Suburra

REALISATION : Stefano Sollima
PRODUCTION : Rai Cinema, Cattleya, La Chauve Souris, Cofinova 11, Haut et Court
AVEC : Pierfrancesco Favino, Elio Germano, Claudio Amendola, Alessandro Borghi, Greta Scarano, Giulia Elettra Gorietti, Antonello Fassari, Jean-Hugues Anglade
SCENARIO : Stefano Rulli, Giancarlo de Cataldo, Sandro Petraglia, Carlo Bonini
PHOTOGRAPHIE : Paolo Carnera
MONTAGE : Patrizio Marone
BANDE ORIGINALE : M83
ORIGINE : France, Italie
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 9 décembre 2015
DUREE : 2h15
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Magradi est un parlementaire de la majorité. Numéro 8 est un truand qui vit avec Viola, sa petite amie toxicomane. Sabrina est une escort-girl. Sébastiano est un arriviste chargé de relations publiques qui se retrouve manipulé par une famille de Tsiganes. Ces personnages ne se connaissent pas, mais sont tous liés par un projet immobilier baptisé Waterfront, qui consiste en une réurbanisation du littoral d’Ostie afin d’en faire le nouveau Las Vegas. Ils sont surtout liés par un homme : le Samouraï, ancien membre des Noyaux armés révolutionnaires et de la bande de la Magliana, devenu un « roi de Rome » autoproclamé qui fait l’intermédiaire entre le monde du crime et celui de la politique…

Pour la petite histoire, le mot Suburra fait référence au fameux quartier de Subure, autrefois considéré comme l’un des quartiers les plus pauvres et les plus malfamés de la Rome Antique. En plus d’être précédé d’une épouvantable réputation à cause des bas-fonds sordides qui le composaient et de la violence qui y régnait, ce quartier aura surtout vu la naissance et l’éducation d’un illustre empereur romain, un certain Jules César. Le simple fait d’imaginer que l’époque la plus florissante de l’Empire Romain ait pu trouver racine dans ses zones les moins reluisantes n’est pas si étrange que cela, tant le second film de Stefano Sollima (fils du grand Sergio Sollima, alias le réalisateur du mythique Colorado) s’en fait l’écho le plus contemporain en peignant le tableau d’une Italie corrompue à double visage, irrémédiablement poussée au bord de l’abîme. Un empire qui s’effondre, un chaos qui s’installe : on voit d’ici le tableau, certes, mais peut-être pas au point de s’imaginer tomber sur le nouveau Gomorra, surtout après un premier long-métrage relativement inégal (A.C.A.B : All cops are bastards). Sauf que voilà, un simple quart d’heure de pellicule suffit ici à nous infliger un knockout sensoriel rare, très vite confirmé au centuple par la puissance dévastatrice d’une fresque chorale qui englobe tout et qui n’oublie rien, à commencer par ses enjeux et ses personnages. Injustement sacrifié lors d’une sortie technique en décembre 2015, Suburra fut une surprise de taille dont les velléités de mise en scène, pour le coup inattendues en plus d’être virtuoses, ne sont pas loin de réussir à égaler le travail esthétique et sensitif d’un certain Nicolas Winding Refn. Cela vous semble exagéré ? Attendez de voir le film…

Les différents destins qui graduent le système de corruption révélé par Suburra (adapté du roman éponyme de Carlo Bonini et Giancarlo de Cataldo) forment en soi une mosaïque des différentes strates sociales de la nouvelle Rome, tous concernées de près ou de loin par un projet immobilier sur la ville d’Ostie. Lesquelles, à force de ne pas contrôler leurs chiens fous et de laisser l’instinct dicter chaque action (surtout avec le crime et la corruption en intraveineuse), menacent le système entier d’une irrémédiable implosion. Politique, Mafia et Vatican sont ici renvoyés dos à dos au fil des échanges et des embranchements narratifs, toujours au travers de différentes affaires d’argent, de drogue, de prostitution ou de blanchiment d’argent. Tout est lié, même par de savants jeux d’arrière-plan : par exemple, dans une scène de déjeuner entre Malgradi (Pierfrancesco Favino) et le Samouraï (Claudio Amendola) dans un luxueux restaurant, un œil attentif ne manquera pas de remarquer que deux cardinaux du Vatican déjeunent à la table juste derrière. Histoire de ne pas se perdre dans un chaos sociétal qu’il lui est nécessaire de mettre progressivement en place, Sollima opte donc pour une structure maîtrisée de film choral, où chaque interaction entre les personnages sert l’enjeu qui la sous-tend sans jamais se fourvoyer dans un tricotage scénaristique trop artificiel. Mais ce qui épate vraiment ici, c’est de voir avec quelle fluidité le réalisateur arrive à parcourir – et à enrichir – une bonne quinzaine de destins tout en prenant toujours soin de raccorder subtilement toutes les pièces de son intrigue-puzzle.

A bien des égards, cette écriture somptueuse doit autant à la justesse des situations – pas un seul bout de gras à relever – qu’à la caractérisation de tous ces personnages par le raccordement approfondi à leur milieu social – ce qui aide à les humaniser et à bannir la caricature. Que certains personnages soient parfois lâches et brutaux importe ici moins que le fait de les découvrir comme instables, voire même à l’extrême opposé d’un schéma humain sécurisé – nombreux ici sont ceux qui se fourvoient dans des chimères fatales ou des complexes œdipiens mal digérés. Un détail semble particulièrement frappant : la majorité des personnages sont ici désignés par des surnoms aussi évocateurs que jamais intellectualisés (« Numéro 8 », « La Dague », « La Gale », « Le Cafard », « Le Samouraï », etc…), un peu comme si ce symbolisme, imposé comme tel sans raison apparente (juste des noms qui « font effet » ?), dictait en soi leur comportement ou définissait leur statut au cœur même du système. D’une certaine façon, Suburra dévoile moins des personnages travaillés (et pourtant, ils le sont déjà tellement !) que des figures mythologiques, avant tout définies par des rapports de force permanents : on peut remarquer que les rapports humains se pervertissent ici au travers d’une suite de face-à-face où le ton, tantôt cordial tantôt tendu, finit par amener l’un à menacer l’autre. Le tout dans une Rome on ne peut plus vénéneuse qui voit son passé de cité impériale ressurgir à chaque coin de rue filmé par Sollima.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la structure narrative du film prenne alors l’allure d’un compte-à-rebours quasi biblique, sous la forme de sept chapitres qui reflètent les jours précédant l’Apocalypse. Tout est lancé dès le début par une myriade de tragédies en cascade : la crise qui menace le système économique italien, l’overdose mortelle d’une prostituée mineure lors d’une orgie sexuelle avec Malgradi, l’élimination impitoyable d’un témoin gênant pour le Samouraï, le meurtre du fils d’un truand tsigane et le retrait visiblement imminent du souverain pontife au Vatican. Dès lors, l’équilibre est rompu, les jeux de manipulation régissent aussi bien le verbe que le silence, et les actes de vengeance se multiplient jusqu’à rompre la « trêve » entre les différentes factions du crime organisé. Jusqu’à ce que le fameux « empereur », censé servir de passerelle apaisante entre les milieux criminels et politiques, ne se retrouve à son tour criblé de balles dans une ruelle inondée, annonçant ainsi par sa mort l’écroulement absolu du système.

Avant cet instant fatidique, les signes se seront multipliés par le biais des éléments. D’abord la pluie, qui déverse son torrent sur Rome lorsque la situation tourne à la catastrophe, et ensuite le feu, qui apparait ici en contrepoint – vision-choc d’un bâtiment qui brûle sous des trombes d’eau. Le feu et l’eau sont ici les ingrédients de l’Apocalypse : le premier illustre l’appétit dévorant des âmes ambitieuses tandis que le second, ici débarrassé de son image d’élément de purification, se contente de les noyer dans leur environnement. On y verra un magistrat « intouchable » qui pisse sur la ville depuis son balcon après une partouze particulièrement enflammée. On y verra le père du très naïf Sebastiano (Elio Germano) se jeter dans les eaux du Tibre après un dialogue de sourds avec son fils. On y verra Viola (Greta Scarano), couverte de sang suite à un meurtre qu’elle a commis sur un coup de tête, se recroqueviller sur un petit rocher tandis que l’eau de la mer monte peu à peu autour d’elle. On y verra enfin cette eau sortir tout à coup d’une bouche d’égout, prête à inonder les rues de Rome d’un déluge sans fin et à engloutir les vestiges d’un système corrompu n’ayant jamais cessé de prôner malgré lui sa propre extinction.

Dans le monde de Suburra, le jour et la nuit ne font plus qu’un. Ils ont d’ailleurs chacun le même impact si l’on s’en tient exclusivement aux choix photographiques de Sollima, tant la lumière au sens large – soleil de plomb ou néon démon – s’invite toujours dans le cadre pour aveugler ou fausser les destins qui s’y meuvent. Chaque être humain semble ici en sursis, isolé aussi bien dans des décors modernes que dans d’antiques cocons architecturaux, tous harmonisés par la lumière naturelle ou rougeoyés par d’agressifs jeux de néon. Paradis et enfer mêlés, sans distinction possible. Toutefois, une image au relief esthétique très prononcé ne serait évidemment qu’une belle coquille vide sans un son capable d’en épouser pleinement la grammaire sensitive. C’est justement là que le choix d’une bande-son intégralement composée des musiques du groupe français M83 se révèle génialement diabolique. A des années-lumière d’un coup marketing pas très intelligent ou d’une enjolivure sonore censée contrebalancer un éventuel manque d’émotion (un reproche récurrent concernant l’usage de la musique dans une œuvre de cinéma, souvent à raison), ce choix artistique aide au contraire à intensifier le caractère fataliste des événements. De même que le style de M83, rattaché aussi bien au courant ambient qu’à la musique électro, s’est toujours distingué par ses ambiances mélancoliques et planantes, qui portent en elles un puissant sentiment d’élévation.

Au début du film, le célèbre Midnight City sert d’accompagnement à une fiesta huppée sur les hauteurs de Rome, avec un bâtiment antique redessiné par des néons, et ce juste après une discussion houleuse au Parlement romain – une façon efficace de rattacher cette Rome corrompue et insouciante à sa chute imminente. Peu après, We own the sky sublime un couple de truands qui s’enlacent sur un balcon surplombant un club blindé de lumières agressives – la sensation de fatalité pour deux êtres en quête d’un rêve inaccessible est ici totale. Même le victorieux Outro accompagne ici l’idéalisme de Numéro 8 en le montrant dessiner son projet immobilier sur la buée de sa fenêtre – cette musique reviendra ironiquement peu après en lançant le générique de fin de façon tonitruante. Quant à cet usage du superbe Wait (avec son leitmotiv « No time ! ») pour accompagner l’assassinat de Numéro 8 (ici visualisé à travers le subjectif d’une Viola en plein trip sous héroïne), il inaugure l’ultime chapitre sur un torrent émotionnel de premier choix. Pour autant, ces 135 minutes de projection sont déjà en soi un torrent, emportant chaque détail de la narration tout en nous enveloppant dans son mouvement, et ce sans aucun obstacle à son crescendo de noirceur abyssale. Autant dire qu’on sort de ce film-étau dans un sacré état, à mi-chemin entre la transe et la délivrance. Un coup de maître ? Sans aucun doute.

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