REALISATION : Anaïs Volpé
PRODUCTION : Territoire(s) Film
AVEC : Anaïs Volpé, Akéla Sari, Matthieu Longatte, Emilia Derou-Bernal, Alexandre Desane, Laura François, Malec Demiaro
SCENARIO : Anaïs Volpé
PHOTOGRAPHIE : Alexandre Desane, Anaïs Volpé, Gabriel Dumas-Delage
MONTAGE : Anaïs Volpé
BANDE ORIGINALE : CHKRR, Luis Fabrega
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 5 avril 2017
DUREE : 1h32
BANDE-ANNONCE
Synopsis : En quête de réussir sa vie, Pìa, 25 ans, désespérée après une accumulation de difficultés, doit retourner vivre dans sa famille. Son objectif : revenir pour mieux repartir. Son frère jumeau, Sam, qui vit toujours chez leur mère, n’appréhende pas la vie sous le même angle et ne tolère pas la vision de sa sœur. Qui a tort ou raison ? Le droit de partir ou le devoir de rester ?
Bruno Dumont avait dit un jour qu’une caméra, c’est un peu comme une sonde : lorsqu’elle filme quelqu’un, elle rentre à l’intérieur. Quelqu’un… mais pas « quelque chose » ? Après tout, un film n’est-il pas déjà lui-même une sonde de cet acabit, et plus encore lorsqu’il s’attache à explorer le contemporain dans ses plus infimes ramifications ? Capter le général à travers le particulier est un exercice délicat à pratiquer et plus encore à analyser a posteriori, dans la mesure où la stimulation visée touche en général l’intellect au détriment de tout le reste (la sensation, l’intuition, l’introspection, etc…). Il n’en reste pas moins qu’une poignée de savants fous du découpage cinématographique continuent d’œuvrer dans l’ombre, moins pour le consolider que pour le briser en mille morceaux, quitte à embrasser une nouvelle forme d’écriture cinématographique à la manière d’un Jean-Luc Godard travaillant façon Rubik’s Cube la déformation (ou la reformation ?) du médium – remember Adieu au langage. Autodidacte multi-supports (mise en scène, écriture, arts plastiques, théâtre) et nourrie d’une approche intuitive vis-à-vis du médium pratiqué, Anaïs Volpé entérine ce constat par une exploration assidue du « cross-média ». En effet, le projet Heis, tourné sur trois pays différents (Chine, Etats-Unis, France), ne comprend pas seulement un long-métrage, mais aussi une web-série (avec 5 épisodes de 11 minutes) et une installation plastique (à base de vidéos et d’objets tirés du tournage). De par ce triangle à la fois protéiforme et équilatéral, une nouvelle écriture peut alors naître, résultat logique d’une génération qui contribue à démocratiser l’image et sa propagation par de nouveaux outils. De nouvelles visions, disons plutôt. Et comme on évoquait plus haut un scénario oxygéné à l’air du temps, le résultat a valeur d’objet unique, vibrant et contemporain.
On parlait à l’instant d’un film existant au sein d’un projet formé de plusieurs formats artistiques, et ce détail est capital. Comme la traduction de son titre – un mot grec – le sous-entend, Heis est une quête d’unité, mais davantage en tant que pièce d’un tout qu’en tant que pièce autonome. On peut donc considérer que l’idée de la réalisatrice est de bâtir une quête d’équilibre intérieur dont le relais serait aussi bien son héroïne que son audience. Tout spectateur qui choisit de pénétrer dans son système narratif très atypique est donc invité à suivre la même logique. Le tout est de serpenter à travers les images (car il y en a plein), de travailler par association d’idées (car ces dernières peuvent se rejoindre), de se mettre en quête d’une unité thématique (car elle existe), de ne pas se sentir bloqué par un tel éclatement narratif (car c’est de lui que vient notre liberté d’approche). Par ailleurs, cette liberté est évidemment le corollaire implicite d’un principe de production prenant racine dans l’idée de « débrouille », à l’image de quelques vidéastes utilisant le format YouTube autant par facilité que par contrainte. Heis relaie donc en son sein l’esprit d’une nouvelle génération qui se construit par la pratique sans gros moyens, certes par souci d’aller jusqu’au bout d’une ambition personnelle, mais aussi – et surtout – dans l’idée de façonner une cohérence qu’il s’agit de chercher à travers un brouillard d’intuitions. Heis est ainsi fait : un nouveau cinéma qui (se) cherche et qui, in fine, (se) trouve.
En cela, il n’est pas étonnant d’apprendre qu’Anaïs Volpé, après quelques années à bidouiller sur ordinateur des mini-vidéos tournées par iPhone, aura finalement choisi d’opter pour le système D. Même avec à peu près l’équivalent du budget café-croissants du dernier Luc Besson, ce parti pris reste vecteur de stimulation, aussi épuisante soit-elle. Dans le cas présent, au vu de sa narration éclatée, Heis est clairement un film qui semble s’être auto-généré dans l’urgence. Ce qui s’avère cohérent avec son pitch central : une jeune plasticienne de 25 ans, Pia (jouée par la réalisatrice elle-même), retourne vivre chez sa famille dans l’attente d’obtenir une bourse pour partir travailler à l’étranger, mais, sous l’impulsion d’une cellule familiale (un frère boxeur et une mère triste) qui la culpabilise de vouloir s’éloigner d’eux, en vient à s’interroger sur elle-même et sur la façon dont sa génération subit les transformations du monde réel, qu’il s’agisse du chômage de masse, de la menace terroriste, de la surexposition des médias dans le corps social ou même de la difficulté à s’émanciper du cocon familial. Le soupçon d’autoportrait déguisé est sans doute un peu faussé dans la mesure où le film – de l’aveu même de sa réalisatrice – n’aurait jamais été improvisé. On l’aurait pourtant juré au vu de l’incroyable naturel dont font preuve les acteurs – à noter qu’on y retrouve une partie du casting du film-guérilla Donoma de Djinn Carrenard.
Ce à quoi l’on se confronte ici est davantage de l’ordre du pur « film-cerveau », mental et cyclothymique, utilisant un montage éminemment gigogne en vue de rester branché sur les angoisses intérieures de la génération Y, ici confrontée à un contemporain gavé d’incertitudes et de mutations en tous genres. De facto, on serait bien gonflé de pointer du doigt le brouillage de l’image et l’éparpillement du montage, quand leur association – et c’est assez rare pour être signalé – parvient à capturer des sentiments aussi intimes et complexes que la peur de l’échec, la frustration naissant de désirs inassouvis, la prégnance d’un monde gagné par le trop-plein de tout (images, idées, sons, courants de pensées, etc…) ou encore le poids destructeur de l’Autre dans l’échelle sociale. En une sorte de kaléidoscope segmenté en « chroniques » (un segment pour chaque jour), Anaïs Volpé invite donc à naviguer au cœur du cerveau de son héroïne-miroir, optant aussi bien pour l’usage de la voix off que pour le pur télescopage d’idées. A tout moment, l’abondance est de rigueur, dessinant une vraie confusion en superposant les images, les idées, les voix et les bandes sonores. Et à l’inverse, lorsque le récit se concentre sur l’ancienne génération (Pia fait ici une interview de sa mère), la caméra se fait fixe, par le biais de plans-séquences plus posés et homogènes. Ou comment révéler le fossé croissant entre deux générations, l’une sur-sollicitée par toutes sortes de choses (réseaux sociaux, pensées, infos télévisées, réflexions sur l’avenir), l’autre prenant racine dans l’espace sous l’effet d’un passé qu’il s’agit de revisiter ou de garder sous silence.
Alors forcément, dans la mesure où une narration aussi chaotique implique parfois de télescoper tout et son contraire, la réalisatrice se laisse parfois aller à quelques facilités. Autant les variations brutales de l’étalonnage (surimpressions, sautes d’images, passage brutal du noir et blanc à la couleur) et l’utilisation risquée d’une langue inventée (la « langue de l’âme », dixit Anaïs Volpé) donnent bien la sensation de switcher d’une zone du cortex à l’autre, autant l’usage un peu trop explicite de la voix off tend à fragiliser les intentions de départ. Le fait d’entendre Pia se dire en off « Est-ce que le fait de galérer ne pousse pas la jeunesse à créer des œuvres ? » alors qu’on la voit en plein travail, le fait de subir quelques dialogues trop écrits qui auraient davantage d’impact dans un livre (« On a mis trop de temps à traîner dans le paradoxe de nos désirs et de nos peurs, on est restés suspendus des années sur le pont de nos possibilités »), le fait d’expliciter par le dialogue des métaphores qui se suffisent déjà à elles-mêmes (on le ressent dans deux scènes entre Pia et son amie, dont une située sur un champ de tir), etc… Dans ces moments-là, Heis tend un peu à mouliner de la lapalissade. Pour autant, on s’interdira d’y voir un réel défaut, puisque cela participe à cette logique de film mental, lequel implique ainsi la présence d’inégalités de niveau dans la réflexion interne de cette génération Y.
Ce qui épate le plus au fil du récit reste les associations d’idées que Volpé parvient à créer en faisant se chevaucher le son et l’image, surtout dans un système narratif où la voix du journal télévisé intervient souvent en off pour accompagner la pression de la jeunesse et enregistrer l’évolution trop rapide du monde extérieur. Par exemple, dans une scène, on verra Pia recevoir dans sa boîte aux lettres une candidature refusée alors même que l’on entend en off un JT évoquer le terrible tsunami de 2004 (« Les vacances paradisiaques se transforment en enfer »). Plus tard, dans une autre scène, Pia évoque la solitude des trentenaires de sa génération en parlant des voitures qui cherchent une place dans les parkings souterrains (bien vu), et tacle même la facilité à rédiger des lettres de motivation pour des emplois qui ne se ressemblent pas (il suffit simplement de changer deux mots !). Et vers la fin du récit, lorsque Pia part voler de ses propres ailes en Chine, la réalisatrice cale dans son découpage un montage visuel et sonore sur la découverte d’une planète identique à la Terre – une façon implicite de cristalliser cette « unité » que l’héroïne recherchait tout en souhaitant rester fidèle à l’univers qui l’a vu naître.
Dans la continuité de ce regard juste et moderne sur les galères de la jeunesse, Volpé va même jusqu’à emprunter à Godard son goût du collage gigogne, où la visualisation d’une réflexion interne sur un sujet va constamment de pair avec le concept du film dans le film – on voit Pia en train de monter l’interview de sa mère. Et si le film n’était lui-même rien d’autre que son propre work in progress ? Ce que l’on voit dans Heis est signe commun de modernité du médium filmique et de réflexion sur ce qui peut le caractériser. Et ce n’est pas la seule grandeur de ce premier film introspectif en diable qui, sous le vernis expérimental, hurle un puissant désir d’expression qui touche au cœur et à l’esprit. Pas de doute : une grande réalisatrice est née.