The Murderer

Retrouvez notre dossier consacré au festival de Cannes 2011

On s’étonne, avant que ne débute The Murderer, de voir le logo de la Fox, célèbre major américaine. C’est en fait la branche internationale de cette dernière qui coproduit le film – une première pour une œuvre coréenne. On ne peut s’empêcher d’y voir une confirmation supplémentaire de l’hégémonie, dans le domaine du thriller, de cette cinématographie qu’on a vue littéralement exploser il y a maintenant une petite dizaine d’années en un renouveau qui profitait avant tout aux genres. Le film de vengeance, celui de serial killer ou encore, ici, celui de chasse à l’homme, tous des sous-catégories du thriller, sont désormais coréens et plus tellement américains. Après Bong Joon-ho (Memories of Murder, 2003) et Park Chan-wook (Old Boy, 2004), Na Hong-jin en a fourni une nouvelle preuve d’un noir éclatant avec The Chaser (2009), une course contre la montre simplement bluffante où un ex-flic corrompu devenu maquereau pourchassait sans relâche le détraqué sexuel qui avait sauvagement assassiné trois de ses filles. Dans ce second long-métrage, qui a reçu cette année à Cannes les honneurs d’une sélection officielle dans la belle section Un Certain Regard, le cinéaste profite visiblement de ce soutient hollywoodien pour gonfler ses ambitions et, de fait, l’ampleur visuelle et pyrotechnique de leur résultat. Même si elle nuit à la qualité de l’ensemble et maintient ainsi celui-ci en-deçà de son devancier The Chaser, on préfère la manière dont Na Hong-jin joue au jeu du « plus » (qui ne veut donc pas dire du « mieux ») à celle de Kim Jee-woon dans son J’ai rencontré le Diable qui sortait également ce mois-ci en France. Car celle-ci tendait à l’épuisement fanfaron d’un genre, à la surenchère assurément virtuose mais purement démonstrative, dénuée de fond, de réflexion sur la violence portée au-delà de bien des limites, bref : de vision du monde autre que (peut-être) celle, éculée, d’une société absurde fondée sur une justice arbitraire. The Murderer dénote au contraire une volonté respectable de préciser le cadre de l’histoire et d’élargir ainsi les enjeux de celle-ci, mais elle cohabite parfois mal avec les partis-pris formels du réalisateur qui ne font néanmoins que confirmer son statut de nouveau metteur en scène important dans son pays…

Le métrage s’ouvre sur une carte expliquant au spectateur occidental que la région dans laquelle débute l’action est celle où se rencontrent Corée du Nord, Chine et Russie, la Préfecture Coréenne Autonome de Yanbian. Environ 800 000 Sino-Coréens, les Joseon-Jok, y vivent, et plus de la moitié d’entre eux a fait le « choix » de survivre grâce à des activités illégales en Corée du Sud, l’autre pays riverain de la Mer Jaune. Ce carton donnerait presque le sentiment que ce qui va suivre est moins un thriller musclé qu’un drame à fort ancrage géopolitique. C’est peu ou proue ce que confirme la première heure. Pour Gu-nam, chauffeur de taxi de Yanji, la principale ville de Yanbian, il est déjà question de meurtre, puisqu’il trouve comme seul moyen de rembourser ses dettes de jeu l’exécution d’un contrat que lui soumet Myun, un chef mafieux bouffon mais dangereux : aller tuer un homme à Séoul. Pourtant, Na Hong-jin prend le temps de nous présenter un cadre, un décor, une société misérable qui a de sérieux airs de bidonville quand bien même elle se situe au carrefour de trois grandes puissances mondiales. La mise en scène allie les plans d’ensemble restituant le chaos social de la ville, grouillante, sale, pleine de vapeurs toxiques (qui suffisent à justifier le choix d’une photographie dont le gris vire parfois au jaunâtre) et les gros plans par exemple sur les combats de chiens qu’organise Myun tandis que Gu-nam le rencontre. « Tu ne veux quand même pas finir comme ces chiens ? » lance le premier au second. Le protagoniste partage au moins avec ceux-ci une rage dont il parle en voix-off au début du film. Une rage sociale qui semblera le tirer vers l’avant tout au long de la course effrénée dans laquelle il ne tardera pas à être embarqué malgré lui…

Par rapport à The Chaser, ce nouvel opus ne s’ouvre pas seulement au monde par cet ancrage géographique et social mais également au drame par l’intégration d’un pan amoureux dans le scénario : si Gu-nam accepte le contrat de Myun, c’est aussi parce qu’il espère retrouver, à Séoul, la trace de son épouse dont il n’a plus de nouvelles depuis trois mois alors que c’est précisément pour lui payer un visa qu’il s’est couvert de dettes. Cet enjeu supplémentaire suffit à entretenir un suspense au cours de la première heure : les jours passent (au contraire, The Chaser concentrait son action sur seulement deux jours et un espace très restreint) et on craint pour lui – et pour sa petite fille que Myun menace – que le protagoniste oublie le meurtre qu’il doit commettre au profit de la recherche passionnée de celle qu’il paraît aimer et haïr à la fois. Mais tout s’accélère et à peine Gu-nam a-t-il repéré sa cible que sa machination ultra-précise est au point et qu’il passe à l’acte… avant de se faire devancer par les hommes d’un proche de la victime, venus eux aussi l’assassiner pour une raison que l’on ne découvrira que tardivement. Le coup de théâtre lance la poursuite qui devient presque immédiatement prétexte à un hallucinant ballet de violence urbaine. Dès lors, il ne faudra plus compter sur des pauses dans le récit où le cinéaste prenne un tant soit peu de temps pour resituer les enjeux : ceux-ci s’accumulent à mesure que de nouveaux personnages entrent en scène, tous corrompus, qu’ils soient flics, mafieux miteux de Yanbian ou gangsters en costume trois-pièces de Séoul. Le montage director’s cut qui sort en occident, raccourci d’une quinzaine de minutes par rapport à celui montré en salles aux Coréens, va encore plus droit au but, privilégiant l’action pure, enchaînant les morceaux de bravoure à une vitesse incroyable et réduisant du coup à pas grand-chose la caractérisation des seconds rôles, sauf lorsque le talent des acteurs suffit à l’assurer : Kim Yun-seok, le « chaser » du précédent opus, est ici hallucinant dans le rôle de Myun, d’apparence pouilleuse, l’air au bout du rouleau et pourtant capable d’un déchaînement de violence incroyable !

On aurait aimé que les partis-pris narratifs soient davantage tranchés, et être invité à centrer notre attention avant tout sur le point de vue du personnage principal, le titre « français » du film laissant encore plus attendre un tel resserrement qui, contrairement à The Chaser, ne vient pas ici, ou pas suffisamment. Multipliant les figures impliquées dans une course-poursuite de plus en plus démesurée, le réalisateur est contraint de quitter par moments Gu-nam pour nous montrer, en des apartés inégaux, le degré de folie violente de ceux qu’il a à affronter et à fuir. On retiendra bien sûr les carnages de Myun où, comme dans l’ensemble du film d’ailleurs, toutes sortes d’armes blanches sont utilisées, et même un os de gigot – une fonction qu’il n’avait probablement pas remplie au cinéma depuis… 2001 – l’Odyssée de l’Espace de Kubrick – sous les coups duquel on entendrait presque les crânes se fendre ! Un plan où, dans un couloir mal éclairé, il avance au milieu des cadavres, évoque un passage mythique d’Old Boy, à ceci près néanmoins que Na Hong-jin choisit de ne montrer que le résultat du carnage, de même que par moments il ne montre que l’amorce de l’acte violent et recourt alors à des ellipses fulgurantes. Reste que, là encore, on peine à vérifier à l’échelle du film entier ce que l’on aurait aimé voir être un choix de mise en scène plus affirmé. Comme à de rares moments de The Chaser, l’ultraviolence frôle parfois ici le déballage complaisant. Au final, c’est bien le remarquable mélange d’ampleur et de véracité, de modernité et de sauvagerie primale des courses-poursuites, des carambolages ou de la plupart des combats que l’on retiendra : grâce à un découpage ultra-vif (le film comporte plus de 5 000 plans, ce qui pourrait bien être un record), on saisit aussi bien les tôles qui se froissent en gros plan (sans besoin de numérique !) que les mouvements d’ensemble, autant les os qui craquent que les batailles homériques à un contre vingt. Il était donc presque souhaitable que nous perdions par moments le fil des règlements de compte entre tel et tel personnage. En ayant été attentif au moindre détail de The Murderer, on aurait certainement mis trop de temps à se remettre du choc…


Réalisation : Na Hong-jin
Scénario : Chihiro Itou, d’après le roman de Hiroshi Mori
Production : Han Sung-goo

Bande originale : Kawai Kenji, Jang Young-gyu et Lee Seung-yup
Photographie : Lee Sung-je
Montage : Kim Sun-min
Origine : Corée du Sud
Titre original : Hwanghae / The Yellow Sea
Date de sortie : 20 juillet 2011
NOTE : 4/6

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