China Girl

REALISATION : Abel Ferrara
PRODUCTION : Great American Films Limited Partnership, Vestron Pictures
AVEC : Richard Panebianco, Sari Chang, James Russo, David Caruso, Russell Wong, Joey Chin, Judith Malina, James Hong, Robert Miano, Paul Hipp
SCENARIO : Nicholas St. John
PHOTOGRAPHIE : Bojan Bazelli
MONTAGE : Anthony Redman
BANDE ORIGINALE : Joe Delia
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Romance
DATE DE SORTIE : 20 avril 1988
DUREE : 1h30
BANDE-ANNONCE

Synopsis : New York, de nos jours. Tony, dix-sept ans, frère d’un chef de bande de Little Italy, et Tyan, dont le frère travaille pour le caïd de Chinatown, se rencontrent et tombent amoureux. Pour conserver leur amour, Tony et Tyan vont tenter de réconcilier les deux familles au péril de leur vie…

Pour beaucoup, ce « Roméo & Juliette » moderne serait un film mineur dans la carrière d’Abel Ferrara, trop éloigné des obsessions personnelles du plus diffracté des cinéastes US. Ah bon, vraiment ?

Qui a dit qu’Abel Ferrara n’était qu’un pêcheur en quête de rédemption ? Certainement pas ceux qui auront fait l’effort de s’intéresser un peu au début de sa filmographie, période pour le moins fastueuse durant laquelle le cinéaste, aujourd’hui célébré pour la radicalité de ses partis pris narratifs et auteuristes, avait su se lover dans un certain cinéma de genre codifié. Certes, Ferrara s’employait déjà à questionner sa foi et son identité, mais le faisait de façon hargneuse et viscérale, via des structures codées – polar, thriller, vigilante – dont la nature anticonformiste faisait immédiatement lien avec celle de ses propres obsessions. De là ont su naître Driller Killer, L’Ange de la vengeance et New York 2h du matin, sorte de trinité glauque et hardcore réalisée entre 1979 et 1984, née dans la rue et marquée au fer rouge par elle. Reste que les années 80 ne se sont pas limitées pour Ferrara à dresser une peinture crue et tétanisante de New York, et ce avec une totale liberté d’approche et d’action. Ce fut aussi une étape décisive où, suite au succès de L’Ange de la vengeance, le bonhomme entama une période d’apprentissage sur le cinéma en tant qu’industrie. Au détour de quelques scènes assez étranges (dont celles mettant en scène un serial-killer karatéka qui semblait sorti d’un autre film !), le surprenant New York 2h du matin avait déjà donné une idée de l’aptitude de Ferrara à lorgner vers une approche plus mainstream du polar urbain, quand bien même le résultat faisait montre d’une ultraviolence pour le moins subversive. Mais c’est bel et bien avec China Girl que le pas fut franchi. Et pour Ferrara, travailler dans l’industrie ne fut pas un contrat passé avec le diable. Ce qui guidait son art était précisément la confrontation à ce qui le ronge, et c’est donc en se la jouant entriste du système que son anarchisme critique et symbolique pouvait continuer à jouer les morpions.

Ne nous voilons pas la face : China Girl est un film de genre ultra archétypal, certes nullement revendiqué comme réadaptation officielle de Roméo & Juliette ou de West Side Story, mais qui en reprend clairement le contexte de guerre urbaine et les conventions narratives découlant du registre tragique. De ce fait, il serait tellement simple de croire que Ferrara aurait voulu s’autoriser une petite parenthèse, voire se laisser tenter par une simple commande avant de revenir vers ses obsessions les plus personnelles. Or, il n’en est rien. Si l’on fait l’effort de lire entre les lignes, on s’aperçoit bien que le film lorgne vers autre chose qu’une romance fiévreuse sur fond de communautés rivales dans un cadre urbain – Ferrara inverse même ici le premier plan et l’arrière-plan. Le générique du film amorce ainsi le récit sur une fausse piste (un restaurant chinois s’installe dans le quartier de Little Italy sous les yeux de voisins italiens mutiques et méfiants), et la suite a vite fait de troquer la guerre basique entre deux communautés (chinoise et italienne) pour révéler la véritable nature du conflit : des parents qui essaient d’un commun accord de conserver la paix entre les deux clans, des enfants qui attisent la tension à force de jouer les loups solitaires, et donc, un chaos défini exclusivement par l’antagonisme entre les générations et non entre les communautés. Deux lois se mettent ici en place, telles deux silex qui créent des étincelles quand on les frotte. D’abord celle des parents, par laquelle les notions de « famille » et de « clan » sont lues comme signes tangibles du pouvoir ; ensuite celle des enfants, guidée par le désir et l’énergie totale de soi, tous deux exprimés de façon parfois irraisonnée et inconsciente – on se déchaîne ici autant dans des clubs de rock 80’s que dans des ruelles sombres où s’orchestrent de violentes rixes.

Doit-on s’étonner que la love-story shakespearienne ait parfois l’air d’être traitée comme une intrigue secondaire ? Si l’on connait Ferrara, ça tombe sous le sens : tout ce qui intéresse ici le cinéaste concerne la montée de la violence dans un contexte urbain, traduite à l’écran par des rapports de force sourds (le racisme et la peur de perdre le pouvoir sont ici mis sur un pied d’égalité) et traitée sous un angle baroque par un Ferrara qui faisait là de sérieux progrès en matière d’invention figurative. Jeux de lumière puisant autant dans les teintes bleutées que dans la maîtrise du clair-obscur, science du décadrage utilisée avec parcimonie, contre-plongée forte sur un homme pendu à un câble liant deux immeubles sur fond du crépuscule… China Girl regorge de visions marquantes, tout en faisant en sorte que l’image, reine du médium exploité, soit aussi le vecteur d’une vraie dimension critique. Ne jamais oublier que Ferrara, au-delà de ses peintures d’âmes tourmentées qui rongent leur frein dans un purgatoire urbain, a toujours eu une tactique bien à lui : injecter autant que faire se peut de véritables « grenades subversives » dans les valeurs américaines de base et les conventions d’un genre précis, d’une part pour en donner une perspective peu commune, d’autre part pour révéler la dimension maladive du système tout entier. C’est ici la « famille » qui devient sa cible privilégiée : longtemps avant d’approfondir la question dans le très beau Nos funérailles, Ferrara se la jouait déjà transgressif en incarnant à l’écran cette corrélation entre le cercle familial et l’ordre criminel. Lieu de tous les crimes autant que noyau criminel d’une Amérique assimilée à un empire économique, la famille n’avait ici qu’un seul ennemi : cette love-story jeune et métissée, vraie bulle d’utopie et d’innocence que Ferrara faisait surgir par à-coups dans sa narration, comme pour lézarder en douceur les fondations de ce monde urbain.

De faibles moyens et une valise plein d’archétypes n’étaient donc pas synonymes de perte d’âme ou de repères pour Abel Ferrara. Animé d’une passion évidente pour la tragédie classique et l’expressionnisme allemand, le cinéaste avait su bâtir avec China Girl une passerelle idéale entre le traitement détourné de ses obsessions et les canons esthétiques de l’époque – chaque scène transpire ici d’un puissant feeling 80’s. Sur le terrain formel et la pure description d’un univers urbain sans espoir, il n’est d’ailleurs pas difficile d’y déceler les prémices de ses futures pièces maîtresses que seront The King of New York et Bad Lieutenant. Qu’on le juge culte ou anecdotique dans sa carrière sera laissé à l’appréciation de chacun, mais l’impact durable qu’il aura laissé sur bon nombre de films récents ne pourra pas être discuté. Preuve en est que le fameux Roméo doit mourir avec Jet Li visait lui aussi au début des années 2000 la peinture d’un amour métissé sur fond d’une guerre des gangs quasi identique (deux familles où les pères cherchent l’équilibre quand les fils provoquent le chaos), mais hélas avec un alliage très peu convaincant des cultures kung-fu et hip-hop. On peut aussi mentionner cette tentative – bien plus brillante – du cinéaste français Karim Dridi avec l’injustement mésestimé Fureur en 2003, dans lequel de fortes qualités de mise en scène et une approche quasi-documentaire du thème suffisaient à titiller le même degré d’authenticité et de lyrisme. Reste que sur le terrain purement romanesque, visant à conférer la moindre dimension brûlante et sociétale à leur love-story métissée, ces deux dérivés de China Girl n’ont fait que valider ironiquement la lecture de Ferrara : sans un grain de sable subversif capable de tout chambouler, la recherche de l’équilibre parfait restera du domaine du père et non de ses rejetons.

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