Bunker Palace Hôtel

REALISATION : Enki Bilal
PRODUCTION : AFC, Charles Gassot, France 3 Cinéma, La Sept Cinéma
AVEC : Jean-Louis Trintignant, Carole Bouquet, Benoît Régent, Yann Collette, Maria Schneider, Roger Dumas, Jean-Pierre Léaud, Philippe Morier-Genoud, Hans Meyer
SCENARIO : Enki Bilal, Pierre Christin
PHOTOGRAPHIE : Philippe Welt
MONTAGE : Thierry Derocles
BANDE ORIGINALE : Arnaud Devos, Philippe Eidel
ORIGINE : France
GENRE : Science-fiction
DATE DE SORTIE : 14 juin 1989
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans un pays inconnu, dans un ville inconnue lors d’une guerre inconnue s’agite sous terre l’élite d’un régime inconnu. Son quartier général : le Bunker Palace Hotel, un lieu caché sous Terre qui offre confort et sécurité à ses résidents. Tout semble se dérouler pour le mieux pour les dignitaires du régime qui attendent leur président. Cependant, d’étranges bruits courent à la surface de la terre et les rebelles sont de plus en plus actifs malgré la vigilance du machiavélique Holm. Quant au personnel androïde, il donne de curieux signes de dysfonctionnement…

La première réalisation d’Enki Bilal est aussi sa plus réussie. Une métaphore pertinente de l’agonie des régimes totalitaires qui esquive finement les écueils liés à l’adaptation du support BD sur grand écran.

Le rapport entre cinéma et bande dessinée est une question délicate qui, encore aujourd’hui, soulève la controverse lorsque le 7ème Art se met dans l’idée d’adapter une œuvre issue de ce médium-là. Le souci est toujours le même : une confusion élevée entre « adaptation » et « transposition » (deux mots qui ne signifient pas la même chose) qui aboutit en général à des films impersonnels, au découpage plus proche d’un story-board lu à haute voix que d’une fluidité narrative propre au langage cinématographique. Si l’on devait prendre un exemple récent, nul doute que celui de Frank Miller serait le plus parlant, comme en témoignent les semi-échecs artistiques de Sin City et de 300 (et ne parlons pas de The Spirit, par pitié…). Dans la mesure où la rythmique d’une bande dessinée se distingue de celle du cinéma, la greffe ne pouvait pas agir au travers d’un simple copier-coller des cases de la BD. Quid des temps d’arrêt qui s’installent entre chaque case, de ce temps de lecture aléatoire qu’induit le support BD, des non-dits qui découlent de l’utilisation d’images fixes ? Du coup, on en déduit que la solution consisterait à trahir ou à tout revisiter pour que la nature spécifique des deux médiums trouve un point d’ancrage idéal. Le cas d’Enki Bilal, dessinateur de BD à l’univers hors-normes qui tenta à trois reprises l’excursion dans le 7ème Art, est en cela très fascinant : non seulement le bonhomme aura toujours évité la transposition pure et simple de ses BD, mais surtout, il aura su conserver intacte l’âme de son œuvre littéraire pour mieux l’adapter au langage cinématographique. Et son premier essai, concluant à plus d’un titre, s’avère être le plus intéressant à décortiquer.

Sorti en 1989, Bunker Palace Hôtel ne marque pas pour autant les débuts de Bilal dans le cinéma français : à l’époque, Alain Resnais avait déjà fait appel à lui pour concevoir l’affiche de Mon oncle d’Amérique et les décors de La vie est un roman. Le caractère graphique est d’ailleurs très clairement ce qui marque le plus chez quiconque ose s’aventurer dans la galaxie bilalienne, tant sur les décors que sur les personnages. On peut même dire que tout y est interchangeable : s’y croisent pêle-mêle un héros au tempérament subversif, une femme aux cheveux colorés, un inquiétant mégalo à crâne rasé, le tout dans des décors délabrés où s’active en sourdine la déchéance funèbre d’un pouvoir totalitaire. Ne pas oublier que Bilal est à la base un jeune émigré yougoslave, arrivé à Paris en 1960 après avoir fui la dictature de Tito, et que la peur du totalitarisme n’a jamais cessé d’irriguer toute son œuvre. Bunker Palace Hôtel prend donc acte de cette obsession maladive dès son premier plan, qui invite une sensibilité très balkanique à venir chahuter une allégorie dictatoriale plus glaciale tu meurs, et ce par l’intermédiaire de chants bulgares intégrés à la bande-son. Le choix de tourner le film à Belgrade, notamment au sein de décors architecturaux suintant le passé titiste par toutes les strates du béton, va également dans ce sens-là, même si, en l’occurrence, rien n’est localisé ou temporalisé. Bilal revendique ainsi une universalité à 100% dans sa vision d’un pouvoir fatalement poussé vers l’abîme, et ce d’autant plus aisément que son film n’adapte pas directement l’un de ses albums.

L’esthétique du film va de pair avec ce que les cases de BD dessinées par Bilal avaient laissé filtrer sur l’idée d’un monde en décrépitude. C’est toutefois sa modestie visuelle, résultant sans doute d’un budget trop serré, qui va constituer ici le premier stade de rupture de Bilal avec la logique de ses bandes dessinées. A l’inverse de dessins graphiques tirant de façon immédiate vers un onirisme des plus gourmands, Bunker Palace Hôtel tutoie d’emblée les codes du dieselpunk, mouvement dérivé du steampunk dont les canons esthétiques prennent racine dans une période allant de la guerre de 14-18 jusqu’au début des années 1950 (des thèmes comme la peur du communisme ou l’émergence d’une future guerre mondiale sont généralement traités au sein de ce rétro-futurisme). Le cadre de l’action peut donc induire pas mal de connexions avec l’après-guerre en Europe de l’Est, mais le dénuement dont fait preuve Bilal efface la lecture unique au profit d’une allégorie tous azimuts. De façon générale, tout ce que filme ici Bilal s’avère inhérent au champ lexical du « néant » : l’usage de plans fixes truqués (on distingue facilement des effets de matte painting) laisse filtrer l’imposante présence des décors, mais à bien y regarder, ces décors sont vides et ceux qui y résident adoptent souvent une posture immobile, y compris lorsque la caméra est en mouvement.

La fixité des angles, des cadres et des personnages va évidemment de pair avec cette vision d’un pouvoir agonisant à petit feu dans un espace clos, mais pas que : le trait d’union idéal entre les médiums de la BD et du cinéma réside précisément là-dedans. Les cadres subtilement composés de Bilal nous donnent l’illusion de « lire » des cases de BD sur un écran, mais le cinéma reprend sans cesse les commandes de par ce jeu magistral sur la profondeur de champ et ce choix de raccords purement scénographiques dans des univers visuels très caractéristiques (et quand on connait Bilal, cela n’a rien d’étonnant). Le cinéaste opte aussi pour un montage lancinant – voire lent pour ses détracteurs – et dénude la patte colorimétrique de son univers, créant là aussi une rupture avec son travail de dessinateur. Certes, l’omniprésence du contraste gris/bleu pour les extérieurs ne surprendra pas ses fans, mais l’opposition binaire entre le noir et le blanc au sein même du bunker vaut le détour. Bilal y dessine une vision glaçante et uniforme de la culture (un piano sans touches noires, des androïdes au teint diaphane…), mais se permet aussi de contrer la logique manichéenne résultant de l’emploi de ces deux couleurs. A titre d’exemple, il suffit de voir comment l’eau est « coloriée » dans le film : une forte pluie blanche s’abat sur la ville, une eau glacée transforme la piscine du bunker en banquise, et un liquide noirâtre indélébile sort soudain des robinets pour tâcher les membres du pouvoir en place (pour refléter leur âme noire ?). Avec tout cela, l’intemporalité peut régner, de même que le temps peut se dilater. De la BD ? Non, du cinéma, et du très bon.

Fort heureusement, au-delà du fait d’harmoniser avec brio les codes des deux médiums qui ont fait sa réputation, Enki Bilal ne s’en tient pas à un beau livre d’images glacées. On sent ici une lecture creusée et consciente sur l’effondrement des systèmes totalitaires, notamment lorsqu’il s’agit de montrer à quel point le ver est toujours caché dans la pomme. C’est au travers du personnage de Holm (un Jean-Louis Trintignant sans un poil sur le caillou), ici politicien technocrate aux intentions troubles, que Bilal nous aide à déchiffrer son point de vue : ce personnage fait peser sur le bunker une menace sourde (des bruits se font entendre à travers les murs) qui se cristallise finalement lorsqu’un engin de sa conception – nommé la « Taupe » – perce la structure de l’édifice pour y déposer une bombe. Vision surprenante d’un système conscient de son absurdité et qui choisit de porter lui-même le coup de grâce (même si tout cela reste téléguidé par quelqu’un), ce que le film sous-entendait déjà en amont par un détail pas anodin : en effet, au détour d’un dialogue entre Clara (une Carole Bouquet qui s’est fait la tête de Mylène Farmer) et un dissident vite zigouillé est évoquée l’existence d’une « langue interdite », laquelle amène donc le retour du refoulé chez une classe politique intolérante qui oppresse autant l’individu que la culture elle-même.

Ici, le totalitarisme se mord la queue non seulement par ses actions mais aussi par la déshumanisation qu’il implique. On peut saluer l’initiative de Bilal d’avoir utilisé de vrais acteurs pour incarner de façon grossière des androïdes à l’écran : cela aide non seulement à valider la théorie du roboticien Masahiro Mori sur sa théorie de la « vallée dérangeante » (exprimant le malaise de l’humain face à des robots maladroitement façonnés sur l’apparence humaine), mais cela contribue surtout à brouiller la frontière entre les habitants du bunker et leurs employés mécanisés. Deux scènes sont assez édifiantes à ce titre. Exemple n°1 : le renégat Nikolaï (Benoît Régent) se révèle à Clara dans un mouvement de caméra qui fait d’abord mine de le confondre avec des androïdes rangés côte-à-côte dans une cuisine. Exemple n°2 : le fait que Holm se révèle être lui-même un androïde s’avère flagrant sur l’idée que la déshumanisation est autant une action du système que l’une de ses composantes. A ce stade, le bunker n’est plus un refuge refermé sur l’intérieur. C’est déjà un tombeau ouvert sur l’extérieur. La double lecture des corbeaux valide cette impression : au premier plan, on y sent la mort qui rode, mais au second plan, on y lit le monde extérieur qui perce la carapace du lieu (comment ces corbeaux ont-ils pu entrer dans le bunker ?).

La chute est inéluctable, croissante, dépressive – image mémorable d’un Jean-Pierre Léaud pensif, une bouteille vide dans les mains, assis au bord d’une piscine où flottent des feuilles blanches éparpillées, avec les bruits d’un corbeau en fond sonore. Holm aura beau entamer un jeu de séduction ambigu avec Clara, l’ambiance restera lourde et oppressante jusqu’au bout. Cela conditionne fatalement la narration, dont l’aspect plan-plan ne manquera pas de faire ciller les yeux d’une bonne partie de son audience. Sauf qu’en bout de course, Bilal ose une conclusion pour le coup incroyablement amère qui laisse bouche bée, supposant chez lui un certain fatalisme non dénué de lucidité sur l’évolution du système dictatorial. Le temps d’un dialogue avec le deus ex machina du récit, l’espoir s’effondre pour de bon, reliant du même coup les dissidents et les oppresseurs (tous mus par la conquête acharnée du pouvoir) tout en filmant la fin d’un système et sa réémergence sous une forme trompeuse. Résigné dans son pessimisme, Bilal réussit ainsi à décrypter cette terrifiante « illusion du changement », chose dont nos élites politiques s’imposent tous les cinq ans comme des promoteurs hors pair.

Au final, Bunker Palace Hôtel ne fait pas qu’offrir à Enki Bilal un joli passeport de cinéaste. Il s’agit surtout de cinéma intègre, immersif dans son rythme et modeste dans son ambition, qui esquive avec finesse les écueils liés à l’adaptation du support BD sur grand écran. Pour autant, premier film oblige, il est loin d’être exempt de défauts. L’âge désormais avancé du film n’est pas en cause (sa mise en scène traverse les décennies sans s’abîmer), mais des maladresses de récit se font sentir. L’utilisation de chapitres pour chaque jour passé dans le bunker est ici plus accessoire qu’autre chose, tant l’atmosphère est déjà assez oppressante pour faire ressentir le temps qui s’écoule lourdement. En outre, les choix musicaux sont inégaux : autant les chœurs à la Ligeti sont ici de puissants vecteurs d’angoisses, autant la crispante soupe jazzy servie par l’orchestre du bunker évoque une très mauvaise musique d’ascenseur. Quand aux seconds rôles, ils laissent à désirer : certains sont là pour meubler le décor (à quoi sert Maria Schneider dans le récit ?) quand ils ne semblent pas égarés sur une autre planète (comme à son habitude, Jean-Pierre Léaud confond jeu d’acteur et syndrome Gilles de la Tourette). Des maladresses de débutant que Bilal corrigera par la suite. Pour autant, ses deux films suivants marqueront une baisse de régime : Tykho Moon déclinera le même concept dystopique dans une forme plus minimale tandis qu’Immortel (ad vitam) télescopera l’univers bilalien dans un fatras composite et instable de 3D et d’éléments réels. Des tentatives louables, mais qui n’atteindront pas l’équilibre optimal de Bunker Palace Hôtel. Un peu triste, donc, de constater que Bilal n’a pas pu faire mieux depuis…

2 Comments

  • Cyril Says

    Superbe chronique merci!

  • Romain H. F. Says

    Superbe chronique, un seul petit bémol à votre analyse : la musique d’ascenseur jouée par les androïdes dans les Bunker me semble au contraire parfaitement raccord avec le concept, puisque cette sorte de jazz mollasson n’est là que pour meubler le décor que ces apparatchik en fuite ont choisi pour leur palace souterrain. Elle est sans vie et sans âme puisque elle est jouée par des robots dans le seul but de donner une apparence de vie à ce lieu mortifère. Et elle se déglingue rapidement, premier signe tangible de la mort qui approche.

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
[ENTRETIEN] Olivier Assayas (Personal Shopper)

Reparti de Cannes avec un Prix de la mise en scène amplement mérité, Personal Shopper aura pourtant bien du mal...

Fermer