Rupture et continuité : en 1970, Husbands marque aussi bien l’une que l’autre par rapport aux précédentes réalisations de John Cassavetes. Particulièrement depuis le sublime Faces (1968), le style de Cassavetes est alors déjà posé, entier et puissant. On retrouve ainsi ces chairs mises à nu en chacun de leurs états, ces corps sans masque, ces images sans séduction qu’évoque à son sujet Vincent Amiel (dans « Le corps au cinéma », PUF, 1998). Et cette absence de facilités articulatoires qui fait aussi le dépouillement de ce cinéma : aucune durée n’est clairement repérable chez Cassavetes. La séduction comme la narration en ont besoin, pour qu’une évolution des relations soit décelable, pour que les signes s’agencent et prennent un sens par rapport à l’écoulement du temps perçu. Mais cela n’a pas sa place chez Cassavetes, alors même que ses films – de son propre aveu – ne parlent que d’amour. Il n’y a chez lui de durée que physique et il n’y a de temps que dans celui du geste, ce geste souvent extra-ordinaire, comme coupé du monde, dégagé du monde, de ses conventions qui veulent qu’un individu soit identique chaque jour et chaque heure, identiquement sage et raisonnable. Le geste apparemment déraisonné, parce que détaché de tout encrage dans une gamme d’attitudes connues et « normales », signe chez Cassavetes la puissance, l’énergie, l’inspiration du corps qui n’a plus de comptes à rendre qu’à lui-même. C’était la danse à prétention séductrice des femmes de Faces, ce seront toutes les « folies » de Mabel (Gena Rowlands) dans Une Femme sous Influence (1975), et c’est dans Husbands toute cette longue dérive de Gus (John Cassavetes), Archie (Peter Falk) et Harry (Ben Gazzara) suite à la mort de leur quatrième ami de toujours. Autrement dit : tout le film à l’exception de trois scènes, la première et les deux dernières. En cela, Husbands porte à son paroxysme le rapport au corps et au réel qui fonde le cinéma de Cassavetes. Un documentaire sur le tournage du film, produit à l’époque par la BBC et visible sur le net, donne un aperçu incroyable de cette porosité de la frontière entre réel et fiction, entre état émotionnel réel et jeu d’acteur. Voir des acteurs amateurs pleurer en chantant une chanson d’autrefois, et ce sans le « filtre » de la mise en scène, du travail de l’image effectué par le chef opérateur Victor J. Kemper, est simplement bouleversant. On y entend également Cassavetes donner comme indication à une actrice : « All you have to do is not pretend! ». Une quasi-maxime valable pour l’ensemble de son cinéma…

Immédiatement après la séquence de l’enterrement au début du film, les trois personnages principaux, comme submergés par un désir de tout oublier le temps de faire le deuil de leur ami, sont déjà en rupture avec leur statut de mari, de père de famille, de cadre. Les rues de Manhattan deviennent le terrain de jeu immense de ces trois pantins dégingandés qui rient fort, se poussent les uns les autres sans motif et courent sans but, semblant appliquer à la lettre le conseil que donne Seymour Cassel à Gena Rowlands dans Minnie and Moskowitz (1972) : « Quand ça ne va pas, fais comme moi : cours jusqu’à perdre le souffle », sans autre projet, donc, que la course elle-même, son épreuve physique. L’essoufflement n’est plus une contrainte accessoire, il devient ici une fin en soi et signe la volonté des personnages se s’engloutir dans le geste présent, à grand renfort d’alcool, dans une torpeur qui a des airs de mort et qui justifie absolument le sous-titre du film : « A comedy about life, death and freedom »…

Une évolution est importante pour la saisie sur le vif de cet abandon des personnages : pour la première fois chez Cassavetes, l’image est en couleur. Finie l’évocation ambivalente du film noir ou d’une certaine stylisation expressionniste que pouvait évoquer la lumière photogénique du noir et blanc (Shadows, Faces). Coupé de toute évocation nostalgique du temps passé éventuellement permise par le noir & blanc, Husbands s’installe ici et maintenant, et c’est en un sens terrible : la présence en toile de fond d’une Amérique pavillonnaire comme la filmeront bien des cinéastes des années 1970 et 1980 (Cassavetes lui-même dans Une Femme sous Influence notamment), d’un New York ou d’un Londres immédiatement identifiables actualise et ne rend ainsi que plus tragique et frappante cette perte des personnages dans leur propre corps, qu’ils poussent à bout, malmènent, entraînent vers d’autres rives que celles de la normalité, de la représentation sociale consciente d’elle-même. L’espace de quelques jours, Gus, Archie et Harry donnent l’air de changer de statut social (de celui de petit-bourgeois à celui de vagabond) mais font plus : ils en font abstraction.

La gageure du film est de maintenir présents à l’esprit du spectateur, par petites touches discrètes, les statuts sociaux des personnages pour mieux ramener violemment ceux-ci – et nous avec – à leur réalité. Comme les soirées de Faces, les beuveries et les escapades (d’un bout à l’autre de l’Atlantique, sur un coup de tête !) de Husbands, avec le délire de leurs danses, la fureur de leurs conversations inaudibles, sont d’une intensité sans pareille dans le cinéma, propre uniquement à Cassavetes et redevable d’une mise en scène percutante comme pas deux, que Thierry Jousse décrivait à merveille au moment de la sortie de Faces : « Caméra toujours en mouvement, s’accrochant aux gestes des acteurs, elle semble constamment tâtonner, chercher fébrilement, les visages, les corps dans de longs plans séquences, caméra à l’épaule. Elle n’est pas isolée mais comprise dans l’action. Le montage incarne une autre forme de mouvement, plus libre, privilégiant le télescopage : le raccord part sur un mouvement esquissé de l’acteur, mais ensuite changement brusques d’axes. Panoramiques ultra rapides, séries spasmodiques de gros plans non raccordés, inserts » (source). Ce qui peut apparaître comme un bouillonnement formel a pourtant une cohérence rare puisqu’il se place tout entier au service de la proximité du spectateur à des personnages avec lesquels il rit et pleure en cœur – le formidable jeu de Cassavetes lui-même et ceux de Peter Falk, Ben Gazzara, amenés à devenir ses fidèles acolytes, aident beaucoup. L’intimité avec les protagonistes est là même lorsque ceux-ci, attablés dans un bar, les uns affalés sur les autres, persécutent une femme (Leola Harlow) en lui faisant recommencer sans cesse sa chanson de trois sous en exigeant durement d’elle qu’elle soit sincère, vraie, émouvante : « Real, from the heart! » lui crient-ils sans la ménager. Leola Harlow raconte qu’à ce moment-là, elle ne savait pas que la caméra tournait et croyait qu’on la faisait répéter en vue du tournage de la scène. La présence, au second plan, de Cassavetes qui ne peut maîtriser un fou rire, tend à faire de la scène une métaphore de la construction et de la déconstruction de la mise en scène. Le moment est saisi dans le documentaire sur le tournage du film, évoqué plus haut. Cassavetes y confie, dans le même ordre d’idées : « L’histoire nous a servi de base à tous les trois [Ben Gazzara, Peter Falk et Cassavetes lui-même] pour être nous-même et nous plonger dans l’état émotionnel qui serait le nôtre dans une situation qui serait ‘comme la vie’life-like » en anglais] ».

Difficile de dire qui de John Cassavetes ou Gus, de Peter Falk ou d’Archie, de Ben Gazzara ou d’Harry fait l’expérience de ce lâcher de prise total que le film donne à vivre avec une intensité sans pareille. On est pris dans les moindres ballottements de ces trois corps essoufflés, littéralement vidés, qui échappent à toute mécanique sociale. Jusqu’à cette conclusion qui tombe comme un couperet, lorsqu’il faut reprendre subitement le chemin balisé de la normalité, refermer la parenthèse ouverte au milieu d’une vie sans intérêt. Aussi parce qu’il est certainement le film le plus cruel et désespéré de Cassavetes, Husbands marque durablement.

Réalisation : John Cassavetes
Scénario : John Cassavetes
Production : Al Ruban et Sam Shaw
Bande originale : Ray Brown
Photographie : Victor J. Kemper
Montage : Tom Cornwell, Peter Tanner et Jack Woods
Origine : Etats-Unis
Date de sortie américaine : 8 décembre 1970


Gustave Shaïmi

Fréquenter les salles obscures seul et de manière pluri-hebdo dès ses 10 ans, ça laisse autant le temps d'être curieux de mille choses que de voir se dégager des préférences... Carbure à l'émotion avant tout et n'aime rien plus qu'un film à la fois exigeant et potentiellement populaire (Chaplin, Leone, Kubrick, Wilder, Kurosawa, Eastwood, etc.).
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