REALISATION : Abdellatif Kechiche
PRODUCTION : Canal+, France 2 Cinéma, Orange Studio, Pathé, Quat’sous Films
AVEC : Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard, Hafsia Herzi, Delinda Kechiche, Kamel Saadi, Sieme Miladi, Estefania Argelich
SCENARIO : Abdellatif Kechiche, Ghalia Lacroix
PHOTOGRAPHIE : Marco Graziapiena
MONTAGE : Nathanaëlle Gerbeaux, Maria Giménez Cavallo
BANDE ORIGINALE : Rémi Barbot
ORIGINE : France
GENRE : Comédie, Drame, Romance
DATE DE SORTIE : 21 mars 2018
DUREE : 2h55
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Sète, 1994. Amin, apprenti scénariste installé à Paris, retourne un été dans sa ville natale, pour retrouver famille et amis d’enfance. Accompagné de son cousin Tony et de sa meilleure amie Ophélie, Amin passe son temps entre le restaurant de spécialités tunisiennes tenu par ses parents, les bars de quartier, et la plage fréquentée par les filles en vacances. Fasciné par les nombreuses figures féminines qui l’entourent, Amin reste en retrait et contemple ces sirènes de l’été, contrairement à son cousin qui se jette dans l’ivresse des corps. Mais quand vient le temps d’aimer, seul le destin – le « mektoub » – peut décider…
L’hiver vient à peine de finir, et déjà le soleil tape fort. Très fort. Il est dans les salles obscures et nous invite à une séance de trois heures. Au terme de laquelle on est littéralement ratatiné sur notre siège, épuisé, essoufflé, à genoux, incapable d’aligner deux mots cohérents l’un derrière l’autre – à part peut-être de vaines onomatopées. Le cœur en montgolfière, le corps trempé de sueur, les muscles défaits comme après une après-midi de sport alors qu’on est resté assis durant 175 minutes : putain mais que s’est-il passé ? Ni plus ni moins qu’un ouragan force 5 de sueur, de chaleur et de sensualité qui nous aura pris par surprise et qui suinte un désir de vie sans commune mesure. De la part d’Abdellatif Kechiche, c’était le minimum à attendre : ce cinéaste franco-tunisien – qui aura imposé en cinq films un style désormais repérable en cinq secondes – continue d’œuvrer pour un filmage se reposant sur la « scène » en tant qu’unité de temps et d’espace où une situation se voit creusée et poussée jusqu’aux limites – voire au-delà – de ses possibilités. On le disait déjà à propos de La vie d’Adèle : la patte Kechiche consiste à tout soumettre – scène, acteurs, spectateurs – à un protocole d’épuisement, visant la dilatation permanente du temps et l’étirement progressif de la durée, afin qu’une vérité cachée – en l’état consubstantielle d’un casting atteint de transe hypnotique – puisse s’inviter comme une fulgurance. Bref, l’authenticité d’un Pialat combinée à la relecture 2.0 d’un précis de mise en scène par John Cassavetes, où la mise à nu des situations et l’énergie folle des échanges écrase toute perspective de propos ou de discours sociologique. Cela dit, on craignait qu’après le pic palmé de La vie d’Adèle (et les polémiques à la con qui auront entaché sa sortie), Kechiche ne baisse soudainement d’un cran. Il n’aura pas fallu plus de dix minutes pour être soulagé et pour constater qu’il s’est encore surpassé.
À l’origine de ce Mektoub My Love : Canto Uno (dont on attend d’ores et déjà le deuxième volet avec une impatience maximale !), il y a donc un roman : La blessure, la vraie de François Bégaudeau, dans lequel ce dernier, sur fond de quête de l’amour et de relecture prolétarienne de la guerre des sexes, lâchait surtout un point de vue à la fois subjectif et comportementaliste sur une adolescence à vif, aussi bien définissable comme phase d’expérimentation que comme rapport sensitif et culturel au monde. Situé durant l’été 1986 et centré sur le vécu estival d’un jeune scénariste, le roman n’est ici pour Kechiche qu’une base de départ. Le cinéaste le retravaille à sa sauce, délocalisant l’action en août 1994 dans la ville de Sète – là où il avait déjà tourné La Graine et le Mulet en 2007 – et explorant un milieu social très différent, mais le principe d’observation sur le cosmos adolescent reste à peu près le même. Un cosmos que l’on investit par les yeux d’un témoin à peu près aussi curieux et largué que nous, et qui, même placé en retrait, semble désireux de tout observer, de tout enregistrer. Tel un artiste en devenir sur lequel le voile peine à se lever, mais qui resterait sur le qui-vive pour capturer la beauté des corps et des êtres, quitte à la tester ou à la provoquer. Le spectre de l’autoportrait pointe si vite son pif qu’on en mettrait notre main à couper : ce jeune homme, Amin (Shaïn Boumedine), jeune et beau franco-tunisien, apprenti scénariste à Paris, observateur taciturne du monde qui l’entoure et cinéphile évident (il regarde des films d’Eisenstein seul dans sa chambre !), c’est sans doute Kechiche lui-même, au temps de sa jeunesse, peu avant son envolée en tant qu’artiste accompli.
Voilà donc Amin qui, pour l’été, retourne à Sète chez ses parents qui y tiennent un restaurant tunisien. Il y retrouve un groupe de filles et de garçons issus d’un peu partout (de Nice à Tunis) qui vivent de virées à la plage, en boîte de nuit, dans les bars, de nuit comme de jour, animés par l’effet de groupe et l’ivresse de l’instant. Certains y travaillent la journée, d’autres se contentent de profiter des vacances. On y tchatche, on s’y baigne, on y rit, on y pleure, on y danse. Et là, forcément, des couples se font et se défont, des plaisirs se testent par-ci, des désillusions se dessinent par-là. Amin, lui, paraît échapper à ce processus de jouissance collective. On peut presque le voir comme un intrus au sein du groupe : même souriant et entouré de filles qu’il semble attirer à lui comme un aimant, c’est le seul qui reste à l’écart des coucheries et des séances de drague. De la timidité ? De la fidélité envers quelqu’un d’autre ? Cela paraît trop simple. Tout comme le Krimo de L’Esquive restait muet dans son amour fou pour sa Lydia vénère, on le sent transi d’amour pour la plantureuse Ophélie (Ophélie Bau), corps de rêve et sensualité à fleur de peau qui en pince hélas pour ce dragueur de Tony (Salim Kechiouche) tout en étant déjà en couple avec quelqu’un d’autre. La première scène, brute de décoffrage, donne déjà le ton du film tout entier : une scène de sexe charnelle et animale en diable, tellement crue qu’on peine à la croire simulée, où tout n’est que jouissance et mouvement du corps. Cette scène de sexe – la seule du film – n’est pas juste là pour faire péter le mercure. Par la présence d’Amin – photographe autant que scénariste – en tant que voyeur discret de ces ébats charnels, elle résume ce à quoi le film va se résumer : une fabrique du regard.
La nudité sera ici avant tout celle du cinéma propre à Kechiche, ici plus épuré que d’habitude : des corps masculins ou féminins, nus ou en tenue légère, à magnifier en Scope dans un scénario qui fait mine de ne pas être défini comme tel, mais où la force des échanges et des situations tient lieu de mise en tension permanente. Un peu comme si, après avoir longtemps fait de leur épuisement un sujet d’expérience, les corps filmés par Kechiche avaient enfin pris le dessus sur le cinéaste. Les voilà devenus des dieux vivants qui irradient, aussi bronzés et voluptueux que le cadre doré et éblouissant qui les habite, mais surtout plus libres de leurs choix et de leurs actions qu’ils ne l’étaient autrefois. Avec – féminisme kechichien oblige – une attention toute particulière accordée au corps féminin dont le cinéaste sublime autant la puissance du corps en mouvement que la sensibilité et l’intelligence, au détriment d’une gent masculine dont il épie avec tendresse les lourdeurs et les faiblesses. On y perçoit quand même l’erreur dans laquelle beaucoup ne manqueront pas de tomber : une vision supposément racoleuse et putassière de la femme, réduite par un cinéaste plus obsédé sexuel qu’autre chose à des gros plans de popotins rebondis. Cette énormité fond ici comme neige au soleil, tant le regard de Kechiche, pour une fois délesté du conflit corps/langage qui irriguait jusque-là les veines de son cinéma, est autant chargé de désir que de pudeur. Son regard se superpose ici à celui d’Amin : timide, secret, en décalage, que l’on sent désireux de vivre cette jouissance et que l’on sait désireux de s’en détacher pour une toute autre raison.
Entre le désir et la retenue, il y a ici une tension qui s’active, conséquence directe de cette hésitation. Une théorie que Kechiche a toujours mise en application sur ses précédents films par son jeu sur la durée des plans et des scènes. On célèbrera là encore sa propension à vouloir mettre chaque chose au bord de l’excès pour mieux créer un effet très retors : plus la scène dure, moins on sait alors s’il faut en réclamer la fin ou au contraire encourager sa poursuite. De ce fait, hésiter entre le « trop » et le « pas assez » a tout à voir avec une mécanique de fièvre, de plaisir et, a fortiori, de suspense. Que sont les films de Kechiche sinon des monuments de tension qui nous rincent et nous épuisent à force de jouer sur nos nerfs et notre attention ? Pourquoi finissait-on La Graine et le Mulet le souffle coupé par la chute tragique d’un long suspense socio-familial ? Pourquoi se sentait-on si mal à l’aise devant cette plongée en apnée dans « l’obscénité du regard » qui caractérisait Vénus Noire ? Pourquoi avait-on l’impression de grandir et de mûrir en temps réel comme l’héroïne de La vie d’Adèle ? Pourquoi trois heures de film chez lui ne semblent jamais durer une éternité ? Ou plutôt, pourquoi désire-t-on à ce point que trois heures de film chez lui puissent durer une éternité ? On a beau se dire – et même constater au premier abord – que Mektoub My Love ne raconte rien ou tout du moins pas grand-chose, et pourtant, tout y est parce que rien ne manque. La vie, bien sûr, si l’on s’en tient à l’échelle macro, mais aussi tout un spectre d’émotions contradictoires et absorbées tout au long d’un flux qui ne semble jamais au point mort. Il n’y a pas une intrigue dans ce film, il y en a plusieurs, des bribes, des marivaudages pourrait-on dire, mais où la colère et la violence sont laissées hors champ au profil d’une euphorie estivale non-stop – Kechiche n’a jamais paru plus optimiste qu’ici. Ce film-là, on ne peut pas juste le regarder. On ne peut que le vivre de A à Z, viscéralement, physiquement, charnellement, intensément.
L’étourdissant désir de liberté que souffle le film dans chaque photogramme se répercute du même coup sur la mise en scène. Les habitués se sentiront tout d’abord en terrain connu sur le tableau d’une humanité qui semble ne jurer que par la bouffe et le sexe : Kechiche a gardé cette façon très particulière de filmer l’une comme si c’était l’autre (ou l’inverse), d’y intégrer des angles et des gros plans pour cadrer des détails a priori trop intimes (la mastication d’un côté, la fornication de l’autre) afin d’en faire des objets de fascination sensitive (chez lui, manger et baiser sont moins des moteurs de survie que de plaisir). Il en est de même ici lorsque Kechiche s’attarde sans discontinuer sur les débordements de la parole et les mouvements du corps, tous deux dépendants du regard objectif de son jeune héros. Côté parole, la tchatche méridionale peut parfois s’étendre au-delà du raisonnable ou de l’intelligible (parfois les mots se chevauchent), mais au bénéfice d’une ivresse poétique qui fait de la langue une redoutable force de persuasion et d’emprise. Côté corps, le mouvement est approché comme une tornade : d’abord à distance, ensuite de plus près, comme si la caméra cherchait moins le contact direct qu’un apprivoisement par phases successives. Et il suffit ici au cinéaste de deux personnages féminins pour faire passer ces deux constats de la théorie à la pratique : d’un côté la brune Charlotte (Alexia Chardard) qui tombe amoureuse par pure emprise des mots doux (forcément faussés) et qui finit par souffrir d’avoir été à ce point aveugle ; de l’autre la blonde Céline (Lou Luttiau) qui se laisse peu à peu gagner par l’ivresse du corps en transe pour au final goûter à tous les plaisirs charnels.
Qu’il s’agisse d’une parole à enregistrer ou de corps à capturer, il y a là-dedans le résumé le plus direct et le plus concret de ce qui constitue la méthode Kechiche : un sujet qu’il s’agit d’aborder avec tact, tel un documentariste qui préparerait son terrain avant de laisser la fiction embraser tout ce terreau de vie et d’ivresse. Avec un résultat magique à la clé. Le fait qu’Amin mette aussi longtemps à proposer à Ophélie de poser nue pour lui est un signe : l’idée était là dès la scène de sexe inaugurale – celle-ci en était même le déclencheur – mais il lui fallait prendre tout son temps afin de savoir comment lui faire sa demande. Tout tient ici sur un instant magique qu’il faut savoir saisir, à l’image de cette naissance de deux petits agneaux que le cinéaste filme à la manière d’un astronome qui scruterait le ciel pendant plusieurs jours en espérant saisir la venue d’une éclipse ou d’une étoile filante. Lorsque l’instant surgit après une longue attente, ce qui a l’air banal – une naissance – devient délivrance, intensité, beauté et rareté, sans obscénité aucune. C’est bien simple : on finit la scène à l’état de fontaine de larmes. Parce qu’on n’a plus l’impression d’être au cinéma.
Structuré selon un habile processus de mise en abyme qui n’est jamais surligné comme tel, ce mode opératoire peut certes dérouter au premier abord, mais parvient à hypnotiser si l’on rentre dans la danse. Et puisqu’on parle de danse, le climax du film sera ici une virée électrisante dans un club inondé de techno, là où le sentiment prend congé au profil d’une pulsation tous azimuts, là où l’ivresse du mouvement pousse une mise en scène toute entière à se courber devant elle, là où la musicalité jusque-là optimale du montage (les virées en plage faisaient office de pauses avant de longs couplets de paroles et de corps) atteint in fine son point de non-retour. Amin, lui, reste fidèle à sa démarche : face à un tel torrent de tonicité corporelle et de fesses rebondies, il persiste à rester impassible mais souriant. Sauf qu’on devine alors ce qui l’animait : serein, mélancolique, certes fasciné par ces corps qui s’agitent et ces cœurs qui ne cessent jamais de battre, mais conscient du côté éphémère de cette euphorie. De ce fait, il accomplit enfin sa mue d’artiste, embrayant de ce fait dans un épilogue à forte teneur mélancolique. De la tristesse pour ce que l’on s’apprête à laisser derrière soi et de la curiosité pour ce qui va dès lors émerger devant soi : ce qui se vérifiait chez un cinéaste comme Eric Rohmer (revoyez Conte d’été) l’est de nouveau chez Abdellatif Kechiche.
Le temps qui passe regorge d’instants magiques qu’il faut savoir capturer avant que leur beauté ne finisse par s’évanouir. Ce que désire Kechiche plus que tout, c’est bien évidemment contrer cette logique par le biais du 7ème Art : la beauté des corps et des sentiments que sa caméra et son découpage tendent à enregistrer ne peut pas s’évaporer, mais reste au contraire gravée dans la mémoire. Son regard, faussement cru, est au contraire d’une infinie préciosité : l’âge qu’il montre (celui de tous les possibles) et l’époque qu’il investit (celle des 90’s où le langage SMS et l’omniprésence des téléphones portables n’avaient pas encore salopé les rapports humains) forment avant tout un pur laboratoire de vie où le regard devient à la fois question et manifeste. Parce que le regard aide à braquer la lumière sur la beauté, histoire de ne pas la laisser dans l’ombre. On en reviendra ainsi à ces deux citations sur la lumière en début de bobine, qui invitent de ce fait à considérer ces trois heures d’été comme un instant d’éternité. Le système Kechiche est bel et bien un soleil : il irradie, il révèle, et surtout, il enflamme tout. Quand s’éteindra-t-il ? Espérons que ce soit le plus tard possible, histoire que l’on puisse en recevoir encore et encore les plus beaux rayons.
2 Comments
Une nouvelle fois, c’est pour moi, le plaisir de la lecture d’un si bel article. Avoir « Le cœur en montgolfière » à la fin du film, je comprends tout à fait. C’est un tourbillon qui nous entraîne, en même temps que ces jeunes protagonistes dans une énergie débordante, un appétit de vivre, d’aimer. C’est à la fois très charnel et sentimental. Ce qui m’a marquée dès le début, c’est le traitement de la lumière, qui irradie le film, les visages, les corps, les mouvements. Kechiche possède vraiment ce que j’appellerais un sens « clinique » du regard, pour capter outre cette lumière, la beauté , la sensualité et cela sans aucune vulgarité. Tout comme il capte la vie, les amours qui se créent, les chagrins qui en résultent , les émotions . Il y une forme de tristesse qui reste à la fin du film, une mélancolie liée à ces ivresses éphémères, malgré les promesses à venir.
Le regard que porte Kechiche sur les femmes dans ce film est lubrique, sexiste et profondément déplacé. En tant que femme, je me suis sentie outragée parce que j’ai vu et pourtant je ne suis pas pudibonde, très loin s’en faut. La scène dans la discothèque est particulièrement choquante. Comme l’ont dit certains, il a monté son film la main dans son slip. Les dialogues et les intrigues amoureuses sont du même niveau que la téléréalité.