Winter Sleep

REALISATION : Nuri Bilge Ceylan
PRODUCTION : Zeynofilm, Memento Films Distribution
AVEC : Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag, Ayberk Pekcan, Serhat Mustafa Kiliç, Nejat Isler
SCENARIO : Nuri Bilge Ceylan, Ebru Ceylan
PHOTOGRAPHIE : Gökhan Tiryaki
MONTAGE : Nuri Bilge Ceylan, Bora Göksingöl
ORIGINE : Turquie
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 6 août 2014
DUREE : 3h15
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Aydin, comédien à la retraite, tient un petit hôtel en Anatolie centrale avec sa jeune épouse Nihal, dont il s’est éloigné sentimentalement, et sa sœur Necla qui souffre encore de son récent divorce. En hiver, à mesure que la neige recouvre la steppe, l’hôtel devient leur refuge mais aussi le théâtre de leurs déchirements…

Dès les deux plans inauguraux, on ne sait déjà plus s’il faut parler de terrain connu ou de terre inconnue. Dans un vaste territoire de l’Anatolie centrale, plus ou moins déserté, où le vent donne aux fumées environnantes des allures de forces spectrales qui s’agitent lentement, voici un homme, debout, immobile, chez qui l’on sent déjà un vide, voire une interrogation, comme si quelque chose venait de s‘éteindre. Un tandem de plans qui relie tout de suite une hypothèse de sujet au symbolisme du décor, et qui suscite d’emblée le trouble : on croit avoir déjà vu ça, ayant surtout en tête la rigueur formelle et les décors d’Anatolie des précédents films du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, et pourtant, quelque chose d’autre semble en activité. De quoi démarrer les 195 minutes de ce film-somme sur la plus agréable des stimulations, laquelle ne cessera de gonfler tout au long d’un récit qui joue sans cesse de la mise en perspective comme de la remise en question de ce qu’il semble illustrer. On avouera toutefois que, de la part d’un cinéaste comme Ceylan, ce n’est qu’une demi-surprise. Ses films, en particulier le récent Il était une fois en Anatolie, ont certes démontré une exigence formelle et narrative à toute épreuve, toujours impressionnante par sa majesté et sa radicalité. Il restait un petit obstacle sur lequel l’auteur de ces lignes continuait de buter : la lenteur des plans, défendue par Ceylan comme étape nécessaire à l’apprivoisement des enjeux humains, mais qui lorgnait un tantinet vers l’austérité contemplative, bloquant le spectateur dans une zone où l’implication émotionnelle resterait limitée. Un apriori que Winter sleep balaie sans pitié, et ce au travers d‘une densité dramatique qui agrippe son audience dès le premier quart d’heure pour ne plus la lâcher ensuite.

Voici donc cet homme, Aydin (Haluk Bilginer), qui tient un superbe hôtel sur le flanc d’une montagne de l’Anatolie, en compagnie de sa jeune épouse Nihal (Melisa Sözen) et de sa sœur Necla (Demet Akbag), récemment divorcée. Mais plus qu’un riche propriétaire, il est surtout un paisible maître, régnant sur les villages des environs à la manière d’un régime monarchique d’un autre temps. Et surtout, il ne fait pas l’unanimité autour de lui : d’abord aux yeux d’une population pauvre auxquels il envoie ses huissiers en cas de loyer impayé, ensuite aux yeux des deux femmes avec qui il partage son quotidien. Il suffira de deux événements (d’abord un acte de vandalisme, ensuite une poignée de disputes conjugales) pour que cette image de patriarche tolérant se fissure afin de laisser apparaître celle d’un homme profondément seul, tyrannique malgré lui et fermement isolé dans sa propre vision de la morale. Comment peut-il désormais retrouver la paix intérieure et regagner le cœur de ces semblables ? Il faudra plus de trois heures au film pour en dérouler le processus, et ce n’est jamais de trop, tant au niveau de l’enchaînement fluide des séquences que de la subtilité absolument inouïe des échanges. Ne pas craindre donc la durée-fleuve du film, tant elle se révèle adéquate pour tout aborder des enjeux à la fois très simples au premier regard et terriblement complexes lorsque que l’on gratte sous le vernis des idées préconçues.

De bout en bout, Ceylan se plait à exploiter le symbole le plus pur pour évoquer le conflit social (un échange verbal difficile en arrière-plan d’une vitre sur laquelle est encastrée un caillou), et élabore un art stupéfiant de la scénographie pour illustrer des rapports de force ou d’incommunicabilité (Aydin dialogue violemment avec sa sœur tout en restant le dos tourné, assis à son bureau), le tout en prenant toujours soin d’intégrer les coupes au moment opportun et d’utiliser chaque élément du décor à sa juste valeur. Un décor d’une beauté rugueuse qui frappe constamment la rétine, et qui, par ailleurs, forme indéniablement le personnage central du film : qu’il s’agisse de vastes steppes enneigées ou de montagnes lunaires dans lesquelles s’encastrent les habitations, ces paysages sauvages de l’Anatolie suffisent à refléter (mieux : à accentuer) les tourments et les états d’âme des personnages. Un vaste territoire minéral, terreau symbolique d’une violence sourde qui prend racine dans un passé peu à peu révélé, qui crée un sidérant effet de réel en même temps qu’une sensation de visiter un monde inconnu. Et c’est en jouant clairement sur la disposition de ses personnages (ses pions ?) au sein de cet environnement mutant que Ceylan sublime l’universalité de son propos : des êtres tellement isolés dans leur propre prison, aussi luxueuse et douillette soit-elle, que la réalité du monde extérieur reprend vite l’avantage sur eux et fait fissurer leur rocher de certitudes, les contraignant à se révéler et/ou à se blesser mutuellement, souvent à leur insu.

Le film peut très facilement se lire comme un mélodrame bergmanien, ne serait-ce qu’au vu des thématiques abordées (beaucoup de discussions animées sur la foi ou le destin), de la complexité des enjeux humains (le film confronte des points de vue avec un souci d’égalité parfaite) et de la douloureuse richesse des échanges verbaux (on ne peut jamais dire qui a raison et qui a tort). Pour autant, le contenu réflexif du film ne se fige jamais dans une direction unique à cause de la tonalité pour le moins pessimiste de l’intrigue. En effet, le film accomplit un surprenant miracle : celui de rester le plus ouvert possible sans se complaire dans la tristesse et la souffrance de ceux qu’il filme.

Ce que vise Ceylan au travers d’une intrigue dont on sent très vite qu’elle s’achèvera dans l‘amertume (à moins que…), c’est l’honnêteté apaisante à défaut d’une porte de sortie rassurante. Et surtout, le désir de mettre tout le monde sur un pied d’égalité : dès lors que la relation frère/sœur vire à l’affrontement philosophique ou que la jeune épouse invite au cœur du récit un élément favorisant la dispute conjugale, le cinéaste abat les repères d’identification, fissure notre perception de la situation, donne à chacun ses propres raisons, fouille les recoins de leur passé, triture leur fonctionnement interne et encourage la réconciliation alors que tout semble perdu. C’est même sur une note de légèreté qu’il prend soin de préparer la scène finale, au travers d’une table ronde alcoolisée que n’aurait pas renié Hong Sang-soo et qui s’achèvera sur un jet de vomi pour le moins hilarant. L’homme est-il donc un loup pour l’homme ? Pas sûr, vu que la lumière continue de briller au cœur même des êtres, y compris lorsqu‘elle cède la place à cette neige pesante qui recouvre tout et menace de bloquer toute perspective de chaleur.

D’une cohérence absolue dans sa démonstration et aidé par la dimension monumentale de ses cadres, Ceylan réussit bel et bien à signer son film-somme. Ce qui ne l’empêche pas pour autant de céder à quelques minuscules facilités, comme cet art de la citation shakespearienne un peu gadget (l‘hôtel s’appelle Othello !). Par ailleurs, le rapport avec Bergman se cogne à un petit comparatif qui ne joue pas forcément en sa faveur : là où Bergman use des décrochages narratifs et de l’inventivité formelle, Ceylan fige son cadre et sa mise en scène sur une austérité conceptuelle qui n’intègre pas de réelle nouveauté, d’autant que des cinéastes comme Michelangelo Antonioni ou Theo Angelopoulos l’ont déjà précédé. Rien de problématique, cela dit. Là où il nous fait rendre les armes, c’est en ayant optimisé son style pour interpeller le spectateur d’un bout à l’autre et le pousser à se cogner, peut-être avec douleur, à quelque chose d’universel. Et ainsi, le faire sortir de la projection avec la sensation apaisée d’avoir vécu la plénitude d’une existence bien remplie en un peu plus de trois heures de métrage. Les grands films sont ceux qui frappent par leur évidence. Winter sleep en fait clairement partie, en plus de n‘avoir absolument pas volé sa Palme d’Or.

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Bachman / King : La part des ténèbres

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