Maroc, 1981 : les « émeutes du pain » sont durement réprimées par les autorités. 20 février 2011 : des milliers de Marocains descendent dans les rues pour réclamer davantage de dignité et de justice. Dans son deuxième long-métrage (le premier, The End, sur la fin du règne de Hassan II, est encore inédit en France), Hicham Lasri fait dialoguer ces deux époques. Un trio de journalistes TV y couvrent les manifestations de 2011 mais croise la route d’un homme perdu, tout juste libéré de prison après trente années d’enfermement pour son engagement en 1981. Filmé en un style found footage qui crée l’illusion d’être constamment au côté des personnages (et parfois dans des moments surprenants de tension), C’est eux les Chiens… est à la fois plein de vie et hanté par la mort. Le dispositif, l’air de rien, enchâsse avec force un présent incertain, un passé qui se dérobe et, au-delà du temps, la douleur d’un homme. Nous avons rencontré le réalisateur à un moment particulièrement dense pour lui sur le plan professionnel : ce film-là s’apprête à sortir en France puis au Maroc, le suivant est en cours de montage et et un quatrième long en cours d’écriture au prestigieux Atelier de la Cinéfondation du Festival de Cannes, dans lequel il a été sélectionné en 2013.
Courte-Focale : Vous n’aviez que quatre ans au moment des « émeutes du pain » de 1981. Qu’est-ce qui vous relie à ces événements ?
Hicham Lasri : Comme toute chose liée à l’enfance, à la fois ça ne m’a pas marqué au niveau factuel et à la fois ce qu’il m’en reste, ce sont les réactions de mes parents, leur stress. C’est quand même quelque chose de fondateur de voir ses parents avoir peur… D’autant plus que j’étais un enfant assez préservé, protégé : on ne me laissait pas sortir. Puis, mon lien avec cette période, ce sont tous ces récits qu’on m’en a faits, non pas dans le cadre du film mais comme ça, au quotidien, de manière presque anecdotique. Or, au moment où j’ai eu envie de réaliser un deuxième film qui soit très différent du premier qui était très posé, chiadé, etc., j’ai trouvé intéressant de raconter l’histoire d’un zombie, de quelqu’un qui reviendrait en quelque sorte de la mort, et de lier cette période-là à ce qu’on appelle les « printemps arabes ». Pour moi, le film est bien plus tourné vers le passé que le présent, ou du moins raconte le passé à travers le prisme du présent et de ses bouleversements.
Concernant la manière dont vous montrez le présent, vous dîtes ne pas vouloir faire un cinéma forcément contestataire ou dénonciateur, mais vouloir tout de même pointer des absurdités de la société marocaine. Lesquelles ?
Si on en est déjà à parler de désillusion au sujet d’un « printemps » au Maroc, je crois que c’est parce qu’on a cherché à aller plus vite que la musique, qu’on a une population qui n’a pas le réflexe révolutionnaire facile, qui n’a pas l’habitude de la contestation et qui n’en a pas forcément l’envie. Lorsque certains leaders d’opinion ont cherché à pousser la machine, ça n’a pas forcément pris comme en Egypte ou en Libye parce qu’on essaie de coller au Maroc une histoire qui n’est pas la sienne. En 1999, au changement de règne de Hassan II à Mohammed VI, beaucoup de choses fondatrices des printemps arabes se sont estompées au Maroc : une certaine aigreur liée aux années de plomb, la répression étatique, etc. Déjà à la fin de son règne, Hassan II avait fait quelques réformes, mis l’opposition au pouvoir, glissé vers un état moins « fliqué ». Dans ces années-là, on a commencé à vouloir soigner le passé pour permettre une paix sociale. Ça ne veut pas dire que tout va bien dans le meilleur des mondes : il reste au Maroc des problèmes d’éducation, de santé, de chômage, comme tous les pays en développement… voire même les pays développés ! Au Maroc, j’ai eu l’impression d’un geste tout à fait gratuit de la part du peuple, que j’ai trouvé extraordinaire : il y avait d’un côté l’envie de descendre dans la rue protester contre les problèmes du pays, et de l’autre la conscience que cela ne changerait pas forcément les choses et qu’il fallait continuer à travailler pour que le pays avance…
Vous semblez exprimer un certain désenchantement politique, en confrontant les soulèvements jusqu’au-boutistes et la forte syndicalisation du début des années 1980 et le mouvement de 2011 dont certains participants ne savent même pas formuler de motivation précise…
On peut difficilement comparer de manière pertinente ces deux générations. Celle des années 1970 était extrêmement politisée, marxiste, hardcore. La génération « Y », celle de Facebook, est souvent au bord de l’illettrisme et passe son temps à liker/déliker des choses. Certains des jeunes que j’ai interviewés sur le mouvement de 2011 reconnaissaient être allés à des rassemblements parce que c’était toujours mieux que d’être assis au café à ne rien faire – et qui sait, ils pourraient peut-être draguer un peu les meufs, s’amuser, etc. Ce que je voulais raconter, c’est ce trou générationnel, ces trente ans au cours desquels on n’a pas forcément avancé, voire même reculé au niveau des mentalités… Là où je crois que votre analyse est fausse, c’est que la syndicalisation à l’époque n’était pas bien plus importante que celle d’aujourd’hui, les « émeutes du pain » étaient au départ très spontanées. La différence fondamentale entre les deux époques, c’est qu’en 1981, on a fermé la gueule des manifestants à coups de matraque sans qu’aucun pays dans le monde ne dise rien, tandis qu’aujourd’hui, le Maroc est trop connecté, trop ouvert pour qu’on puisse faire la même chose. Internet était décisif : les réseaux sociaux, les photos et vidéos qui y sont postées, etc.
Justement, vous épousez dans la forme le rapport particulier de cette génération à l’image. Ce parti-pris d’un format d’image qui imite le reportage, d’une absence de musique, d’un côté « documenteur », était-ce la meilleure manière que vous ayez trouvée de filmer les manifestants en direct en 2011 ou était-ce une envie formelle que vous aviez bien en tête dès le départ ?
Nous n’avons pas tourné d’images au moment même des manifestations de 2011, mais en reconstituer certaines dans les rues de Casablanca n’était pas évident pour autant : pas mal de gens ne comprenaient pas ce qu’on faisait et il arrivait qu’il rejettent le tournage. On devait donc être rapides. Pour revenir à une chronologie qui est importante pour comprendre la genèse de ce film, il faut que vous sachiez que j’ai consacré quatre ans à mon premier film, pour toutes les raisons possibles. Pas tant parce qu’il était dur à financer que parce que j’étais miné par le doute en permanence ! Cette fois-ci, je voulais enchaîner vite… parce que j’ai réalisé qu’un deuxième film, c’est encore plus compliqué à faire ! C’est énormément de pression : peur de décevoir ceux auxquels on a plu, peur de stagner, etc. Je voulais me surprendre moi-même. Le plus important, c’était de bouger vite, de jouer contre mes propres réflexes formalistes – ceux de quelqu’un qui va faire treize storyboards avant d’aller tourner ! Je voulais aussi intégrer au projet la « nouvelle écriture » : aujourd’hui, n’importe qui peut tourner une vidéo et la balancer sur le net. Automatiquement, la personne devient de fait réalisateur. J’étais intéressé par ça : par le côté aléatoire que ça peut avoir, par le fait que ça capte des choses intéressantes et parfois non, par la liberté qu’on y trouve dans le filmage, etc. Je sais bien que ce n’est pas très nouveau – on me parlait ce matin du phénomène [REC], mais cette nouvelle façon de capturer les choses me fascine…
Ce côté « à l’arrache », qui incorpore délibérément des « défauts » formels, semble en fait très travaillé. Il y a notamment cette séquence impressionnante où la caméra est volée à l’un des personnages : le fait qu’elle soit secouée durant la course-poursuite qui s’ensuit n’entrave jamais tout à fait la lisibilité de l’action. Comment avez-vous travaillé ces moments-là ?
Dès le départ, il était essentiel à mes yeux de préciser pour chaque moment du film qui filme et pourquoi et de chercher une manière de filmer telle scène qui permette de comprendre l’espace – je suis un grand fan de John McTiernan ! Cette question de l’espace est essentielle : si on est incapable de comprendre les enjeux d’une scène dans l’espace, combien de mètres tel personnage doit parcourir pour atteindre ceci ou cela, dans quelle pièce il se trouve par rapport à tel autre, etc., on est perdu et rien ne fonctionne. Pour moi, la base de l’écriture, c’est donc vraiment le travail de l’espace et la lisibilité. C’est d’autant plus important ici que l’histoire que je raconte n’est pas simple et que j’embarque le public dans un wild ride.
Je cherchais à chaque fois le gimmick qui permettrait que ça fonctionne : quand on court, on est dans des espaces un peu clos pour qu’on ait des repères spatiaux qui permettent de saisir qu’on est à l’envers, etc. Certains de ces partis-pris effrayaient un peu mon équipe, même si c’était moi qui tenais la caméra [Hicham Lasri est bien crédité comme cadreur du film, ndlr] : ce pouvait parfois être dangereux. Une anecdote à ce propos : quand on tournait ce passage où la caméra est volée et que l’acteur me suivait en courant et en criant « Au voleur ! », des clients assis au café d’à côté se sont levés et se sont mis à me courir après, l’un d’entre eux m’a même envoyé un verre dessus, qui heureusement s’est fracassé plus loin sur le sol ! (rires)
Le côté tragi-comique du film était-il une volonté de départ ou est-il davantage lié à des imprévus du tournage – je pense notamment à ces badauds qui « s’incrustent » dans l’image en croyant passer à la TV !
(rires) Non, c’était quand même préparé : même si j’ai majoritairement travaillé avec des amateurs, il fallait quand même les caster pour être sûr qu’ils aient le bagou qu’il faut pour qu’ils « écrasent » les personnages principaux à chaque instant… Après, j’aime de manière générale partir de quelque chose de tragique pour le raconter avec beaucoup d’ironie. Le commentaire passe beaucoup plus facilement. Une séquence dont je ne me lasse pas, c’est celle où les deux gardiens de parking se bagarrent. Ce pourrait être un sketch et pourtant ça raconte énormément de choses sur le Maroc : comment le citoyen voit le Roi, les autres représentants du pouvoir, sa paranoïa, sa détestation des flics et des barbus, etc. J’ai énormément répété cette séquence et le choix des comédiens était délicat : il fallait un souffle, de l’humour, un vrai talent d’improvisation pour créer cette illusion que le moment se déroule comme ça, sous nos yeux, « à l’arrache ». Vous voyez à quel point la chose pouvait être paradoxale !
Le travail sur la lumière était lui aussi très important. Ce que raconte le film pourrait être résumé à un trajet de l’ombre vers la lumière. Durant tout le film, un lens flare vient couper le visage du personnage, le soleil est toujours derrière lui, au point qu’il soit presque transformé en silhouette fantomatique – un peu comme dans L’Homme des hautes Plaines, un film que j’adore !
Vous êtes l’un des rares représentants d’un cinéma marocain alternatif. Avez-vous l’impression que, dans le même mouvement que la société globale du pays ces dernières années, le cinéma marocain va vers plus de conservatisme ?
Non, je pense simplement qu’il y a de bons et de mauvais cinéastes. En ce moment, une mode au sein du cinéma marocain consiste à faire des films dont les personnages disent des gros mots. Ça éclate les jeunes de voir ce genre des choses qu’ils ne pourront pas voir à la TV et pour moi, malheureusement, c’est un artefact d’ouverture d’esprit. A la rigueur, ça ne me dérange pas : si c’est bien écrit, pourquoi pas ? Mais si ça veut dire faire parler tous les personnages de la même manière, c’est mauvais, ça relève pour moi d’un manque de caractérisation et donc d’écriture.
Je pense qu’il y a des cinéastes qui veulent faire des films grand-public et d’autres des films plus personnels. Même si chacun dira ce qu’il veut, je ne me reconnais absolument pas dans le définition d’un cinéma underground, en révolte contre les grosses productions. Par définition, au Maroc, tous les réalisateurs sont indépendants puisqu’on n’a ni de Warner Bros., ni de Pathé ! C’est parfois plus facile de faire des films comme ça qu’entouré voire étouffé par des structures plus vieilles. Les questions habituelles sont donc beaucoup du ressort des réalisateurs : à quel point vais-je toucher un large public ? être exportable ? séduire ? etc.
Je pense que le cinéma est toujours un petit peu précurseur par rapport à la société et à ses mouvements. C’est en tout cas vrai au Maroc : des films ont montré des phénomènes à contre-courant de la religion, de la nudité, etc. Mais pour moi, le terrain du cinéma est beaucoup plus important…
Vous semblez opposer un cinéma grand-public et un cinéma indépendant moins compromis. Pourtant, votre fidèle producteur Nabil Ayouch semble avoir parfaitement combiné un sujet social critique et un traitement presque « grand spectacle » avec Les Chevaux de Dieu. Auriez-vous envie de cela ?
Non, pas forcément. Pour moi, chaque histoire appelle une manière de la raconter. Je respecte beaucoup le cinéma de Nabil, qui est un très proche collaborateur, mais nous avons des envies différentes. Une forme comme celle-là ne serait pas adaptée aux histoires dont j’ai envie. Prendre un modèle formel et le plaquer sur n’importe quel récit, ça n’est ni sain, ni sincère. J’ai beaucoup d’admiration pour quelqu’un comme Steven Spielberg : chez lui, le sens du spectacle est naturel, en lien avec sa culture, profondément lié à ses ambitions depuis ses débuts avec Duel. On pourra retourner Les Aventuriers de l’Arche perdue dans tous les sens, chercher à le mettre dans une case, à le ghettoïser, rien n’y fera : c’est un grand film.
Quand et comment le film va-t-il sortir au Maroc ?
Il n’y a pas beaucoup de salles au Maroc, mais le film devrait y être « important » : on a une grosse couverture presse, une grosse présence médiatique. On fait moins de différence de niveaux qu’en France : dès lors qu’il est perçu comme un peu « polémique », comme pouvant alimenter des discussions, mon film peut gagner l’importance d’une comédie à priori plus populaire. Comme on a moins de salles qu’en France, l’important est moins de sortir dans beaucoup de cinémas que de sortir dans les bons, dans ceux qui sont les plus fréquentés, ceux desquels un bouche-à-oreille peut partir. Et puis, il y a aussi les petites salles de quartier et les structures associatives qui comptent… Ce qui m’y aide aussi, c’est la France : y sortir le film dans une économie confortable [une trentaine de copies, ndlr], y faire un travail de promotion, y avoir de bons échos, c’est quelque chose qui aidera le film au Maroc ! C’est pour cela qu’on a repoussé à début mars la sortie marocaine, le temps que la réception en France puisse parvenir au Maroc. Au-delà de ça, mon envie est simple : rencontrer un public et que ce public soit porteur du film…
Propos recueillis à Paris le 28 janvier par Gustave Shaïmi
Merci à Claire Viroulaud pour sa collaboration