenté sur le résultat, cela ne change rien à la situation actuelle d’Atom Egoyan, cinéaste hissé au triomphe il y a déjà plus de quinze ans et désormais contraint à enchaîner des projets qui passent inaperçus (au mieux) ou qui suscitent un léger embarras (au pire). Preuve en est le désintérêt absolu ayant entouré la sortie du Voyage de Felicia, de La vérité nue ou du récent Adoration, qui, pourtant, ne méritaient assurément pas une telle indifférence. Il va lui falloir faire preuve de plus d’audace et de maîtrise pour revenir au niveau de ses meilleurs opus, lesquels avaient permis de placer tant d’espoirs en lui. Ce sera sans doute très dur, mais on croise les doigts.

Réalisation : Atom Egoyan
Scénario : Erin Crissida Wilson
Production : Jeffrey Clifford, Joe Medjuck, Ivan Reitman, Jennifer Weiss
Bande originale : Michael Dynna
Photographie : Paul Sarossy
Montage : Susan Shipton
Origine : France/Canada/Etats-Unis
Date de sortie : 10 mars 2010

1 Comment

  • J’avais bien aimé ce thriller gentiment érotique, porté par trois acteurs très talentueux. Après, c’est parfois un peu caricatural (voir grand-guignolesque sur la fin) et la vision d’une famille en pleine décomposition a déjà été mieux traité ailleurs, mais en l’état, j’y avais trouvé mon compte. Hormis ce film, je ne connais pas vraiment le cinéaste, mais j’ai hâte de voir son prochain film, Devil’s Knot, avec Reese Witherspoon et Colin Firth.

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