Memento

REALISATION : Christopher Nolan
PRODUCTION : Newmarket Capital Group, Team Todd, I Remember Productions, Summit Entertainment
AVEC : Guy Pearce, Carrie-Anne Moss, Joe Pantoliano, Stephen Tobolowsky
SCENARIO : Christopher Nolan
PHOTOGRAPHIE : Wally Pfister
MONTAGE : Dody Dorn
BANDE ORIGINALE : David Julyan
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Memento
GENRE : thriller
DATE DE SORTIE : 11 octobre 2000
DUREE : 1H53
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Leonard n’a qu’une idée en tête : traquer l’homme qui a violé et assassiné sa femme afin de se venger. Sa recherche du meurtrier est ardue car il souffre d’une forme rare et incurable d’amnésie. Bien qu’il puisse se souvenir de détails de son passé, il est incapable de savoir ce qu’il a fait durant le quart d’heure précédent, où il se trouve ni où il va ou encore ce qui motive ses déplacements. Pour ne jamais perdre son objectif de vue, il a structuré sa vie à l’aide de fiches, de notes, de photographies, de tatouages sur le corps. C’est ce qui l’aide à garder contact avec sa mission, à retenir les informations et à garder une trace, une notion de l’espace et du temps.

Plus que d’avoir révélé au monde le talent de Christopher Nolan, Memento porte toute l’essence de son cinema à venir. Ce coup de genie, le réalisateur a souvent été proche de le reproduire mais sans jamais retrouver cet éclat initial.

Memento : le nouveau supplante-t-il vraiment l’ancien ?

Le nouveau supplante l’ancien. C’est une règle que la vie nous apprend elle-même. La survie passe par le changement et l’on ne peut se contenter du familier, du connu. Le cinéma ne fait pas exception ! Son langage évolue, il rejette/intègre/réinvente (rayez la mention inutile) les formes du passé pour tendre vers quelque chose de différent. C’est naturel. En revanche, la réception du public face à cette évolution est une autre paire de manche ! Nous pouvons nous inquiéter de la nouveauté et la repousser si elle anticipe trop nos attentes. Les œuvres entrent parfois en phase avec le public plusieurs années après leur création. Mais elles peuvent également être accueillies avec exagération. Rien ne reflète mieux les réceptions hyperboliques que la formule « le meilleur film depuis… ». L’expression se mue aujourd’hui en vaste blague, vidée de sa substance. Si elle pousse à comparer de manière hasardeuse des œuvres qui n’ont, au plus, en commun que leur genre, la régularité de son emploi prête aussi à sourire. Elle se voudrait le marqueur d’une grande révolution, le franchissement d’une nouvelle étape de ce que l’on nomme l’art cinématographique. Or, la périphrase devient un absurde moyen de communication, censé nous faire croire que nous avons droit à la plus belle représentation au monde tous les trois mois. Le passé serait battu de plus en plus rapidement. Selon cette logique, la qualité ne ferait que suivre une courbe exponentielle et monterait toujours plus haut. Le seul cycle d’avènement et de chute des empires suffirait pourtant à rendre illusoire une telle pensée. Par-là, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de se poser en conservateurs aigris qui répètent à qui veut l’entendre que le cinéma était bien mieux autrefois ; on a plutôt envie de rappeler que l’industrie se compose d’êtres humains, faillibles, en dépit des pouvoirs qu’ils agrègent et des succès qu’ils rencontrent.

Aucun cinéaste contemporain n’incarne mieux que Christopher Nolan la course au « toujours plus grand » et au « toujours plus beau ». Les superlatifs ne manquent jamais pour parler d’un cinéaste considéré tantôt comme un génie, tantôt comme un imposteur. Dans le flot des premiers retours, on crie au génie, on se laisse aller au tweet facile et on se plaît à penser que le nouveau Nolan est plus grandiose encore que le précédent. Or, l’auteur du présent article ne peut que fortement contester ces affirmations à répétition. Car à ce jour, sa meilleure réalisation reste celle signée à ses débuts. Second long-métrage après Following, Memento va contenir l’essence de son cinéma. Il y démontre déjà tout ce qui en fera les plus grandes qualités comme les plus enquiquinants défauts. Mais, est-ce grâce à l’arrogance ou l’inconscience de la jeunesse ? En effet, il n’arrivera jamais plus à joindre avec autant de pertinence ses bons et mauvais côtés. Aussi complexe que limpide, Memento mérite qu’on s’y replonge alors que l’œuvre ne fait plus couler beaucoup d’encre de nos jours. L’ironie, c’est que le principe d’une nouveauté remplaçant l’ancien est au cœur de sa mécanique. À moins que…

Christopher Nolan, l’architecte

Durant une interview, on demande à Nolan s’il peut schématiser la chronologie de Memento. Bien que se disant peu apte à cet exercice de synthèse, le réalisateur exécute promptement son dessin. Le schéma n’est pas qu’un simple résumé du film, auquel on demanderait d’être compréhensible, accessible et de révéler la mécanique du film. Il nous frappe par son caractère esthétique. On trouve là le début de Christopher Nolan comme cinéaste-architecte. Si son univers visuel n’a jamais été excessivement marqué (ses détracteurs diront même que c’est tout l’inverse), Nolan a toujours exprimé une passion pour utiliser les outils de narration cinématographique et voir ce qu’il peut élaborer avec. Il joue de la temporalité, de l’imbrication des récits et du détail anodin se révélant crucial avec un goût de la construction assez unique. Il en résulte des œuvres dont la narration arrive à se faire intrigante, captivante et finalement émouvante. Après tout, c’est ce que Nolan veut atteindre. Il ne voit pas autrement la structure de Memento que comme la meilleure solution pour faire partager l’état de son personnage principal privé de mémoire à court terme.

Toutefois, Nolan prend en compte les obligations qui sont celles d’un architecte. Celui-ci peut proposer une bâtisse à la structure innovante et impressionnante mais sans écarter que celle-ci sera un lieu de vie. En conséquence, sa construction se doit d’être fonctionnelle et de répondre suffisamment aux besoins des personnes qui y transitent. Cela nourrit les défauts du cinéma nolanien qui ne s’écarte jamais totalement d’impératifs fonctionnels, comme si le cinéaste craignait de ne pas satisfaire les exigences du public. De peur que la compréhension de son œuvre échappe au spectateur, il truffe ses films d’indications égratignant au passage la construction. À différents degrés, cela se retrouve dans tous ses long-métrages… à l’exception de Memento. L’alliage si implacable du fond et de la forme retourne les défauts en qualités. Pour en expliquer la valeur, la suite du texte va évidemment dévoiler l’intégralité de l’intrigue et nous vous invitons à interrompre la lecture si vous n’avez pas vu le film.

D’une certaine manière, Nolan oppose son conflit en tant que créateur à celui du spectateur : autrement dit, le public doit-il effectuer une lecture émotionnelle ou intellectuelle de ce qu’il voit ? La question se pose d’autant plus devant un film qui chamboule la chronologie. Est-ce qu’il faut considérer l’œuvre selon l’ordre imposé et se laisser porter par les émotions qu’elle engendre ? Ou faut-il répondre au besoin de logique de notre cerveau et rétablir dans notre esprit la linéarité des évènements dont l’œuvre nous prive ? Le cœur l’emporte-t-il sur la raison ou l’inverse ? Dans un premier temps, nous allons satisfaire ce souci de clarté en replantant pragmatiquement l’histoire.

Memento : on retrace le synopsis

Après une agression, Leonard a subi un traumatisme et n’a plus de mémoire immédiate. Son handicap l’a conduit à tuer accidentellement sa femme par des injections répétées d’insuline. Devant cette perte qu’il ne peut gérer, il s’invente une nouvelle version des faits où sa femme est tuée dans l’agression et il cherche à la venger. Avec l’aide d’un policier louche nommé Teddy, il retrouve et liquide le coupable mais sa simili-vengeance ne modifie rien à son état. L’agent l’utilise alors pour ses affaires et lui fait tuer un dealer en le faisant passer pour le responsable de l’agression. Prenant conscience de la manipulation, Leonard sème des indices pour désigner Teddy comme l’assassin de sa femme et s’assurer qu’il le tue pour se libérer de son emprise.

Jeux d’écho

Une des riches idées de Nolan sur Memento est de ne pas en avoir fait une boucle. C’est d’ailleurs un piège d’interprétation. Dans les faits, Leonard est effectivement prisonnier d’une boucle, l’exécution d’une vengeance ne procure aucune délivrance et n’ouvre que le début d’une nouvelle. En ce sens, le film commence et se termine sur un meurtre dans l’exact même lieu. Néanmoins, la structure du long-métrage n’est pas pour autant cyclique ; comme le montre le schéma présenté plus haut, le début et la fin ne se rejoignent pas. Nolan ne met pas en forme une boucle quelconque dans le système de Leonard. S’il avait choisi cette voie, Memento n’aurait été rien de plus qu’un court-métrage étiré. Le format a donné lieu littéralement à un sous-genre de cet exercice « original » consistant à superposer le début et la fin d’une histoire. Nolan affirme déjà une ambition supérieure et désire raconter la mise à mort du système créé par Leonard. Pour remplir son objectif imaginaire, Leonard s’est tatoué plusieurs informations sur le corps. Le dernier élément qu’il ajoute est la plaque d’immatriculation de la voiture de Teddy. Cet apport fait de Teddy le coupable définitif de sa quête vengeresse et aucune autre personne ne pourra suivre. Nolan se détourne ainsi de la prétendue « surprise » de voir une œuvre sans début ni fin. En refusant une mécanique cyclique, il questionne au contraire le spectateur sur ce qui est le début et ce qui est la fin.

Ce choix le renvoie à sa propre façon de regarder le film. Le cerveau dira que la fin du film correspond au début du montage, soit Leonard tuant Teddy et contemplant la photo de son cadavre. Le cœur dira que la fin du film est celle que présente le montage, soit Leonard prenant la décision de piéger Teddy. On note avec ironie que chaque interprétation se fait le contraire de ce que ressent le personnage. Le choix intellectuel suit un personnage succombant à un appel émotionnel et le choix émotionnel suit un personnage prenant une décision réfléchie. On sent le plaisir du cinéaste à ne pas laisser le spectateur se réfugier trop facilement dans ses convictions. Il en va de même pour ce qui est la première et la dernière image du film qui se répondent. Le dernier plan montre un Leonard oubliant sa décision de tuer Teddy et lâchant un « Et maintenant ? ». Cette ultime réplique lançant le générique de fin aurait tout aussi bien pu être la réplique ouvrant le film. Quant à la première image du montage, elle se concentre sur une photographie de Teddy mort. Cependant, ce début est rembobiné et au lieu de se développer le polaroïd s’éclaircit.

Ce rembobinage sert bien sûr à introduire l’idée d’une narration inversée mais permet surtout de donner une autre portée à cette première image. Elle symbolise la perte de mémoire de Leonard. Le meurtre de Teddy et tout ce qui l’a amené sombrent dans le néant. Leonard en revient à ce « et maintenant ? ». Désormais sans objectif, il plonge dans l’obscurité. Au cours du long-métrage, Teddy reconnaît que Leonard pourrait faire vivre son système sans lui. De plus, on ne sait pas exactement depuis combien de temps il met en œuvre cette pratique. Comme il a rectifié le dossier de la police pour coller à sa version de l’histoire, Leonard effacera peut-être le dernier tatouage pour relancer la machine. Ou peut-être retournera-t-il végéter dans une institution. C’est certainement ce choix qui siérait plus à Nolan, arguant ainsi que son film et ses personnages n’existent pour nous que dans le cadre qu’il propose.

Mettre en scène le point de vue interne

On en revient à la préoccupation première du cinéaste qui guide tous ses efforts de structure : retranscrire la perception de son personnage principal et ses sentiments. En ce sens, il échappe à une simple inversion de la chronologie comme peut l’être Irréversible de Gaspar Noé ou 5×2 de François Ozon. Si l’on retourne au schéma déjà mentionné, on voit que le film ne s’achève pas avec le début de l’intrigue mais avec son milieu. Il se construit autour de deux axes : l’un en couleur qui nous ramène en arrière et l’autre en noir et blanc qui nous permet d’aller de l’avant. L’astuce semble complexifier vainement la narration, sachant en plus qu’il faudra du temps au spectateur pour situer dans la diégèse la partie en noir et blanc par rapport à celle en couleur. Cette dichotomie comporte pourtant un intérêt primordial pour Nolan : faire cohabiter deux versions de Leonard et donc mettre en avant sa dualité.

Le personnage de Leonard, victime et bourreau

Leonard est à la fois victime et bourreau, il est victime en raison de son état de mental. Les effets de son agression sont permanents et sans possibilité de rémission. Cela en fait une proie rêvée pour les personnages qui le côtoient, le manipulant dans leur propre intérêt sans qu’il s’en aperçoive. Teddy l’utilise pour des plans lucratifs, Natalie en fait l’outil de sa vengeance personnelle et même le réceptionniste du motel essaie de lui refourguer deux chambres. D’ailleurs, nous ne sommes pas très différents de cet entourage. À partir d’un certain temps, nous commençons à prendre l’ascendant sur Leonard. Indubitablement, nous possédons plus d’information qu’il n’en a et savons très bien vers quoi ses actions le dirigent. On en vient à voir Leonard tel un petit animal démuni pour qui nous avons pitié. On éprouve une condescendance qui va se retourner contre nous. Car comme dit plus haut, Leonard est aussi bourreau. C’est lui qui est en situation de contrôle et non le pas si actif spectateur. Qu’importe les circonvolutions inattendues, il suit le chemin qu’il s’est tracé et atteint le but déterminé. Il finit toujours par asséner la mort pour un simulacre de paix. La présence de deux lignes temporelles et de deux Leonard permet de mettre en évidence ce paradoxe. Nolan en joue d’autant plus qu’il fait évoluer notre perception de Leonard dans chaque partie.

Comment Nolan désoriente le spectateur

Dans la chronologie en noir et blanc, Leonard apparaît d’abord comme victime. Ne respectant pas une de ses règles, il répond au téléphone. Après avoir expliqué son état, il se lance dans une longue histoire du temps où il était enquêteur pour une société d’assurance. Il y évoque d’un homme qui a un problème similaire au sien et à cause duquel il a tué son épouse. Il déclare s’être inspiré de cette affaire pour ne pas en reproduire les erreurs. Évidemment, on apprend ensuite que cette histoire est en fait la sienne. Le Leonard en N&B se révèle pour ainsi dire l’homme derrière le rideau. Il n’est pas un individu diminué parlant plus que de raison à un interlocuteur inconnu. Il est celui qui pose les fondements d’une réalité trafiquée. Comme indiqué plus haut, on a reproché à Nolan d’être trop explicatif et de répéter à outrance certaines informations. C’est un aspect gênant de son cinéma mais dans le cas de Memento, cette répétition fonctionne car elle est intrinsèquement liée à la construction du personnage. Face à chaque personne qu’il croise, Leonard présente son handicap et l’on comprend comment il parvient à se tirer d’affaire par le biais de sa fausse histoire. Si l’exposé vise au départ à transmettre des informations à l’interlocuteur et par extension au spectateur, sa répétition lui donne un autre sens. Leonard ressort son laïus moins pour se faire comprendre par autrui (celui-ci est souvent déjà au courant de la situation) que comme un réflexe pour s’auto-convaincre de la véracité de son invention. Cela amène logiquement le même glissement de perception sur le Leonard de la chronologie en couleur. Il est d’office introduit en tant que bourreau, exécutant brutalement une personne. Il se révèle finalement victime de son propre système, incapable de s’extraire d’une décision qu’il a prise. La narration de Nolan nous expose les deux facettes du protagoniste qui vont se rejoindre.

Par cela, Nolan rappelle son rôle de conteur. Une narration ne consiste pas à simplement aligner des faits, ce qui importe est la manière de présenter ses faits et donc d’orienter le ressenti du spectateur dessus. La linéarité favoriserait la compréhension mais cela ne nous travaillerait pas jusqu’à un niveau inconscient. Thématiquement, Memento ne parle que de la culpabilité et du deuil. Il choisit de traiter ces thèmes à travers un personnage dans l’impossibilité de surmonter ces deux processus. Ce dernier opte en conséquence pour une solution de substitution : la fiction. Par le parcours alambiqué du protagoniste, il se dresse un miroir déformé auquel le public ne peut se soustraire. On note à cet effet que la fiction créée par Leonard contient un germe de culpabilité. Consciemment ou pas, il se donne dans la fiction un rôle où sa responsabilité dans la mort de la femme est soulevée. Il a beau se justifier et la rejeter, celle-ci est bien présente comme s’il sait ne pouvoir se défaire de sa faute y compris dans ce fantasme où il devient un romantique ange vengeur.

Le spectateur lui non plus ne peut se soustraire à ce qu’il voit et ce que cela soulève chez lui. Il peut croire qu’il sait comment gérer la culpabilité et le deuil de la même façon qu’il sait comment appréhender le film par l’intellect ou l’émotion. La vérité est que le film le pousse à reconsidérer ses acquis par le voyage qu’il lui soumet. Comme tout bon cinéaste, Nolan le fait en nous prenant à revers. Il nous aveugle par une stimulante expérience ludique, un puzzle qui se reconstitue plaisamment petit à petit avec des détours divertissants (voir la course-poursuite où Leonard oublie quel rôle il joue). Finalement, il balise un chemin pour mieux brouiller nos repères personnels. Les faits se révèlent guidés par les émotions et les émotions dictées par les faits. Cette ambivalence, Nolan ne l’aura jamais aussi bien su la manipuler pour son et notre plus grand profit.

Memento tient donc du pur objet cinématographique, ouvrant un champ théorique où des personnages s’extirpent du néant avant d’y retourner. Il offre une échappée excitante mais bousculant notre manière de penser. C’est un film sans réponse où doivent s’accommoder le cerveau et le cœur qui invite sans fin à s’y confronter.

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