The Social Network

Était-ce un peu trop tôt pour qu’un film pareil mérite de voir le jour ? C’est un peu la question qu’on se pose en entrant dans la salle de cinéma, tant la création de Facebook et son inéluctable suprématie sur le cyberespace continuent encore aujourd’hui d’être un sujet quotidien, donc quasi modifiable au gré des informations et de l’actualité. Reste qu’à la fin de la projection, la question n’a plus lieu d’être. Loin de se limiter à une sempiternelle illustration des faits (un point que beaucoup de fans de Fincher auront déjà soulevé à tort à propos de l’immense Zodiac), David Fincher se sert du livre-enquête de Ben Mezrich comme d’une base réelle pour investir ensuite la fiction. Non pas qu’il soit vraiment indispensable de juger si les faits avérés dans The social network sont tous véridiques, puisque l’enjeu n’est pas là : plus qu’avant, ce long-métrage permet de mieux cerner tout ce qui peut faire le centre d’intérêt d’un cinéaste comme Fincher, à savoir la volonté de fouiller l’individu pour capter les nuances du monde moderne, qu’il s’agisse d’un tueur agissant pour révéler la noirceur de l’âme humaine (Seven), d’un quidam dont la schizophrénie sert d’exutoire à ses propres angoisses sociales (Fight Club), d’un homme arrogant dont les fissures mettent à jour les méfaits d’une société capitaliste (The game) ou d’une enquête tortueuse dont la recherche de la vérité se dilue dans les méandres de la folie obsessionnelle (Zodiac). Deux ans après la baudruche Benjamin Button, Fincher reprend donc du poil de la bête avec un autre sujet diabolique. Le (fabuleux ?) destin de Mark Zuckerberg appelait d’emblée le cinéma pour le paradoxe édifiant qu’il met à jour : comment un geek surdoué, véritable prodige du codage informatique sans aucune vie sociale, allait concevoir à lui tout seul le plus grand réseau social informatique du monde ? En seulement une semaine et avec le soutien de quelques amis aussi nerds que lui, cet étudiant de Harvard d’à peine 19 ans aura changé à jamais le cours de l’Histoire. Tout ça à cause de quoi ? Une banale rupture amoureuse. C’est tout. Aussi bête que de taper sur la touche d’un clavier. Celle-ci l’aura conduit à imaginer un piratage algorithmique au sein de son école, lequel ira muer peu à peu en réseau social où tout le monde verrait sa vie sur le Web, avec la possibilité de partager, de juger, d’épier et d’avoir accès à tout et n’importe quoi. Une sorte de « vie privée publique », sauf qu’au bout d’un moment, le mot du milieu ne veut plus dire grand-chose. Cela s’appelle « Facebook », et, à moins de revenir d’un séjour de quelques décennies dans la galaxie d’Andromède, vous savez déjà de quoi il s’agit. Votre vie réelle ne vous appartient plus, elle appartient au virtuel. La prochaine étape, ce sera quoi ? Après avoir vu le film, on se dit qu’il vaut mieux ne pas y penser…

Un homme seul qui s’invente un club dont il ne réussira jamais à faire partie, au point d’en rester exclu à tout jamais : voilà en gros ce que l’on peut retenir du parcours professionnel de Mark Zuckerberg. Une façade pour aller plus loin, cependant. C’est surtout que Fincher ose investir un groupe dont il n’était jusque-là pas très familier : celui des ados et des études. Un univers où les choses se précisent, où les carrières et les ambitions se mettent en place pour chacun, mais où tout n’est qu’imprévisible. Aussi imprévisible que de saisir l’ampleur de la réussite lorsqu’elle vous tombe sur le coin de la figure. Et au sein de ce monde fluctuant, finalement pas si éloigné de celui cautionné par Facebook, c’est à peine si la majorité des attitudes n’évoque pas un univers hiérarchisé et conformiste où chacun se voit rangé dans une case précise. Le parcours tumultueux des frères Winklevoss (les adversaires de Zuckerberg) en est un bel exemple : d’abord « trahis » par leur employé (qu’ils avaient engagé pour construire un site social en ligne pour leur université) puis réduits à l’état de robots fidèles à leur code éthique et aux règles étudiantes, le tandem n’est que le reflet de cette société uniforme en quête d’organisation et de rigueur stricte, pour qui dévier d’une direction toute tracée représente un réel danger.

Le reste des personnages, avocats et hommes d’affaires enfermés dans leur logique sociétale, est au diapason de ce constat énorme. Et n’oublions pas non plus le personnage fascinant incarné par Justin Timberlake, sorte de double élégant et branché de Zuckerberg à l’ambition et au professionnalisme poussés au centuple, et qui, en compagnie de son futur associé, incarne une nouvelle génération pour qui le rêve américain n’était pas un cadeau de naissance et pour qui la revanche sur le monde passe par l’asservissement de celui-ci à leurs propres désirs. Telle est la logique de ce réseau social dont le film épluche minutieusement les contours pour en extraire la pulpe, ce qui permet du coup à Fincher d’opérer une narration en deux temps qui, comme chez Tarantino, atteint un absolu dans la mise en scène du dialogue. A travers un montage mettant en parallèle la mise en place du réseau et le déroulement des procès qui ont suivi sa réussite, le cinéaste met côte à côte une idée et sa résultante, le tout sous la forme d’une authentique fable, dénuée de toute morale, dont l’anti-héros serait l’épicentre de l’excroissance qui se met en place. De plus en plus grandiose à chaque film, Jesse Eisenberg incarne cette idée avec un investissement tout bonnement stratosphérique, usant de son allure d’ado white trash afin de traduire quelques instants d’humanité derrière un regard d’éternel indécis, arrivé trop haut pour ne plus jamais redescendre.

Au bout du compte, Zuckerberg aura donc construit un réseau à l’image de ce monde qu’il n’a fait qu’observer et juger (parfois avec une misanthropie et un cynisme stupéfiants), et comme les grands de ce monde dont la créature échappe peu à peu à leur créateur, il ne pourra rien faire d’autre que de continuer à observer ses congénères. La réussite, aussi vertigineuse soit-elle, n’était qu’un leurre pour lui permettre encore et toujours de tourner en rond. Lors de la dernière scène, Fincher nous le montre assis devant son PC, en train d’appuyer sans arrêt sur la touche de rafraîchissement afin de guetter le moment où son ex-copine (qu’il aura insulté sur Internet lors de son premier coup d’éclat) viendra confirmer sa demande d’ajout à sa liste d’amis personnels. A ce moment fatidique, Mark Zuckerberg n’est plus quelqu’un, mais une entité sans énergie interne, quelque chose d’automatique qui continuerait à fonctionner même après avoir débranché sa prise. Un type qui n’existe plus et dont le destin, conçu et réglé comme du papier à musique, le conduit irrémédiablement vers la pire des solitudes.

C’est l’éternelle face cachée du rêve américain, à la seule différence que l’ascension de l’homme ne s’achève pas par une chute. Au contraire : aucun retour sur Terre n’est désormais possible pour ce type dont l’isolement grandit au fil des jours de façon aussi exponentielle que les zéros sur son compte en banque. Ce que l’on contemple alors terrifie autant qu’il donne à réfléchir, à croire que David Fincher a réussi le pari démesuré de retranscrire en un seul film (selon les dires des critiques américaines) ce qui façonne aujourd’hui le nouveau millénaire et ses spécificités sociétales. Il y a très exactement dix ans (c’est-à-dire, la date de sortie de Fight Club), Fincher faisait dire à Brad Pitt « Les choses que vous possédez finissent par vous posséder » ou encore « Le monde est en train de tourner en rond, les gens ont perdu les notions fondamentales de la vie en société », histoire de filer un fulgurant coup de pied au cul de la société de consommation. Désormais, même s’il choisit d’aborder la transformation du monde en réseau incontrôlable, le message est le même, le constat également. Sauf que voilà, cette époque terrifiante où l’homme n’est plus que le maillon d’un système qui le dévore, ce n’est plus la peine de l’anticiper ou de chercher à la faire reculer : on est déjà dedans. C’est trop tard.

Réalisation : David Fincher
Scénario : Aaron Sorkin d’après l’œuvre de Ben Mezrich
Production : Scott Rudin, Michael De Luca, Dana Brunetti et Cean Chaffin
Bande originale : Trent Reznor et Atticus Ross
Photographie : Jeff Cronenweth
Montage : Kirk Baxter
Origine : Etats-Unis
Année de production : 2010

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