Los Angeles 2013

REALISATION : John Carpenter
PRODUCTION : Paramount Pictures, Rysher Entertainment
AVEC : Kurt Russell, Stacy Keach, Cliff Robertson, Steve Buscemi, Georges Corraface, Allison Joy Langer, Michelle Forbes, Pam Grier, Valeria Golino, Peter Fonda, Bruce Campbell, Leland Orser
SCENARIO : John Carpenter, Debra Hill, Kurt Russell
PHOTOGRAPHIE : Gary B. Kibbe
MONTAGE : Edward A. Warschilka
BANDE ORIGINALE : John Carpenter, Shirley Walker
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : John Carpenter’s Escape from L.A.
GENRE : Action, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 13 novembre 1996
DUREE : 1h41
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Après un tremblement de terre survenu en 2000, la ville de Los Angeles s’est détachée du continent américain. En 2013, elle est devenue une île où le gouvernement, théocrate et ultra-puritain, exile tous les bannis de la société. Snake Plissken y est envoyé afin de barrer la route au maître des lieux, le révolutionnaire Cuervo Jones, membre du Sentier lumineux, qui menace de neutraliser toutes les sources d’énergie de la planète en prenant le contrôle d’un réseau de satellites militaires émettant des impulsions électromagnétiques, que la propre fille du président lui a apporté en révolte contre son père et sa politique…

Fausse suite-remake de New York 1997, ce gros doigt d’honneur adressé au politiquement correct prend acte du regard désabusé de John Carpenter sur cette terre du recyclage qu’est devenue Hollywood…

On va bien s’amuser. Là, on se la joue ironique. Parce qu’on ne saisit pas très bien, en tout cas au départ, comment John Carpenter en est arrivé là. Oser la suite-remake d’un de ses propres films – qui plus est un classique du genre – alors que le bonhomme n’a jamais caché son aversion pour les suites, on ne comprend pas très bien. Ce serait oublier qu’au fond, le créateur d’Halloween a toujours joué avec les apparences, et ce dès la pénible expérience d’Halloween II. En effet, bien qu’il en ait écrit le scénario et dirigé une bonne dose de reshoots pour sauver une postproduction désastreuse, Carpenter refusa toujours d’assumer la paternité du film de Rick Rosenthal. De plus, pour ce qui est de « refaire ce qui a déjà été fait », on marcherait clairement sur la tête en prétendant que ce principe n’aurait rien à voir avec la philosophie carpenterienne – après tout, que sont Assaut, The Thing et Le Village des damnés, sinon des relectures d’œuvres préexistantes ? Et pour enfoncer le clou, la situation actuelle du cinéaste, que l’on prétend être devenu son propre Dark Vador à force de vendre les droits de ses films à des studios avides de remaker tout et n’importe quoi par manque d’idées, brouille encore plus les pistes vis-à-vis de son regard sur les notions de « copie », de « radotage » et d’« exploitation commerciale ». Osons considérer que Carpenter ne serait pas ce Samuel Fuller moderne qui se serait tout à coup fourvoyé en abdiquant face au système qu’il a tant vomi, et qu’au contraire, il serait à rapprocher d’un certain Paul Verhoeven, capable de véroler le système qui le dégoûte par une pulsion entriste, une vulgarité étalée à des fins satiriques et une grosse paire de gifles infligée au politiquement correct. De ce fait, avec Los Angeles 2013, le cinéaste ne fait pas que réaliser la seule suite de sa carrière. Il fait surtout mine de jouer le jeu des studios, en se les mettant dans la poche et en adoptant la mentalité d’un mercenaire qui aurait reçu une (très) grosse enveloppe pour refaire ce qu’il a déjà fait auparavant. Sa cible première – l’autorité – ne va donc pas mettre longtemps à se frotter les mains. Elle va vite les perdre.

John Carpenter l’a toujours dit : la seule autorité qu’il accepte, c’est la sienne. Celle qu’on essaie de lui imposer n’est rien d’autre que la mauvaise graine qu’il se plait à écraser avec un sourire narquois et une clope au bec. Rien d’étonnant à ce que New York 1997, parangon de SF anarchiste dont la modernité et l’universalité sont au-dessus d’une date de péremption désormais dépassée, lui ait permis de donner naissance à un véritable alter ego cinématographique. Plus encore que le Napoleon Wilson d’Assaut ou le John Nada d’Invasion Los Angeles, cette tête brûlée de Snake Plissken se veut l’incarnation de la liberté totale, jamais entravée, jamais encadrée par une quelconque contrainte sociale. Un incorruptible absolu, cynique et misanthrope à l’ultime degré, qui traverse le monde avec désintérêt et dont chaque minute de liberté n’est vouée qu’à faire en sorte d’en avoir une de plus pour faire ce qu’il veut. D’autant que le personnage n’est pas juste un antihéros de plus à rajouter à la liste. Il est surtout une légende que tout le monde croit connaître (à tort), et qui, selon la logique carpenterienne, rejette en bloc cet héroïsme bidon que d’aucuns lui imposent par la force. Ni fourbe ni salaud, seulement désabusé et individualiste, Snake sait ce qu’il doit faire : puisque tout espoir de rédemption est impossible (il n’y a pas de happy end chez Carpenter) et que ce système corrompu ne peut pas être sauvé, autant le détruire. Positionner une telle icône comme criminel aux yeux de la loi dans un futur dystopique avait une double fonction : d’une part contester une à une les normes sociales (quitte à les saccager avec le sourire), d’autre part transcender la figure westernienne du rebelle solitaire (quitte à juger la « nouvelle frontière » comme un mirage de plus). Rebelote dans cette suite kamikaze où la nouvelle mission de Snake n’est que la copie de l’ancienne : un régime totalitaire le somme de récupérer quelqu’un (ou quelque chose) dans une ville-prison (la Cité des Anges remplace la Grosse Pomme), sans quoi le virus mortel qu’on lui a injecté finira par le tuer. Tout pareil qu’avant, donc. Sauf qu’on se souvient de la célèbre réplique de Burt Lancaster à la fin du Guépard de Visconti : « Il faut que les choses changent pour que tout reste pareil ». Et que Carpenter a lui-même mis cette phrase dans la bouche de Snake à la fin de son film. Clin d’œil ? Revendication ? Ironie ? Mieux que ça…

Film-charnière dans la carrière de son auteur, Los Angeles 2013 n’est au fond ni une suite ni un remake de New York 1997. Il en est plutôt le descendant, le rejeton, le bâtard cynique qui regarde le passé avec amertume et qui observe le futur avec désintérêt. Sans doute parce que Carpenter lui-même, déjà déprimé à l’époque par une décennie d’échecs au box-office, n’avait accepté de tourner le film qu’en raison de l’insistance monstrueuse de Kurt Russell – ce dernier rêvait tellement de cette suite qu’il s’impliqua dans son écriture et sa production – et du soutien de sa productrice attitrée Debra Hill. Mais le cœur n’y était plus, et depuis le pic de cynisme qui inondait les visions cauchemardesques de L’Antre de la folie, la colère de Carpenter contre une Amérique de plus en plus bien-pensante s’était teintée de lassitude. Faire un film qu’il ne souhaitait pas faire ne pouvait qu’accentuer celle-ci, et cela se ressent à première vue dans les choix narratifs. Cette vision de Los Angeles, influencée autant par les émeutes de 1992 que par le séisme de 1994, décalque ainsi l’île-prison de Manhattan du premier film, isolée socialement du reste du pays et devenue le néo-Alcatraz de tous ceux qui rejettent le totalitarisme ambiant. Pour le reste, en vrac, Snake vit là encore un countdown mortel et une capture au début du second acte, le sous-marin remplace le planeur, les combats de gladiateurs ont été troqués contre une partie de basket « à mort », le sournois « agent des stars » joué par Steve Buscemi est calqué sur le taxi autrefois incarné par Ernest Borgnine, la paumée Valeria Golino duplique la tueuse Adrienne Barbeau, le guérillero anarchiste Georges Corraface reprend presque tous les traits d’Isaac Hayes, une télécommande occupe ici la même utilité narrative que la cassette audio du premier film, et pour couronner le tout, Carpenter pousse le mimétisme jusqu’à recycler des scènes entières du film originel. Le cinéaste a-t-il voulu inclure lui-même son aveu d’échec dans le film, histoire de torpiller cette idée d’un produit taylorisé dont on réclamerait toujours une part de plus ? Faux, bien sûr. Ayant pris acte de l’industrialisation bornée d’Hollywood, Carpenter accouche ainsi d’un « plat réchauffé » avec l’indigestion pure et simple en guise d’objectif.

Cela dit, il faut d’abord y mettre les formes pour mieux faire baver son audience et flatter l’ego des grosses huiles qui ont sorti le chéquier pour donner vie à ce qui sera au final l’exact inverse du produit attendu. Figure centrale de ce produit vérolé de l’intérieur, cet indécrottable franc-tireur de Snake Plissken revient ici gonflé à bloc pour faire jouir de bonheur tous les geeks qui l’ont érigé en icône anticonformiste. Sanglé dans un manteau de cuir qui le rapproche autant de Barb Wire que d’un biker punk, le voilà qui lâche chacune de ses répliques comme une ode à la badass attitude, qui joue de la moto et du deltaplane avec des poses de crâneur qui font leur effet, et qui fait grimper son thermomètre nihiliste vers le rouge cramoisi, plus que jamais désireux de littéralement foutre en l’air le monde pour le simple plaisir de fumer sa clope. Autour de lui, le monde fait pitié : d’un côté un « ordre nouveau » 100% réac et puritain (pas de cigarettes, pas d’alcool, pas de drogue, pas de sexe hors mariage, pas de gros mots, pas de viande rouge…) avec à sa tête une suprême raclure de président ; de l’autre la décadente Los Angeles revisitée en ghetto de freaks hérétiques, dirigés par un Che Guevara disjoncté dont s’est amourachée la gourdasse de gamine du président US. Et l’enjeu fait flipper : une « boîte noire » capable de neutraliser toutes les sources d’énergie de la planète, et qui, tombée entre les mains du latino schtarbé, menace de renvoyer l’Amérique à l’âge de pierre. On pourrait croire que tout cela aurait l’allure d’un missile satirique expédié dans la face de ce fascisme ordinaire – sournoisement dissimulé sous une hypocrite chasse aux mille et un vices – que Carpenter porte en horreur, mais à bien y regarder, le film tient davantage du doigt d’honneur pur et simple.

La vraie nature sous-jacente de Los Angeles 2013 se fait jour sous deux visages très complémentaires. Le premier est déjà un pur outrage au bon goût, infligeant au cadre d’anticipation ce que le Showgirls de Paul Verhoeven avait appliqué au schéma rance et clinquant du rêve américain, et ce au travers d’un emballage de BD rock qui ne se fixe aucune limite en matière d’outrance. Pris en levrette comme rarement il l’aura été, le politiquement correct se voit ici souillé par un déluge de mauvais goût fièrement assumé : Bruce Campbell en chirurgien freak massacré par le botox, Pam Grier en travelo qui cause avec la voix d’Ice Cube, le beach boy Peter Fonda en mode Easy Rider qui fait du surf sur les égouts d’Hollywood (bien vu !), etc… Le deuxième visage du film découle d’un Snake conscient de n’être rien d’autre qu’un pantin, aussi bien celui du système que celui d’un genre. Devenu un archétype et une icône malgré lui (chose qu’il n’aspire pas à être, rappelons-le), il ne veut pas revenir aux affaires comme Carpenter lui-même ne veut pas refaire le même film. Et s’il finit par céder, c’est surtout pour résister à sa propre dégradation et ramasser les ordures de l’art qui l’a fait naître. Déjà, dès sa première apparition, il suffit d’un cadrage de dos et à contre-jour, face aux témoins et aux journalistes qui assistent à sa sortie du camion pénitentiaire, pour donner l’impression qu’il montre ses couilles au monde entier. Il n’est dupe de rien. Il ne part pas en mission, il est poussé de son plein gré dans un leurre. Il ne se rend pas dans une ville, il est contraint de (re)devenir le héros d’un film. Los Angeles 2013 révèle ainsi le vice caché d’Hollywood, à savoir l’hypocrisie qui sous-tend son bidonnage. Voyez ces hologrammes 3D, films projetés à 360° ou silhouettes virtuelles, qui plongent Snake dans un film (donc dans un leurre). Voyez cette technologie soi-disant progressiste d’Hollywood qui dissimule en réalité l’industrialisation la plus sécurisée qui soit : le virus « créé par l’homme » n’existe pas (il s’agit juste d’un énième facteur de grippe) et les SFX sont ouvertement bâclés et dégueulasses (ils sortent à peine de l’ordinateur). Et quand on donne un flingue à Snake, on s’arrange pour qu’il ait des balles à blanc dans son flingue (toujours garder l’illusion pour que le film sonne vrai), du moins avant que l’icône se rebelle et soumette le film à sa propre logique (à peine arrivé à Los Angeles, Snake tire sur tout ce qui bouge).

En choisissant d’exploiter les symboles-clés des imaginaires californiens et cinématographiques à des fins subversives, et en prenant le risque – payant – d’utiliser les images qu’il condamne, Carpenter laisse de côté le temps d’un film l’exigence de fabrication qui fut toujours la sienne et fonce tête baissée dans le délire gonzo. Pour autant, son attaque n’est pas aussi gratuite qu’elle n’en a l’air. Dès le début de son infiltration dans les ruines sous-marines de Los Angeles, Snake manque de percuter le bâtiment des studios Universal juste après avoir échappé de justesse à l’attaque d’un squale. Le clin d’œil taquin aux Dents de la mer fait clairement sens, quand on sait que le film de Steven Spielberg fut celui qui lança à lui seul cette ère moderne du blockbuster dans laquelle tout cinéaste marginal ne peut espérer prendre racine. En digne anticonformiste qui s’assume comme tel, Carpenter ausculte ainsi les images du monde, leur état, leur force symbolique, jusqu’à en extraire un diagnostic : à force d’être copiées, multipliées, vulgarisées, dégradées et détournées, elles n’accouchent que de clones, grossiers et galvaudés. Le Los Angeles syncrétique dans lequel Snake est projeté n’est donc que le zoo du Nouvel Hollywood qui, à force d’être vidé de son aura évocatrice et de recycler ad nauseam ses figures les plus cultes jusqu’à en faire des clichés, n’a plus rien d’autre à faire que de régurgiter mille références à la seconde (New York 1997, Le Guépard, La Horde sauvage, M*A*S*H, Rollerball, Easy Rider, David Lynch, la Blaxploitation, le péplum…). Le seul qui parvienne à rester fidèle à son aura d’origine, c’est Snake, ici protégé du démon de la surenchère via un accoutrement plus classe (ça fait écran) et un ton badass encore plus affirmé qu’avant (ça fait vénère). Maîtriser son dédoublement est ici l’arme suprême, ce que Snake prouvera lors d’un climax final d’anthologie : revenu intact d’un monde factice et cramé qui prônait lui-même sa propre implosion, le voilà qui éteint soudainement le monde, faisant ainsi chuter cet univers de copies ratées et monstrueuses dans le précipice. Il n’y a plus d’images à dupliquer ou à détourner. Tout a été purgé. Tout reste à (re)faire. Le regard final face caméra de Snake résume ainsi l’ultimatum que John Carpenter adresse au public : si tu grattes une allumette pour voir dans le noir, prends le temps d’observer cette flamme qui annonce le meilleur comme le pire (c’est à toi de choisir). Oh oui, on va bien s’amuser. Et en disant ça, pour le coup, l’ironie a plié boutique.

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