Toni Erdmann

REALISATION : Maren Ade
PRODUCTION : Arte, Coop99 Filmproduktion, Haut et Court, Komplizen Films
AVEC : Sandra Hüller, Peter Simonischek, Michael Wittenborn, Thomas Loibl, Trystan Pütter, Lucy Russell, Ingrid Bisu, Vlad Ivanov
SCENARIO : Maren Ade
PHOTOGRAPHIE : Patrick Orth
MONTAGE : Heike Parplies
ORIGINE : Allemagne, Autriche
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 17 août 2016
DUREE : 2h42
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Quand Ines, femme d’affaire d’une grande société allemande basée à Bucarest, voit son père Winfried débarquer sans prévenir, elle ne cache pas son exaspération. Sa vie parfaitement organisée ne souffre pas du moindre désordre, mais lorsque son père lui pose la question « es-tu heureuse? », son incapacité à répondre marque le début d’un bouleversement profond. Ce père encombrant et dont elle a honte fait tout pour l’aider à retrouver un sens à sa vie en s’inventant un personnage : le facétieux Toni Erdmann…

Une fois n’est pas coutume, démarrons par un souvenir de projection cannoise. Cette cuvée 2016, en soi très riche et très satisfaisante, fut surtout marquée par un moment inhabituel : dès le troisième jour du festival, un film allemand d’un peu moins de trois heures fut projeté en séance d’après-midi (soit un moment où les festivaliers préfèrent en général aller bronzer sur la plage ou enchaîner les margaritas), projection durant laquelle la critique et le public ne manquèrent pas d’hurler de rire et d’applaudir à tout rompre à de très nombreuses reprises. Le genre de communion unanime qui fit sensation par sa rareté, donnant illico au film un statut de méga-favori pour la Palme d’Or (finalement, il repartira bredouille du festival). De notre côté, même en se mêlant volontiers à certains fous rires (notamment en ce qui concerne une dernière demi-heure assez mémorable), il y avait de quoi rester dubitatif. D’abord parce que le précédent film de Maren Ade, Everyone else, faisait preuve d’une évidente beauté visuelle et d’une vraie bienveillance vis-à-vis de ses personnages (deux caractéristiques jamais mises en pratiques dans ce nouveau film), mais aussi parce que le canevas de celui-ci, infiniment plus proche de la cruauté d’une comédie à l’italienne que d’une perspective réconciliatrice, peine hélas à tenir la distance sur une durée aussi interminable. Revoir le film une seconde fois permet clairement de régler le cas de ce très surestimé Toni Erdmann.

Ce qui forge le fer de l’intrigue obéit ici moins à des subtilités bergmaniennes qu’à un besoin croissant de créer une opposition basique, pour ne pas dire caricaturale, entre deux personnages. D’un côté, Ines (Sandra Hüller), working girl allemande hyper-zélée qui travaille comme consultante à Bucarest dans le but de faciliter la délicate restructuration d’une entreprise ouvrière. De l’autre, Winfried (Peter Simonischek), son père, sorte de vieux farceur qui s’en donne à cœur joie dans les blagues lourdes et les déguisements grotesques, allant même jusqu’à virer mythomane en se faisant passer pour un certain Toni Erdmann (une perruque et des fausses dents, et hop, le tour est joué !). On le devine tout de suite, l’un a honte de l’autre, et vice versa (on ne sait pas pourquoi, mais c’est comme ça). Et surtout, l’opposition est immédiate dès le premier contact : coiffure nickel contre chevelure filasse, capitalisme contre hédonisme, planification contre improvisation, sérieux boum-boum contre humour prout-prout, on en passe et des meilleurs… Une telle outrance dans la caractérisation ordonne en soi l’échec global du film, qui se prend hélas trop au sérieux pour espérer tutoyer la cruauté subversive qu’un Dino Risi ou un Alex de la Iglesia n’auraient pas manqué d’insuffler à une telle intrigue. On ne sent jamais Maren Ade faire preuve de délicatesse vis-à-vis de ceux qu’elle filme, le rapport de force étant trop grossier pour bâtir une évolution d’un côté comme de l’autre. D’autant que son film, sous son allure assez mensongère d’étude patiente et régénératrice des rapports humains, ne raconte finalement rien.

Que tirer d’une telle intrigue ? Déjà clairement pas l’idée d’un rapprochement entre un père et sa fille, les deux restant en permanence coincés dans leurs bulles respectives. Pour résumer, Ines est une capitaliste dominatrice et égocentrique (elle humilie un employé de spa pour un massage moyen, elle pousse son amant à se masturber devant elle au lieu de la baiser, elle veut provoquer des licenciements chez les ouvriers, etc…) tandis que Toni est un père intrusif et profondément casse-couilles qui s’arroge le droit de gâcher l’existence de sa fille sous le seul prétexte qu’il rejette son mode de vie. D’autant qu’entre les deux, toute perspective d’explication ou de remise en question est systématiquement réduite à un dialogue de sourds, tant aucun feed-back ne s’installe dans les échanges verbaux. Des échanges creux et patauds qui formatent ici la totalité du scénario, du moins quand Maren Ade ne nous assomme pas avec d’interminables bavardages sur l’outsourcing, l’Union Européenne, les tortues, les œufs peints et la râpe à fromage dont on se fiche éperdument. Aucune ambiguïté ni complexité ni évolution psychologique ne peuvent alors prendre racine au fil du récit, et lorsqu’une soudaine étreinte finale est censée marquer la réconciliation accomplie entre le « gentil » lourdaud et la « méchante » libérale, on fait tout de suite la grimace. Maren Ade n’a pas traité son propos, elle l’a survolé (au mieux) ou sacrifié (au pire).

De même que ce scénario étiré pour pas grand-chose sur 2h42 (!) s’en tient à un canevas des plus conventionnels, l’humour que prône Toni (et sans doute Maren Ade) comme antidote au conformisme moribond échoue ici à créer un judicieux effet de contrepoint. Les blagues (répétitives) et les déguisements (idem) de Toni ne valent en fin de compte pas mieux qu’un sketch miteux du Collaro Show, le personnage ne comptant que sur un faux dentier et des piments scatos (on l’entend lâcher un pet en pleine soirée mondaine : hahaha LOL) pour semer son poil à gratter. Bon courage pour guetter la moindre trace de politiquement incorrect là-dedans, y compris quand Toni se fait passer pour un négociant en marchandise humaine lors d’une conférence sur la Roumanie. Le personnage est même puni pour sa connerie lorsqu’une remarque a priori sans intérêt engendre par sa faute le licenciement d’un ouvrier. Il en va de même pour Ines, dont l’humiliation atteint un stade plus critique : déjà ridiculisée dans une improvisation gênante de Whitney Houston, la voilà qui atteint le point de non-retour par une scène de brunch raté où une robe coincée la contraint à recevoir ses invités en tenue d’Eve. Dans ces deux moments, le rire intervient sans difficulté, mais il suscite un abominable embarras : le film prend alors la dimension d’un tribunal où le rire serait une arme que Maren Ade nous inciterait à utiliser pour condamner ses personnages. D’autant que cette apparition loufoque du père coincé dans un énorme costume de BigFoot face à sa fille totalement à poil ne fait que servir le manichéisme bêta du récit. Trop déguisé d’un côté, trop dénudée de l’autre : les deux se renvoient leur médiocrité, et hop, la réconciliation après le malaise ? Ben voyons…

L’humour n’est pas une chose facile à installer lorsque l’on souhaite lézarder un quotidien trop bétonné, et Maren Ade, faute d’idées et de subtilité, en fait ici les frais. Sa façon de décliner un scénario finalement bien creux va d’ailleurs de pair avec le manque total de relief cinématographique de sa mise en scène : si l’on met de côté la scène du brunch (laquelle présente malgré tout un découpage solide de l’action), tout tient ici sur la toute-puissance du dialogue et jamais sur la scénographie ou la spatialisation des enjeux. A l’inverse de ses précédents films, la réalisatrice compte ici sur une esthétique grisâtre de série policière allemande et une caméra à l’épaule tout à fait désincarnée pour créer une illusion de proximité avec des personnages qu’elle semble détester – inutile de préciser que ça ne suscite rien d’autre que l’indifférence. Les réceptions cannoises ont leurs mystères que la raison ignore, et en dépit de cette unanimité hautement zarbie qui aura célébré Toni Erdmann, difficile de croire qu’un tel enthousiasme sera à nouveau de rigueur auprès d’un public non rodé à l’effet Cannes.

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