Visitor Q

Découvrir un film de Takashi Miike, c’est un peu comme rentrer dans une attraction de fête foraine dont on ne connait absolument rien. Et comme, avec lui, les spectateurs peuvent toujours jeter leurs attentes à la poubelle, on peut être également sûr que l’attraction ne laissera pas indifférent. Rien de nouveau, tant l’ensemble des cinéastes de l’archipel nippon n’ont eu de cesse que d’ériger l’art cinématographique en manifeste de la transgression (citons Kinji Fukasaku, Shinya Tsukamoto ou Koji Wakamatsu, pour ne citer que les plus emblématiques) et de faire preuve d’une effervescence plutôt rare. Sur ce dernier point, Miike bat tous les records, puisqu’il tourne plus vite que son ombre (une cinquantaine de films en dix ans !) et qu’il a su imposer un style déjanté dont le seul axiome de départ est d’éclater les tabous un par un. Avec Visitor Q, on peut dire qu’il aura touché le jackpot en matière de provocation : suffisamment peuplé de perversités, d’obscénités et de détails politiquement (très) incorrects pour causer un arrêt cardiaque instantané chez les curés et les gardiens de la morale, le résultat s’apparente a priori à une grosse blague filmée en cinq jours avec un caméscope pourri. Or, en substance, comme il avait su le faire avec le génial Audition, Miike s’amuse à jouer avec les figures établies de la société nippone, notamment la famille et son lot de névroses contemporaines. Conçu à l’origine comme le segment d’une anthologie de cinq films basés sur le thème de l’amour, cet ovni reprend à son compte le concept de base du Théorème de Pasolini (un étranger arrive dans une famille et bouleverse leur existence), mais choisit d’en inverser les règles au profit d’un schéma narratif moral : la famille est initialement un chaos sans nom que l’étranger va s’attacher à remettre dans une direction heureuse. Takeshi Miike serait-il devenu plus moral qu’on ne le croyait avec cette allégorie déguisée de la société japonaise ? Au vu du potentiel provocateur du film, des incroyables audaces vomitives qu’il met en scène, et surtout, de sa conclusion hallucinante, il sera permis d’en douter, emporté dans un vol au-dessus d’un nid de névroses trash.

Tout part donc d’un type au nom inconnu, que seul le titre du film tente d’identifier de façon approximative. Un étrange visiteur, chemise rouge sang et pantalon en cuir, qui débarque sans crier gare au sein d’une famille dysfonctionnelle et traumatisée, visiblement au bout du rouleau depuis un bon moment, et plongée dans une misère existentielle idéale pour un show-télévisé animé par Jean-Luc Delarue. Et en effet, le tableau n’a rien de très reluisant. Le père couche avec des lolitas de peep-show sous prétexte de faire un docu voyeuriste sur les jeunes du Japon moderne. Sa fille se prostitue avec son propre père parce qu’elle a besoin d’argent, et prend plaisir à le traiter d’éjaculateur précoce après un rapport sexuel. Le fils bat sa mère avec tout un tas d’ustensiles de cuisine parce qu’elle lui a acheté la mauvaise brosse à dents ou parce qu’elle n’est pas restée toute la journée devant la télé. La mère se retrouve donc avec un corps martyrisé et assimilable à une toile de Jackson Pollock, et oublie ses malheurs dans la consommation d’héroïne qu’elle parvient à se payer en se prostituant de temps en temps. Une bande d’élèves turbulents s’amuse à martyriser le fils sur le chemin de l’école, allant même jusqu’à chez lui pour jeter des pétards et des feux d’artifices sur sa maison, ce qui pousse le père à inclure cet horrible bizutage dans son documentaire à la con. Et pendant ce temps-là, la télé annonce aux infos qu’un nouveau raton-laveur vient d’être baptisé au zoo (les paroles déplacées d’un ministre japonais ont visiblement moins valeur de scoop). Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sauf que l’arrivée de ce « visiteur », accompagnant parfois ses visites de quelques coups de pierre dans le crâne (histoire de les réveiller ?), change la donne et élabore en souterrain un intriguant processus de remise en ordre… Pour autant, ne pas croire que Miike cherche à tout prix la parabole sociale ou le pamphlet vindicatif sur l’autisme d’une société au bout du rouleau, le film étant tellement fou et azimuté qu’il ne peut se satisfaire à des intentions aussi rassurantes. Et cela n’aide pas à classer le résultat, sans cesse égaré entre faux amateurisme et provoc gratuite.

Ce qui est clair, c’est que le cinéma semble avoir légué ses pouvoirs au profit d’une esthétique Dogme que l’on pensait disparue depuis les errements de Lars von Trier et Thomas Vinterberg : cadrages approximatifs qui alternent le fixe et le foutraque, photo dégueulasse, gestion de l’éclairage désastreuse, montage digne d’un film de vacances tourné par Uwe Boll, décors improvisés et acteurs non professionnels (pour la petite histoire, la mère est jouée par la mangaka Shungiku Uchida). Le paradoxe, c’est qu’avec des partis pris de filmage aussi limités, apparemment peu propices à faire émerger la moindre idée de cinéma dans ce bazar, Miike réussit à sortir des idées de mise en scène (notons un plan où une double porte, grande ouverte d’un côté, ouverte par un trou béant de l’autre, scelle le lien improbable entre le père de famille et son visiteur) et son film, dans sa propension à enchaîner les situations limites sans peur et sans reproche, tutoierait presque la truculence des comédies italiennes des années 60-70. Quant aux conventions du 7ème Art et aux frontières imposées à l’imagination, le cinéaste s’amuse à faire caca dessus. Réussir à nous faire hurler de rire avec des scènes mettant en scène les pires tares de l’être humain (viol, inceste, nécrophilie, sadomasochisme…) est en soi un sacré tour de force, doublé d’un intéressant exercice de style sur l’atomisation des limites. C’est paradoxalement dans cette libération des excès que cette famille réussira à sortir du mal-être : les névroses malsaines et silencieuses laisseront la place à d’autres névroses, peut-être moins immorales mais aussi plus joyeuses et plus osées. Ce paradoxe suffit en soi à prouver que le côté « sale gosse » de Miike reste donc globalement intact : sous couvert de remettre de l’ordre au sein d’une famille fracassée, le bonhomme ne pouvait évidemment pas s’empêcher d’en rajouter une couche dans la provocation, à l’image de sa crudité graphique et de ces questions vicieuses qui s’affichent sur l’écran, visant directement le spectateur (« Vous l’avez déjà fait avec votre père ? », « On vous a déjà fracassé le crâne ? », etc…).

Le plus fort dans tout ça ? Un caméscope filmant un dîner faussement calme où toute la famille se régale, tandis que, dehors, des jeunes explosent les vitres de la maison à grands coups de pétards et de feux d’artifices. Filmée par un père à la limite de l’euphorie, heureux d’enregistrer sur vidéo un vrai sujet social (sa propre famille en train de se détruire) qui pourrait interpeller les consciences, la scène est grandiose, inattendue, démente. Et terriblement pathétique, en raison du décalage qu’elle impose entre la dégénérescence du contexte familial et son autisme face à la violence qui se déchaîne. On a connu des métaphores sociales moins explicites que ça. Et au bout du compte, sour l’impulsion de ce mystérieux « visiteur », la « morale » reprend donc ses droits, et tout rentre dans l’ordre : la mère se rebelle en menaçant son sadique de gosse avec un couteau de boucher, le père se défoule littéralement lors d’une scène hilarante de viol nécrophile (tout ça pour avouer au final qu’il avait juste envie de baiser !) et se coince le pénis à force d’y aller trop fort, la mère utilise ses tétons pour transformer la cuisine en baignoire de lait maternel (!), les terreurs de l’école sont zigouillées de façon « tranchante » par les parents (qui s’improvisent désormais serial-killers), le fils reprend ses études, la fille abandonne le trottoir, et toute la famille reprend ses forces en tétant les nichons de la mère ! On reste bouche bée devant tout cela, mais cela prouve que Miike, plus insolent et imprévisible que jamais, n’a décidément pas perdu une goutte de son délicieux venin. Ne pas s’y tromper : qu’il soit adoré ou détesté (sans doute à chaque fois pour les mêmes raisons), Visitor Q est un authentique film de kamikaze iconoclaste où le cinéaste continue de pratiquer la surenchère trash avec une aisance de plus en plus inquiétante, même si l’on préfèrera de très loin l’élégance feutrée d’Audition, l’ultraviolence démentielle d’Ichi the killer ou les outrances protéiformes de la trilogie Dead or alive. En résumé, les yeux cléments seront bannis de ce festival trash-obscène, les autres vomiront de plaisir ou se livreront à de grosses séances de fou rire incontrôlable. Dans les deux cas, soyez prévenus, quand même…

Réalisation : Takashi Miike
Scénario : Itaru Era
Production : Reiko Arakawa, Seiichiro Kobayashi, Susumu Nakajima
Bande originale : Kôji Endô
Photographie : Hideo Yamamoto
Montage : Yasuji Shimamura
Origine : Japon
Année de production : 2002

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